Tandis que le film Anora (2024) remporte cette année la Palme d’Or à Cannes, le nouveau film de Virgil Vernier, Cent mille milliards, semble se poser comme une sorte d’anti-Anora. En effet, si les deux films sont pensés comme des fables contemporaines et que leurs personnages sont tous les deux des travailleurs du sexe, c’est le traitement de la durée qui les opposent fondamentalement. Anora s’inscrit dans une temporalité marquée par la vitesse alors que Cent mille milliards s’inscrit dans une temporalité de l’inertie.
Virgil Vernier met au cœur de son histoire Afine, un jeune escort de dix-huit ans, dont la passivité prédomine le récit puisque que nous ne le verrons jamais à l’œuvre. Le jeune homme est filmé dans une forme de décalage, dans un refus d’interagir avec le paysage auquel il appartient. Comme c’était le cas dans ses précédents films, (Imperial Princess ou Sapphire Crystal) le cinéaste pose sa caméra dans un espace au capitalisme flamboyant, ici Monte-Carlo à Monaco. Dans une esthétique singulière, s’attardant sur la vie nocturne de la ville déserte illuminée par ses panneaux publicitaires ou de ses décorations de Noël, découle toute la vacuité de cet espace. Bien loin des images de cartes postales, Vernier transforme Monte-Carlo en un non-lieu presque surréaliste qu’il semble impossible d’habiter. La durée des plans permet de rendre le spectateur alerte à la métamorphose, à l’artifice de cette ville et de ses lumières. La photographie du film renvoie d’ailleurs par moments à celles de Tina Barney, photographe – actuellement exposée au Jeu de Paume de Paris –, ayant pour sujets, l’Élite étasunienne et leurs rites. À travers un traitement particulier de la lumière et une attention minutieuse aux détails, Tina Barney compose des portraits qui semblent suspendus dans le temps, créant un espace contemplatif dressant la superficialité du monde élitiste.
Afine passe les vacances de Noël chez Julia, une petite fille que son amie serbe garde pendant l’absence de ses parents. Ces derniers sont de riches entrepreneurs travaillant dans la construction de bunkers et leur absence semble liée à un projet de grande envergure que Julia confie à Afine : “l’année prochaine, il va se passer quelque chose de très grave. Il n’y aura presque pas de survivants, mais nous, on sera sauvés parce qu’on sera sur l’île”. Les parents de Julia construisent une extension de Monaco, une île privilégiée pour se protéger d’une apocalypse à venir. Mais Virgil Vernier décrédibilise ces paroles en nous présentant un Monaco déjà apocalyptique. Si le film est volontairement dénué d’une imagerie de la catastrophe que les films de sciences-fictions aiment habituellement nous montrer, c’est pour nous signifier que l’apocalypse n’a rien à avoir avec ces images et que n’est pas un événement à venir, mais déjà une réalité.
Le cinéaste situe astucieusement Cent mille milliards lors des fêtes de Noël, période propice aux miracles et aux croyances – qu’elles soient religieuses, spirituelles ou magiques – que le film déconstruit au fur et à mesure de sa progression. Avec efficacité, le dispositif du film révèle l’artifice de l’espoir d’un monde meilleur. Par exemple, le refus d’agentivité du personnage d’Afine peut être interprété comme une manifestation du désespoir, au sens d’une perte d’espérance de ce monde meilleur à venir. Ici, sa posture désespérée correspond à l’acceptation d’un monde dépourvu de toute croyance et par conséquent, apocalyptique. Paradoxalement, dans cette atmosphère, le film ouvre une brèche permettant de s’émanciper de l’utopie du régime de l’attente lié au progrès. En déconstruisant l’espoir d’un futur enchâssé dans des croyances artificielles, Virgil Vernier laisse entrevoir la possibilité d’une réinvention, d’une attention portée à un monde où tout peut devenir possible.