2011, derniers plans

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Si vous avez manqué le début… ne ratez surtout pas la fin ! Entre correspondances, rimes visuelles et thématiques croisées, retour sur les derniers plans marquants de l´année. A lire avec précaution pour les amateurs de suspense.

Le regard-caméra de Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre cents coups, la descente d’escalier de Gloria Swanson dans Boulevard du Crépuscule, l’explosion au ralenti de la villa dans Zabriskie Point… Du « Rosebud » de Citizen Kane au « Nobody’s perfect » de Certains l’aiment chaud, l’histoire du cinéma ne manque pas de fins célèbres, assurant la postérité d’un film. En quelques secondes – mais c’est rare – un épilogue génial peut sauver une projection ; à l’inverse – et c’est plus fréquent – une conclusion bâclée gâchera le plaisir d’une séance. Dans tous les cas, le spectateur emporte avec lui cette dernière image, qui l’accompagne hors de la salle. Aussi les cinéastes ont-ils tout intérêt à réussir leur sortie, à trouver la chute qui frappera les esprits ou la note juste qui bouclera le récit. Pourtant il n’est pas si facile de bien clore une histoire, et le plan final prête souvent à débat : trop long, trop court, trop près, trop loin, trop subtil, trop lourd… Tentation de la scène-choc ou de l’arrêt frustrant, du climax dramatique ou du happy end béat : il faut résoudre les enjeux sans fermer toutes les portes, tracer des lignes de fuite sans creuser des abysses, refuser l’explication appuyée comme le délire interprétatif. En 2011, les réalisateurs ont dû éviter ces obstacles pour mettre un terme à leurs intrigues : quelles solutions nous proposent-ils pour en finir ?

Disparitions

Assassiné, vaincu par la faim, suicidé… La mort du héros demeure une valeur sûre, et un dénouement très pratique. Simple, efficace, radical. Quand la mise en scène colle au personnage principal, alors le film s’éteint avec lui, sans horizon possible. Jusqu’au bout, le scénario coïncide avec son destin, accompagne son parcours – terminus paradis. Aucune raison de s’appesantir sur un éventuel « après » puisque le sujet central a disparu. Le noir tombe aussitôt comme une guillotine, et le générique défile comme une longue épitaphe. Parmi ces fins brutales, certaines marient sécheresse et ironie : ainsi, dans The Murderer, Gu-Nam achève sa course frénétique dans la Mer Jaune, dérisoire paquet jeté à l’eau par un pêcheur bougon. Le cadre, fixe et distant, enregistre avec désinvolture ces funérailles expéditives, alors que la caméra de Na Hong-jin suivait auparavant notre homme dans tous ses déplacements, en plans serrés. Cette violente rupture de style nous oblige à reconsidérer toute son aventure : sautent désormais aux yeux la vanité de sa quête et l’absurdité de sa condition. Pendant deux heures, nous avons tremblé, couru, souffert avec lui : tant d’émotions pour aboutir à cette mort annoncée, parfaitement anti-romanesque ! Epuisé, vidé, le thriller n’a plus de cartes à jouer : privé de son cœur, il peut couler à pic.
  
 

Essential Killing (Jerzy Skolimowski)

Essential Killing franchit encore un cap puisque Jerzy Skolimowski escamote purement et simplement la dépouille de Vincent Gallo. Au bout de son improbable cavale, il apparaît d’abord à l’agonie, crachant du sang et trottinant à cheval dans la campagne hivernale. Cut sur un flocon de neige, mise au point sur trois brins d’herbe. Raccord enfin sur l’animal, seul, fouillant la terre en silence, puis s’élançant vers un ciel gris. Par soustraction, le montage nous laisse deviner que l’homme n’a pas survécu, qu’il gît quelque part sous les arbres. Son corps restera privé de sépulture et la nature, indifférente, l’ensevelira bientôt. Un dénouement logique, tant Mohammed aura semblé tout du long un cadavre en sursis. La vie entame un autre cycle, la bête poursuit son chemin – réincarnation sauvage d’une âme toujours errante. Ce dernier plan étonne par sa douceur, comme si l’humain s’effaçait derrière le cosmos, tandis que sa conscience, évanouie, se fondait dans le grand désert blanc.

A l’ellipse poétique, Maïwenn préfère un traitement rentre-dedans et filme dans Polisse la défénestration d’Iris avec une pénible complaisance. Pire, elle n’hésite pas à jouer sur l’effet de surprise pour mieux chauffer les nerfs du spectateur : après ce petit coup de massue, suivi du cri retenu de circonstance, il pourra ainsi quitter sa place groggy, sur une impression forte, l’esprit critique en berne. Hormis sa propre obscénité, l’image d’une policière écrasée sur le trottoir n’a pourtant rien à révéler. La réalisatrice aggrave encore son cas en déployant un montage parallèle grossier, où le saut dans le vide de l’héroïne contraste avec le bond réussi d’un enfant gymnaste, victime dans le passé d’actes pédophiles. Chez Skolimowski, la collision des plans entraînait une lecture nouvelle : ici, elle surligne un propos discutable (un être meurt tandis qu’un autre se libère) en créant entre les deux situations un lien artificiel. Par sa bêtise, ce dénouement spectaculaire rappelle l’acmé de Black Swan, avec son autodestruction magnifiée comme une « perfection » scénique, dans un festival de grand-guignol adolescent.
 

