A la découverte du Ganimé : donner une âme aux images

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La photographie d’un enfant. En noir et blanc. Photographie du passé. L’enfant, s’il est encore en vie, est devenu adulte ou vieillard. Sur la bande son, un rire léger se fait entendre. L’espace de deux secondes, pas plus, cet enfant est revenu à la vie. Cette séquence est tirée Drop of Dew (Goutte de rosée) […]

La photographie d’un enfant. En noir et blanc. Photographie du passé. L’enfant, s’il est encore en vie, est devenu adulte ou vieillard. Sur la bande son, un rire léger se fait entendre. L’espace de deux secondes, pas plus, cet enfant est revenu à la vie. Cette séquence est tirée Drop of Dew (Goutte de rosée) et cela suffit à résumer les intentions du ganimé. Une façon toute particulière de concevoir le cinéma.

Depuis l’invention du parlant puis celle de la couleur, il est difficile de déclarer que le média ait avancé. Certes, il y a eu et il y a toujours des évolutions, citons par exemple l’abandon progressif de la pellicule au profit du numérique, qui augmentent chaque jour notre plaisir et notre confort de cinéphile. Et puis, il y a bien évidemment de fortes différences de sensibilités dans la manière de filmer et de raconter une histoire entre un Européen, un Américain ou un Asiatique. Mais le cinéma reste le cinéma. La représentation du mouvement, voire l’action de la représentation du mouvement, est en son cœur.

Au Japon, le manga animé représente d’ailleurs la quintessence de cette recherche. En cela, le ganimé – de gâ (image fixe) et animé – diffère totalement. Un manga donne vie à ses personnages par leurs gestes, mouvements des bras, des jambes, de la tête. L’existence est le résultat d’un acte extérieur. Les ganimés sont de purs ovnis. Et pour cause, le style de ces « animés » rompt purement et simplement avec l’idée que l’on se fait d’un film d’animation traditionnel.

Dans le ganimé, les personnages sont figés, ils sont peintures ou photographies. Le montage les met en mouvement, mais eux-mêmes n’agissent pas. Toutes sortes d’éléments auditifs viennent se greffer par la suite. L’existence est ici le fruit d’un acte intérieur, d’une inclinaison de l’âme, comme la caresse imperceptible du vent sur les feuilles d’un arbre.

Ce ne sont pas les personnages qui prennent vie mais leurs esprits, une part d’immortalité et d’éternité s’évadant de l’image à jamais fixée sur la pellicule. On a l’impression de tomber et de plonger dans le journal intime d’un proche depuis longtemps perdu de vue, et de faire revivre, l’espace d’un souffle, les joies et les peines qu’il gardait enfouies au fond de lui. L’espace d’un souffle, et l’âme de s’envoler vers de nouvelles cimes.

En fin de compte, la poésie est ici plus présente que le cinéma, mais qui ira l’en blâmer ? C’est sans doute la première fois que l’on pourra se dire avoir assisté à la projection d’un recueil de poèmes. Poèmes japonais, s’entend. Des haïkus filmés. Tradition séculaire au Japon, le haïku est un poème court (cinq, sept et cinq syllabes), suspendant des instants de réalité au travers d’un ou deux détails dévoilant la totalité d’un ensemble. Le haïku est le poème de l’immédiateté et du minimalisme.

De fait, chaque court-métrage met en scène des images épurées, des décors simplifiés à l’extrême où les personnages sont esquissés, éthérés, parfois même imperceptibles. Ils font face à des mondes qu’ils ne comprennent pas (ou plus). Tous s’interrogent sur eux-mêmes et, partant de là, sur la totalité de l’Univers. Dans Line, le personnage questionne l’Univers et se demande s’il fait partie de lui ou s’il n’est rien de plus qu’un invité. Dans Drop of Dew, les protagonistes d’une photographie se demandent s’ils existent vraiment. Dans School Girls, une jeune fille, après la mort de son père, éprouve l’absurdité d’une réalité monotone à laquelle elle semble ne plus appartenir. Dans Cat Town, le personnage fait une référence directe au poème de Tchouang-tseu. Tchouang-tseu s’interrogeant sans fin après avoir rêvé qu’il était un papillon : « Ai-je rêvé d’un papillon ou suis-je le rêve d’un papillon ? » Cette boucle de l’espace-temps, où tout est contenu dans l’Un et où l’Un contient la multitude, est au cœur même de la logique du haïku.

