20.000 lieues sous les mers

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Cette adaptation flamboyante, quoique parfois aseptisée du roman de Jules Verne, constitue un des fleurons de la filmographie éclectique de Richard Fleischer.

20.000 lieues sous les mers (1954) de Richard Fleischer, film en scope et Technicolor réalisé en plein âge d’or hollywoodien, se présente dès son générique comme un album illustré et à grand spectacle du roman culte de Jules Verne. Or, le fait qu’il s’agisse d’une production Walt Disney fait craindre d’emblée une aseptisation du matériau d’origine, à la fois surprenant, poétique et parfois ténébreux entre deux plages d’émerveillement. Ce film destiné à un large public, notamment enfantin, présente pourtant des qualités remarquables de mise en scène et d’interprétation, et peut même se targuer d’un certain respect vis-à-vis de l’œuvre du romancier.
La fidélité relative à l’esprit du livre n’empêche pas l’omission de plusieurs passages cruciaux, ainsi que la transformation du dénouement. Il n’est pas inutile à cet égard de procéder à quelques rappels sur le roman paru en 1869. Si Vingt mille lieues sous les mers n’évite pas totalement un effet logorrhéique dans son recensement compulsif de la faune et la flore maritimes, il n’en frappe pas moins durablement l’imagination du lecteur par au moins trois particularités. D’abord, son évocation très documentée des merveilles sous-marines, monde inconnu – encore plus à l’époque qu’aujourd’hui – et a priori hostile à l’homme, ouvrant sur des espaces sombres et bleutés où le mystère côtoie souvent l’angoisse, comme lors des passages haletants de la descente dans les abysses, de la conquête du pôle Sud ou de la découverte de l’Atlantide. Deuxième atout du roman : le personnage énigmatique du capitaine Nemo, au nom tout droit issu de l’Odyssée d’Homère, misanthrope génial, figure prométhéenne et romantique par excellence. Enfin, le submersible où se déroule le voyage sous-marin constitue un motif durable de fascination : le Nautilus, bijou de technologie fonctionnant entièrement à l’électricité, apparaît comme une véritable arche, à la fois à l’écart de l’humanité et apte à lui survivre. Cet agencement de plaques de tôle, coursives, tuyaux et dispositifs électriques abrite un condensé de tous les produits de la culture occidentale, et se retrouve décrit avec une méticulosité remarquable, un fétichisme à la fois visionnaire et presque sexuel – celui d’un homme passionné par les découvertes scientifiques de son temps, jusqu’à nimber son positivisme d’une vague aura mystique dont la traînée poétique reste encore sensible en ce début de XXIe siècle, et explique l’attrait à peu près universel encore exercé par Jules Verne, y compris auprès des personnes ne l’ayant jamais lu (le cinéma et le jeu vidéo en portent hautement la trace, ne serait-ce qu’à travers une certaine mode rétro-futuriste).

Bonne surprise : le film de Richard Fleischer rend honneur – ou à peu près – aux promesses suscitées par une adaptation si ambitieuse. Les effets spéciaux s’avèrent plutôt réussis, malgré des transparences de temps en temps flagrantes. Un beau travail a été réalisé sur le design du Nautilus, différent de celui du roman, moins proche du cigare phallique imaginé par Jules Verne que d’une espèce de poisson géant, s’adressant de manière plus directe à l’imaginaire du spectateur. Beaucoup de scènes demeurent mémorables aujourd’hui encore ; la lutte contre le poulpe géant, en particulier, constitue une séquence d’anthologie. Certes, les premières minutes nous rappellent que nous sommes chez Walt Disney. L’apparition de Ned Land, le harponneur campé avec verve par Kirk Douglas, s’accompagne d’effets cartoonesques, surlignés par une bande musicale qui a plutôt mal vieilli dans ces moments-là. La suite du film ne démentira pas totalement cette première impression en s’appuyant en partie sur le duo comique constitué par Kirk Douglas et Peter Lorre – bien loin, dans son rôle d’assistant du professeur Aronnax, des rôles ambigus qu’il interpréta chez Hitchcock (L’Homme qui en savait trop, 1934) et surtout chez Fritz Lang (M Le maudit, 1931). Pour peaufiner cette touche burlesque, une loutre des mers joliment prénommée Esmeralda se joindra aux deux compères.

 

L’autre duo au cœur du récit s’oppose au précédent par son esprit de sérieux, équilibrant ainsi le film dramatiquement et psychologiquement. Face à un professeur Aronnax un peu fade – mais il l’était déjà chez Jules Verne, en sa qualité de simple narrateur témoin -, James Mason campe un capitaine Nemo poignant, un peu trop shakespearien sans doute, mais savoureux de par cette dose d’ironie séductrice que l’acteur britannique sait distiller dans tous ses rôles, y compris lorsqu’il jouera dans une autre adaptation célèbre de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre (1959) de Henry Levin. Nemo prône la haine de l’humanité, ne veut vivre qu’avec des produits de l’océan, depuis ses cigares jusqu’aux moindres composantes de son alimentation, et cette misanthropie cache évidemment un traumatisme personnel. Son ressentiment s’exerce en particulier à l’encontre d’une nation qui a torturé sa femme et son enfant, et contre laquelle il se venge en sabordant des navires marchands et des frégates militaires. Le Nautilus, instrument de découvertes scientifiques passionnantes, outil d’exploration exceptionnel, apparaît donc également comme une arme de guerre. Les allusions à l’énergie atomique maîtrisée par le capitaine Nemo – bien sûr absentes du roman de Jules Verne – s’avèrent en phase avec les préoccupations des années 1950 : cette infidélité flagrante à la lettre du roman n’est donc pas forcément malvenue. En fin de compte, restant dans le cadre d’une production Disney, le discours misanthrope de Nemo se nuance d’envolées prophétiques, d’où la notion d’espoir n’est pas absente, mais au contraire soulignée lourdement. Dommage que de ce fait, la coda du film s’avère non seulement impressionnante mais édifiante et hautement consensuelle. Pour autant, le message pacifiste, voire écolo, reste parfaitement recevable aujourd’hui. Une bonne raison pour le public actuel, quel que soit son âge, de ne pas bouder ce produit hollywoodien intelligent et divertissant, à défaut d’être réellement un grand film, audacieux comme son modèle littéraire.

Titre original : 20 000 Leagues Under the Sea

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Durée : 127 mn


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