 
Melancholia (Lars von Trier)

Quitte à verser dans le romantisme, autant y aller franchement, lâcher tous les ballons, monter Wagner à fond, tel Lars von Trier dans Melancholia. Au moins prépare-t-il le public à son apocalypse, qu’il met en scène comme un tableau grandiose. De face, le cinéaste installe sa fin du monde avec une percutante économie : une planète qui se rapproche lentement, une cabane en bois, trois personnages – et nous. Soufflante, cette apothéose repose sur un jeu de perspective et l’intégration du spectateur au drame. Par son dispositif frontal (l’astre fatal s’avance vers nous et menace nos fauteuils avant de sagement consumer l’écran), von Trier nous place dans la même position que les premiers témoins de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat : il nous invite dès lors à retrouver la même croyance qu’au temps des frères Lumière pour ressentir pleinement cette expérience – malgré son évidente facture numérique. « Ferme les yeux » sont les derniers mots du film, prononcés par Justine à son neveu Léo. Et pourtant, en vingt secondes de pyrotechnie flamboyante, nous sommes tenus d’écarquiller les nôtres pour jouir du spectacle morbide de notre anéantissement. En grossissant, le globe ressemble d’ailleurs à un œil dilaté, dont la cabane formerait la pupille, d’abord clignotante, puis définitivement aveuglée…

Parmi les gestes ambitieux de l’année, Pablo Larrain visait aussi le tour de force dans Santiago 73 Post mortem, en travaillant l’espace et la durée. Pendant sept (longues) minutes, Mario empile des meubles devant sa cave pour claquemurer vivante sa maîtresse infidèle – métaphore d’une opposition chilienne étouffée par la dictature, puis refoulée par ses contemporains. Ce dispositif fastidieux (saturé d’objets, le cadre se bouche au fur et à mesure) tourne à la performance, abstraite et calculée. Le cinéaste suscite un malaise fabriqué en testant nos limites, mais reste prisonnier d’un symbolisme froid.
 

 
Habemus Papam (Nanni Moretti)

Lorsqu’ils ne meurent pas, les personnages se dirigent tranquillement vers le hors-champ, prenant congé du spectateur pour gagner d’autres mondes. De nombreux films organisent cette fuite pour tirer avec grâce leur révérence. Le héros sort à cour (Hors Satan), à jardin (Le Gamin au vélo) ou bien s’enfonce dans les coulisses (Habemus Papam, L’Exercice de l’état). La sortie de cadre épouse alors une fin de trajectoire, fixe un nouveau départ. On the road again chez Bruno Dumont, où « le gars » disparaît comme il est venu, lonesome cowboy en marche vers d’autres cieux, d’autres miracles. Libération chez les frères Dardenne, où le petit Cyril s’affranchit de son carcan familial et social pour atteindre une relative indépendance. Abandon de poste chez Nanni Moretti, où le pape Melville refuse la comédie du pouvoir et ses rideaux en velours rouge pour redevenir un homme de l’ombre. Remaniement chez Pierre Schoeller, où le ministre Saint-Jean comprend qu’il faut s’éloigner de ses alliés pour gravir les sommets.


Identités

Si tous ces films jouent sur l’évaporation finale du personnage, d’autres réalisateurs suivent une démarche inverse, et tentent de capter un moment d’apaisement ou de stabilité. Le héros, jadis indiscernable, finit par tomber le masque et assume sa position dans le plan. Tomboy et La Piel que habito, qui creusent tous deux l’indécision masculin/féminin, s’achèvent de façon similaire par un aveu-déclaration : le « Je m’appelle Laure » de la petite française répond au « Soy Vicente » du jeune espagnol. Formulée pour un tiers (l’interlocuteur / le spectateur), cette phrase vaut surtout comme une reconnaissance intime : le « je » se désigne enfin par son nom (Laure n’est plus Michaël, Vicente n’est plus Vera), l’esprit accepte le corps, tandis que le gros plan met en valeur un bouleversement personnel.

Céline Sciamma et Pedro Almodóvar soulignent l’importance des mots, quand certains misent sur l’éloquence des corps : un simple changement d’apparence suggère alors l’évolution d’un caractère. Dans This must be the place, Cheyenne perd au dernier instant sa chevelure gothique et son maquillage outrancier au profit d’un look plus traditionnel. Résolution assez gênante, tant l’équilibre retrouvé se traduit ici par l’adoption de valeurs conformistes, comme s’il fallait à tout prix liquider sa propre adolescence pour cheminer vers la maturité, renoncer à ses excès pour s’adapter au monde : imberbe, fumeur par mimétisme, Cheyenne se présente à nouveau comme un homme parmi d’autres. Plus discrètement, Denis Côté rase la moustache de Jean-François Sauvageau à la fin de Curling : le détail est suffisamment frappant pour témoigner d’une inflexion du personnage (il s’adoucit et sort de sa réserve), mais pas assez significatif pour établir une certitude. Désormais glabre, le héros conduit sa fille vers un groupe d’enfants dans une station de ski – mais s’est-il pour autant débarrassé de toutes ses névroses ? Il ne faut jurer de rien.
 

