On peut tenter la comparaison musicale afin d’évoquer l’évolution de Ben Affleck tout au long de ces trois films. On dit souvent d’un groupe que le premier album est celui où il jette sans demi-mesure toute sa spontanéité et son ébullition créative, le second étant celui de la confirmation où il joue de la redite, reposant sur les acquis de l’essai inaugural, et que le troisième est souvent l’album de la remise en question et de la prise de risque assurant la pérennité ou pas de la formation. Gone Baby Gone était un polar lorgnant sur le Mystic River (2003) de Clint Eastwood (puisque adapté également de Dennis Lehane). Le film usait déjà du cadre familier de Boston où a grandi Affleck et se différenciait de la grande tragédie d’Eastwood par un ton plus intimiste, au regard plus porté sur les dérives de cette Amérique white trash dont une enquête criminelle révèlerait les plus noirs secrets. The Town suivait la même voie dans le genre plus balisé du film de casse, la tutelle du Michael Mann de Heat (1995) remplaçant celle d’Eastwood et Affleck se démarquant une nouvelle fois par sa sensibilité et le ton cru et vrai qu’il donne à ses braqueurs, ancienne petites frappes de Boston telles qu’il en a lui-même croisé où qu’il aurait pu devenir sans le cinéma. Argo sort donc un Affleck plus en confiance du confort de ces deux premiers films en quittant le polar pour le film d’espionnage, s’échappant de Boston pour le cadre plus inconnu de l’Iran et surtout, en adaptant une histoire vraie issue d’un des hauts faits méconnus de la CIA.
1979, en pleine crise iranienne, six employés de l’ambassade américaine réussissent à échapper à une prise d’otage et se réfugient chez leur homologue canadien en attendant d’être exfiltrés par la CIA. Une opportunité inattendue est alors choisie, celle de les faire passer pour une équipe de cinéma en repérages pour un film de science-fiction à la Star Wars. Le script exploite parfaitement, entre tension et incrédulité, son postulat incongru mais bien réel. Le prologue présentant l’explosive situation géopolitique iranienne en mêlant images d’archives et dessins de comics donne le ton, avant de glacer définitivement avec l’assaut brutal de l’ambassade américaine par des Iraniens ivres de revanche. Cette ouverture aura cernée les motifs de haine bien réels des Iraniens face au révoltant interventionnisme américain, tout en attirant l’empathie pour les employés américains innocents qui en seront victimes. Ayant balayé avec intelligence toute possible accusation de racisme et de parti pris, le réalisateur alterne vision d’ensemble et focus plus intimiste, relative légèreté et suspense au cordeau.
L’humour traverse ainsi les très sérieuses réunions de crise de l’état-major américain par des propositions encore plus farfelues que celle finalement retenue pour sauver les otages. De même, l’excentricité des milieux hollywoodiens sera croquée à travers les savoureuses prestations de John Goodman – campant John Chambers, le légendaire maquilleur de La Planète des Singes (Franklin J. Schaffner, 1967) ayant réellement participé à l’opération – et d’Alan Arkin nous guidant dans le chemin semé d’embûches qu’est la préproduction d’un film, même imaginaire. Ces moments de détente ne font jamais oublier le calvaire que traversent les otages en Iran, à l’image de ce montage alterné où une lecture du script imaginaire de Argo rejoint brillamment l’angoisse de ces hommes et femmes sous pression. Ben Affleck réalisateur est le meilleur pour servir Ben Affleck acteur, ce que confirme ici sa composition sobre d’un professionnel de plus en plus impliqué dans le sauvetage risqué qu’il entreprend, ce notamment dans une prise de décision magnifiquement amenée dans la dernière partie.
La forme s’inspire largement du polar paranoïaque des 70’s – petite afféterie vintage en ouverture avec l’utilisation d’époque du logo de la Warner -, comme dans cette traversée de souk des plus stressantes pour notre équipe de tournage en herbe. De manière plus vaste, c’est la menace plus opaque d’un peuple entièrement dédié à la destruction des Américains impies – les scènes où femmes et enfants s’appliquent à reconstituer les portraits des employés d’ambassade dans la paperasserie saccagée – qui rend l’ensemble oppressant, le moindre regard ou parole maladroite signifiant la mort. Cette montée en puissance culmine lors d’une dernière partie magistrale et haletante où il faudra traverser un aéroport à la surveillance accrue. Si on pouvait jusque-là trouver l’utilisation du film fictif relativement décevante, le pouvoir de l’imaginaire reprend toutefois ses droits au moment opportun puisque nos héros duperont en partie leur ennemi en leur narrant tout simplement la trame de ce faux Argo à coups de mimes, de dessins – qu’on attribua d’ailleurs réellement au célèbre Jack Kirby – magnifiant finalement l’art du conteur. Une superbe réussite qui fait passer Ben Affleck des réalisateurs prometteurs à ceux dont nous attendrons désormais avec intérêt les productions futures.