L’immédiateté qu’un poème peut facilement obtenir – il suffit de saisir un stylo – pose cependant problème au cinéma. Il faut du temps pour peindre ces images, prendre ces photographies, enregistrer les bruitages, la bande son et monter le tout. Pourtant, l’immédiateté affleure elle aussi, à travers les simples interrogations des personnages des ganimés. Simples car elles sont celles de la vie courante : la vie, la mort, la réalité, le quotidien.

C’est la dynamique et l’énergie traversant ces récits qui leur confère le souffle de l’immédiateté. Si les images sont figées, les sentiments et les aléas de l’âme sont, eux, bien en mouvement. Loin de montrer, de proférer ou de décrire, les personnages découvrent. Empreints de tristesse, ils parviennent à faire ressortir la beauté. Et à travers les instants éphémères d’une photographie, c’est l’éternité qui nous traverse.

L’exercice rappelle précisément celui du roman-photo. En littérature, il s’agit de faire accéder à la vie un ensemble d’images, non pas en les décrivant (ce qui reviendrait à paraphraser), mais en racontant une histoire. L’auteur d’un roman-photo se base sur le ressentit provoqué par les images pour laisser son imagination vagabonder. C’est parfois le sentiment que l’on a au cours de ces films. Comme si le récit s’écrivait au fur et à mesure du défilement d’images. L’impression est fausse, sans doute. Mais l’illusion n’est-elle pas la plus importante, la plus féerique ?

La Grenadière traite de thèmes similaires aux autres ganimés, à savoir la mort ou encore la solitude, mais prend pourtant une toute autre direction. Deux enfants font face à la mort d’un être cher, en l’occurrence, leur mère. Dès lors, ils ne semblent plus avoir de prise sur le monde qui les entoure. Du moins, cela concerne le cadet, qui doit faire face à une solitude de plus en plus lourde, la mort de sa mère l’ayant laissé dans le désarroi le plus total. Ce ressenti des personnages face à leur destin n’intervient qu’à la toute fin, le reste du métrage nous contant les jours paisibles de cette famille à la Grenadière, petite maison de campagne en Touraine, jusqu’à la terrible confession de la mère à ses enfants.

Le ganimé, de par son parti pris, rend à merveille ce sentiment de solitude étreignant les personnages. Ici, la forme est plus traditionnelle et emprunte davantage à la littérature classique (Balzac oblige) et à la peinture. Difficile dans ce cas de figure de ne pas évoquer Monet ou encore Cézanne, tant les auteurs ont voulu avant tout faire parler et « s’animer » des tableaux. Et quand l’inéluctable arrive, la douleur s’installe chez les personnages comme chez le spectateur par l’intermédiaire de teintes glaciales et de très longs fondus au noir symbolisant le déclinement physique de la jeune mère. Il n’en faut pas plus pour ressentir cette atmosphère funèbre, et ce par une réelle économie des moyens, le métrage misant avant tout sur sa bande son et sa peinture de paysages pittoresques. Paysages dont la beauté supplantent malgré tout l’idée de la mort.

L’idée de mort imprègne aussi Strange tales of modern mysterious events, compilation de très courts métrages mettant en scène des légendes urbaines. Là, le style si particulier des ganimés entraîne le spectateur aux confins de l’abstraction la plus totale, en s’appuyant sur un aspect formel qui pourrait un peu faire penser à un film de Lynch. Cet épisode est d’ailleurs terriblement angoissant et tétanisant par moments. Si les épisodes intitulés La Grenadière et Fantascope empruntent une trame plus classique, les auteurs de Strange tales of modern mysterious events n’ont pas hésité à expérimenter.

