Au-delà de la haine

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> (Kant, Critique de la faculté de juger). 13 septembre 2002, Reims. Trois skinheads désoeuvrés partent en expédition punitive pour >. Ils croisent le chemin de François Chenu, le frappent à mort puis balancent son corps dans un lac où il se noiera. Pourtant, François Chenu n´était pas arabe. C´était un homosexuel de 30 ans […]

<< C´est là ce qui montre un homme d´esprit ouvert que de pouvoir s´élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d´un point de vue universel qu´il ne peut déterminer qu´en se plaçant du point de vue d´autrui >> (Kant, Critique de la faculté de juger).

13 septembre 2002, Reims. Trois skinheads désoeuvrés partent en expédition punitive pour << se faire un Arabe >>. Ils croisent le chemin de François Chenu, le frappent à mort puis balancent son corps dans un lac où il se noiera. Pourtant, François Chenu n´était pas arabe. C´était un homosexuel de 30 ans dont le seul tort fut de se trouver << au mauvais endroit, au mauvais moment >>. Acte absolu de barbarie qui fait exploser en leur coeur tous les principes universels. Régression primaire où l´Etranger, celui qu´il faut détruire parce qu´il est Autre, n´appartient pas à une autre civilisation mais vit dans le même pays, à quelques pas de soi. Les valeurs censées être partagées, forgées par un idéal commun, qu´il soit républicain ou autre, volent en éclat. L´humanité s´affaiblit jusqu´au point de vaciller, faisant apparaître un monde déshumanisé où tout ce qui est Autre, qu´il soit arabe, homosexuel ou juif, est haï.

Plus de deux ans après le terrible drame, les membres de la famille de François Chenu permettent à Olivier Meyrou de s´immiscer dans leur vie et de recueillir leurs confidences. La caméra nous confronte alors au vide laissé par un être cher. Une mère, un père et une soeur perdent celui qu´ils aimaient tant et qu´ils ne reverront plus. La douleur, la peur, le sentiment que rien désormais ne sera comme avant. La sensation de perdre une partie de soi, une partie de sa vie. L´incompréhension devant le drame qui se joue et qui se joue de l´ordre naturel des choses. L´incapacité à accepter l´injustice, la haine des assassins qui n´ont pas détruit une seule vie, mais une famille entière.

Puis le cinéaste accompagne la famille Chenu dans sa lente et longue reconstruction. Mettre des mots sur la souffrance, l´extérioriser pour mieux la cicatriser. Conversations bouleversantes où, peu à peu, on sent les membres de la famille Chenu reprendre le dessus et avoir le courage de se battre, de vivre à nouveau. Vivre, c´est accepter ; accepter, c´est avant tout regarder, disait Camus. Et quand on prend la peine de regarder, on comprend. Voilà tout le cheminement qui les attend : révolte quotidienne qui se fait acceptation du drame qui a changé leur vie. Il faut dès lors comprendre l´Autre, celui qui a tué, pour se comprendre. Comprendre les raisons de la haine de l’Autre pour mieux apaiser la sienne.

Au-delà de la haine est un film essentiel. Essentiel car il montre l´impasse d´un noble idéal dont la France se réclame, l´idéal républicain. Le voici menacé, gangrené par un sentiment de haine bestiale à laquelle il n´est pas étranger. Son incapacité à se hisser au rang de modèle d´intégration semble flagrante. Les personnes qui s´y sentent exclues forment des bastions où la haine, décuplée par l´effet de groupe, s´affirme et s´acharne sur tout ce qui est Autre, stigmatisant les différences raciales ou religieuses. Renversement total des valeurs où la haine, quelle que soit sa motivation, s´érige en principe de vie. Au-delà du fait divers, au-delà du fait de société, il y a bien ce constat d´une République qui se morcelle, laissant percevoir des actes improbables, et dont le meurtre de François Chenu ne constitue qu´un aperçu.

Mais Au-delà de la haine est également est un film essentiel car tout en dressant ce triste constat, il brasse des valeurs d´une importance incommensurable, pointées il y a plusieurs siècles déjà et qui resteront d´actualité très longtemps encore. Viennent à l´esprit tous ces penseurs du XVIIIème siècle pour qui l´homme a la faculté d´aller au-devant d´autrui et d´adopter son point de vue : Rousseau et la << pitié >>, Smith et la << sympathie >>, et surtout Kant. En dépassant sa propre haine et sa propre souffrance, on accède à quelque chose d´universel qui change le regard que l´on porte sur l´Autre et sur soi-même. Ce quelque chose d´universel n´a pas de prix et donne toute sa valeur à la vie, il s´agit de la Dignité.

Difficile de décrire l´émotion vivace qui se dégage du parcours de cette famille. Il faut coûte que coûte croire en elle, et lui dire merci pour nous montrer justement qu´on peut y coire. La République n’est peut-être qu’un idéal, mais il est suffisamment noble et puissant pour qu’on y adhère et qu’on le défende.


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