Andréi Tarkovski, de L’Enfance d’Ivan au Sacrifice

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En mai 1986 eut lieu un événement ignoble pour le cinéma mondial – son histoire et son « petit monde ». Au Festival de Cannes, le fils du cinéaste russe Andreï Tarkovsky est timidement monté sur la grande scène du Palais pour recevoir, en l’absence de son père en train de crever dans une clinique […]

En mai 1986 eut lieu un événement ignoble pour le cinéma mondial – son histoire et son « petit monde ». Au Festival de Cannes, le fils du cinéaste russe Andreï Tarkovsky est timidement monté sur la grande scène du Palais pour recevoir, en l’absence de son père en train de crever dans une clinique de Neuilly-sur-Seine, le Grand Prix Spécial du Jury, décerné à son dernier film – et l’un des plus inouïs de l’histoire du cinéma : Le Sacrifice. Quelques minutes plus tard, la Palme était décernée à l’un des plus mauvais péplums – des plus ampoulés, dont seule la musique de l’excellent Ennio Morricone est à sauver – qu’il nous fut donné de voir : Mission, de Roland Joffé.

Quelques mois plus tard, Andreï Tarkovsky, cinéaste rare et réputé difficile, disparaissait des suites de sa maladie – non sans que Chris Marker eut filmé ses derniers jours dans un beau film mélancolique et discret, Une journée d’Andrei Arsenevitch. Que l’un, Roland Joffé, pourri d’argent et de grandiloquence, eut été préféré à l’autre, mourant et avec lui tout un cinéma et un rapport au cinéma,– est un scandale qui, en somme, fait honneur au Sacrifice et à son auteur. Qui perd gagne.

Le Sacrifice clôt une vie, et une filmographie qui comporte 8 longs métrages, réalisés en 26 années de carrière. Le film, pour moi, fut une révélation. La beauté et la spiritualité qui s’en dégagent sont sans égale, même dans les autres films de Tarkovsky. Et puis écouter un facteur expliquer Léonard de Vinci et la marche du monde, puis qu’une coucherie avec une boniche éloigne la menace nucléaire… la rencontre improbable de Bergman (le film fut tourné sur ses terres, et avec « son » opérateur) et de Buñuel – un certain Buñuel… Trois ans plus tôt, la production trop internationale – bancale – de Nostalghia avait gâché l’ambition du film. Le Sacrifice rattrape le coup, superbement. Auparavant, Tarkovsky a livré des films tournés, le plus souvent, avec beaucoup de difficultés, l’URSS observant d’un sale œil un cinéma qui ne respectait guère les limites intellectuelles imposées par le régime – mais qui su aussi habilement les contourner.

Andreï Roublev est aussi un péplum, me dira-t-on pour excuser le jury cannois qui préféra Mission en 1986. Certes, même si les règles du genre ne sont heureusement pas respectées dans ce film impressionnant, dont quelques images marquent à jamais le spectateur qui les voit. L’érotisme latent du jeune fondeur de cloches, qui redonne espoir à toute une communauté après les dévastations de la guerre – personnage digne de Giono, toute l’histoire de la Russie médiévale en plus. Le Mal, la souffrance, l’horreur les plus terribles, les plus absolus dans le geste – qu’on devine plus qu’on ne le voit – du soldat qui verse la poix bouillante dans la bouche trop bavarde du moine. La persécution dont est victime un peintre d’icône renvoie bien sûr à celle dont lui-même, cinéaste iconoclaste et religieux (à la manière du Pasolini de L’Évangile), fut la victime. Mais dans ce film extraordinaire, Tarkovsky allonge la durée, chaque image portant toute la richesse signifiante qui habite sa foi et sa connaissance. Il fait une œuvre profondément humaniste, traversée par les mêmes questions posées plus tard devant la toile de Léonard par le facteur facétieux – tellement sérieux – du Sacrifice.

L’œuvre cinématographique de Tarkovsky est parfois difficile – Soderbergh ne s’y est pas trompé, qui s’est réclamé du roman de Stanislas Lem (pour n’en retenir qu’une trame sentimentale) lorsqu’il a tourné Solaris en 2002. Trente ans plus tôt, Tarkovsky avait choisi une toute autre voie, celle d’une philosophie et d’une métaphysique pas très rigolotes, pour adapter au cinéma le roman de science-fiction. Cette exigence et cette profondeur font évidemment de son œuvre l’une des plus originales et des plus marquantes du cinéma de la seconde moitié du XXè siècle. Du Miroir à Stalker, de Andreï Roublev à Solaris, les films occupent des espaces et des temps très différents, sans que le cinéaste n’abandonne sa passion pour des dimensions spirituelles, esthétiques, philosophiques qu’il fut l’un des rares cinéastes à assumer jusqu’au bout de sa carrière et de sa vie.


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