En tout cas, ces courts-métrages se rapprochent plus du cinéma horrifique japonais en ce sens qu’ils nous amènent à ressentir plus qu’à voir. Il faut aussi ajouter à cela les influences du keizu eiga (film de fantômes), genre faisant la réputation de l’Archipel. La suggestion et le minimalisme sont donc de rigueur, facilitant l’entrée du spectateur dans ces « nouvelles illustrées ». Car c’est bien à des nouvelles que les ganimés font penser, dont la durée très courte traduit la brièveté de cette forme littéraire.

Dans Fantascope, tylostoma, le mythe de Sisyphe est abordé. Le capitaine d’un navire rencontre une déesse durant l’un de ses périples. Cette dernière le rend immortel. Ainsi, le marin est condamné à errer avec le reste de son équipage et à accoster tous les 700 ans. Il est donc condamné à l’ennui et n’aura de cesse d’espérer qu’on le délivre. La mort, encore une fois, est au cœur du film. Le mythe de l’immortalité est ici décrit comme un fardeau, un état pire que la mort.

Fantascope, tylostoma est certainement l’un des plus inclassables. Le film commence par une mise en abyme du travail d’illustrateur, un homme penché sur sa planche à dessin se questionne sur un objet insolite qu’il illustrera par la suite dans le métrage. Cet objet est le tylostoma, un coquillage considéré comme un talisman, symbole de mort mais aussi d’éternité, justement le thème principal de Fantascope. Et quoi de mieux de raconter une pareille histoire par l’intermédiaire des ganimés. En effet, le statisme des images parvient à nous faire éprouver un sentiment d’éternité mais aussi de redite et de lassitude, ce qu’éprouve exactement le héros. Un personnage piégé par sa soif de pouvoir et voyant, par l’entremise de sa propre malédiction, le monde dans lequel il vivait sombrer progressivement dans le néant.

Le ganimé est bien une forme de cinéma à part (si l’on peut vraiment parler de « cinéma »). Et aussi controversé, sans doute. Controversé car déroutant de par son audace formelle. On ne s’étonnera plus maintenant de voir à quel point les artistes japonais expérimentent leur récit (voir dans un tout autre registre l’excellent Paprika). Le parti pris de l’image fixe est fort original, en marge de la production des films d’animation courants. Ici, le mouvement fait défaut mais l’image semble vivante. Une vie insufflée par les dialogues des personnages et la bande son.

Les ganimés jouent également sur la notion de persistance rétinienne. En effet, quoique que l’on pense de ces œuvres, certaines images restent en mémoire, presque à notre insu. Comme cette scène simple mais touchante de la mère jouant du piano à ses enfants dans La Grenadière. L’image fixe permet du même coup de nous faire ressentir cette suspension du temps, comme si plus rien n’était réel. Ou encore cette très belle scène charnelle dans Fantascope, tylostoma, qui réussi l’exploit de nous faire ressentir des émotions pour de simples esquisses.

Fournir une explication cartésienne à ces films relèverait de la gageure. Le genre défie toute analyse critique et il est inutile de tenter d’y apposer un regard objectif. Tout se joue sur le ressenti et la sensibilité de chacun. Autrement dit, tout le monde aura droit à son interprétation. Et l’ennui ne sera sans doute pas oublié. Même l’en abordant avec une volonté d’esprit ouvert, avec les meilleures intentions du monde, le ganimé, de prime abord, déroute et ses films déconcertent : mais où veulent-ils en venir ? Et puis… les images nous reviennent en mémoire, impriment notre rétine. Comme de brèves visions, comme les bribes d’un rêve au réveil.

Investissant toutes formes de médiums artistiques, du cinéma à la littérature classique et aux nouvelles chères à Edgar Poe et Guy de Maupassant en passant par la poésie, le ganimé est une œuvre certes difficile d’accès, mais ô combien riche et foisonnante, contemplative aussi (à l’instar de Mushishi, très bel animé méconnu en France), poétique, tragique, romantique, horrifique…bref, il nous invite à ouvrir tous nos sens. A découvrir pour en apprécier pleinement l’expérience.


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