Angèle et Tony (Alix Delaporte)                                         La Guerre est déclarée (Valérie Donzelli)
 
En général, le « moi » sort plus solide de ces fictions optimistes. De même, le couple et la famille apparaissent souvent unifiés, sinon glorifiés, le temps d’un finale lumineux. Angèle et Tony et La Guerre est déclarée, pourtant très différents, se terminent par le même chromo publicitaire : un homme, une femme, un enfant, la mer… Vision d’un bonheur reconstruit après bien des épreuves, où l’amour triomphe des obstacles, des juges et de la maladie. Regards tournés vers l’azur, les protagonistes restent soudés et scrutent l’avenir avec confiance : « Détruits, certes, mais solides » assure la voix off du film de Valérie Donzelli. Cette fois, aucune planète ne viendra briser l’utopie. Les deux plans se rapprochent de la séquence finale de Tree of life, avec son Eden rêvé où le père, l’épouse et les trois garçons forment une pyramide indissociable sur le rivage. Cet idéal de réconciliation traverse aussi le dénouement incroyable des Neiges du Kilimandjaro, hymne à la communauté ouverte, sur fond de solidarité ouvrière et d’éternelle amitié masculine : Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan se tapent dans le dos pour oublier leur brouille. Les retrouvailles sont plus douloureuses dans La Solitude des nombres premiers où Saverio Costanzo se paie le luxe de rejouer la fin de L’Avventura : Alice observe Mattia sur un banc, hésite longuement à lui poser la main sur l’épaule, puis empoigne ses cheveux dans une caresse réconfortante, comme jadis Monica Vitti chez Antonioni. La tension peut dès lors retomber, un baiser maladroit assurant la fusion des âmes trop longtemps séparées.


Contrechamps

Malgré tout, le dernier plan n’est pas toujours synonyme de résolution, positive ou négative. Certains réalisateurs préfèrent la suspension au point final, la gifle à la berceuse, le surplace à l’élévation. Ils ne concluent rien, ne règlent aucun conflit, abandonnent le spectateur avec ses belles questions. Ainsi les étudiants chinois de Winter Vacation ne répondent pas au sujet posé par leur professeur d’anglais : ils dorment, baissent la tête et les bras, résolument démissionnaires. Leur mollesse jure avec l’enthousiasme de la propagande officielle : décidément ils ne raccordent pas. Li Hongqi utilise le champ-contrechamp comme une arme politique. En juxtaposant deux plans, il démonte l’inanité des messages patriotiques et transforme la résistance passive en véritable insurrection.
 

 
Winter Vacation (Li Hongqi)

Dans un registre plus dramatique, Une séparation et Il était une fois en Anatolie brillent également par leur fin ouverte – aboutissement logique de récits tortueux, malaxant les notions de vérité et de point de vue. Dans le couloir d’un tribunal à Téhéran, dans une salle d’autopsie à Istanbul, les personnages ont livré (presque) tous leurs secrets, et le jugement dernier revient au spectateur. Nous possédons les pièces du dossier, à nous d’examiner les faits. Comment Termeh peut-elle choisir entre ses deux parents ? Pourquoi le docteur Cemal rédige-t-il un faux rapport ? Asghar Farhadi et Nuri Bilge Ceylan sèment le doute et interrogent la morale de chacun.

L’image peut aussi changer d’axe et révéler son propre envers. Alors le regard se déplace afin de percevoir une face cachée du monde. Parfois cette tentative échoue, comme dans Sleeping beauty de Julia Leigh, où Lucy dispose un caméscope en face de son lit pour savoir comment les hommes abusent la nuit de son corps endormi. Mais la bande n’enregistre qu’un sommeil insondable, et la maintient dans une terrible dépossession. Dans Pater, Vincent Lindon et Alain Cavalier finissent par s’échanger la caméra autour d’une table, symbole d’un partage démocratique où filmeur et filmé, cinéaste et acteur, président et premier ministre, dialoguent sur un plan d’égalité. Chacun présente sa version d’une même scène, et le passage de témoin se double d’un jeu malicieux sur les possibilités du cinéma : « c’est réel, puisque c’est un film » affirme même le comédien. Ceci n’est pas un film, se défend à l’inverse Jafar Panahi, qui livre avec son éblouissant plan-séquence final la proposition la plus audacieuse de l’année. En saisissant la caméra sur le pas de sa porte, le cinéaste transgresse son interdiction de tourner, se détache du huis-clos et dépasse le témoignage autocentré pour suivre un étudiant dans l’ascenseur. Au fil de la conversation, étage par étage, s’esquisse un portrait fulgurant de l’Iran actuel, multiple et claustrophobe, avec son immeuble bruissant d’histoires et de rumeurs. En une seule prise, superbement rythmée, le documentaire bascule vers le thriller, jusqu’à cette vision ultime : un feu qui gronde, une porte infranchissable. Dehors, un autre non-film commence.


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