Bamako

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Bamako traite le thème des méfaits des institutions mondialistes en Afrique. Le sujet de pure fiction qu’Abderrahmane Sissako met en scène est le procès imaginaire que la société civile malienne intente au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. Mais l’idée – géniale – du film est de situer concrètement ce procès de théâtre […]

Bamako traite le thème des méfaits des institutions mondialistes en Afrique. Le sujet de pure fiction qu’Abderrahmane Sissako met en scène est le procès imaginaire que la société civile malienne intente au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. Mais l’idée – géniale – du film est de situer concrètement ce procès de théâtre dans l’arrière-cour d’un quartier de Bamako en mêlant comédiens, authentiques juristes et intervenants de toutes natures à la vie de ce microcosme populaire avec ses personnages principaux et ses simples figurants, ses aspects strictement documentaires et ses appels de fiction, ses illustrations de faits divers (la mort d’épuisement en plein désert de la jeune fille candidate à l’exil) ou le délirant pastiche d’un western absurde et brutal tel qu’il pourrait s’en tourner en Afrique.

Tout ceci mêlé aux plaidoiries des professionnels comme aux témoignages, ceux-ci allant des plus argumentes (par exemple venant d’un fonctionnaire lucide et raisonneur) jusqu’au silence éloquent de l’ancien instituteur incapable, au dernier moment, de sortir le moindre mot, ou à la mélopée du paysan en langue locale (non sous-titrée, afin de souligner d’abord l’harmonie du chant puis, ensuite, son contenu explicité par son avocat). Ainsi la fable prend racine dans l’existence, l’utopie se nourrit du milieu, mais s’y collette en outre dans un va-et-vient complexe qui donne au film à la fois son mouvement et sa substance, son rythme, son humour et son émotion. Le genre "film de procès" se déconstruit, non pour se ressourcer dans le réel (puisqu’il s’agit de la plus improbable des fictions), mais pour tester sa pertinence, c’est-à-dire la justesse de son propos et la vérité de ce qui s’y joue.

Bamako s’ouvre et se ferme sur le sublime visage d’une merveilleuse chanteuse, dont le couple se défait à la périphérie du procès. Au début, elle semble rayonnante mais à la fin de grosses larmes coulent sur ses joues : entre les deux, quelques détails (un geste, des regards, un départ annoncé pour Dakar, une robe qu’elle demande à un autre homme de l’aider à lacer…) suggèrent tout un destin que Sissako nous incite à mettre en relation avec les idées débattues dans ce prétoire de fortune à la barre bancale sur laquelle on ne peut pas s’appuyer, au milieu des lessives qui fument, des enfants qui jouent ou pleurent comme du malade qui meurt tout à côté.

Toujours interrompue (par un mariage qui passe) mais chaque matin réinstallée en plein air dans le décor minimaliste de quelques lourds dossiers replacés sur les tables, la justice — selon la formule consacrée – "fait son travail", instruit le dossier de la dette, de la corruption, de la privatisation de la santé, des transports, de l’éducation, les questions de l’eau et du coton, sans pour autant que l’avancée du processus libéral en soit interrompue : des pots-de-vin circulent, le sida tue et le désespoir pousse au suicide final, le tout avec cette lenteur africaine qui peut signifier la résignation ou l’indifférence, mais donne surtout sa profonde dignité à cette tragi-comédie humaine.

La force de Bamako réside dans la juxtaposition de la violence de ce qui est dit et de la souffrance de ce qui est tu. Sissako, malgré le ton et style "rou-chiens" de ses moyens et de son dispositif, utilise au maximum les ressources esthétiques et sémantiques de la mise en scène par la subtilité de son regard : toujours à la bonne distance, aussi loin du constat journalistique que du discours politique préconstruit, le cinéaste peaufine des associations subtiles de touches pertinentes pour fournir matière à réflexion.

Ses magistrats démontrent, accusent ou défendent, ses témoins expliquent, ses assistants subissent, se désintéressent ou refusent de croire, mais le film, lui, questionne, éveille les consciences, interpelle les institutions en inventant un cinéma du défi, donnant la parole à ceux qui d’ordinaire en sont privés dans une œuvre d’expression, de conviction et d’une grande beauté cinématographique.


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