Zelig (1983) de Woody Allen, le film caméléon

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Zelig est le onzième film de Woody Allen en tant que réalisateur.

Il le tourne parallèlement à Comédie Erotique d’une Nuit d’Eté, passant de l’un à l’autre étant donné que Zelig est un projet complexe et long (plus de deux ans de montage) alors que Comédie Erotique d’une nuit d’été est « un film léger, un petit divertissement drolatique » selon les propos du cinéaste (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Zelig est le film le plus conceptuel de toute la filmographie du cinéaste américain, ce qui le place en marge du reste de sa production, mais on retrouve pourtant dans d’autres films cette idée du « faux-documentaire » ou de la « fiction-réelle », qui est un de ses thèmes fétiches.

A travers ce film, Woody Allen se livre donc à une réflexion sur la société de l’époque concernée, sur la nature des images (vraies, fausses, faussement vraies ou vraiment fausses ?), sur le statut du personnage dans la fiction et sur le rôle du son comme facteur de vérité à part entière. Il met en place pour cela tout un dispositif visuel et sonore extrêmement complexe au service d’un film qui n’aura de cesse de brouiller la frontière, pourtant déjà fragile, entre la fiction et le documentaire.

Partie 1 : Un faux faux-documentaire

Zelig est un film conceptuel qui repose sur une esthétique très forte, esthétique qui est d’ailleurs le sujet même du film. Si celui-ci tente par tous les moyens de se faire passer pour un documentaire sur la vie trépidante du mystérieux Léonard Zelig, il n’en reste pas moins un film de pure fiction et le spectateur en est conscient pendant toute la durée du long-métrage, à l’inverse de certaines œuvres telles que l’Ambassade de Chris Marker ou encore Forgotten Silver de Peter Jackson. C’est en cela que l’on peut parler de « faux faux-documentaire ».

Section 1 : Un film de et avec Woody Allen

Comme il ne s’agit pas d’une biographie reconstituée où Woody Allen jouerait le rôle de cet homme caméléon, mais bel et bien de morceaux d’archives supposés mettre en scène Leonard Zelig lui-même, la supercherie se révèle aux spectateurs très rapidement : on reconnaît Woody Allen dans le rôle de cet homme qui nous est présenté comme ayant réellement existé, preuves imagées à l’appui. Il en va de même pour le personnage du psychanalyste Eudora Fletcher dans laquelle nous reconnaissons immédiatement l’actrice Mia Farrow.

Le cinéaste aurait très bien pu choisir des acteurs inconnus du public pour interpréter ces rôles afin de duper encore plus les spectateurs et de renforcer le caractère véridique de ses images. Mais en refusant cette option, il annonce clairement ses intentions, à savoir la volonté de travailler sur une esthétique du documentaire précise et d’en observer les codes et les caractéristiques en compagnie des spectateurs et non pas à leur insu.

Section 2 : Un sujet incongru

L’autre aspect qui nous permet de ne pas tomber dans le « piège » du film n’est autre que le sujet même du film : un homme se transforme physiquement en Indien, en Africain ou en obèse suivant le milieu dans lequel il se trouve. A moins d’être d’une naïveté incommensurable ou d’être âgé de huit ans, il est bien évident que ce phénomène n’est pas réaliste et frôle même l’absurde. C’est même un sujet de fiction par excellence ! Là encore, ce choix n’est pas innocent de la part de Woody Allen car, s’il avait voulu vraiment duper les spectateurs, il aurait certainement imaginé une histoire bien moins incongrue.

Le fait également que cet inconnu de Léonard Zelig ait souvent côtoyé d’éminents personnages réels de notre monde tels que Herbert Hoover, Adolf Hitler, Calvin Coolidge, Eugene O’Neill et d’autres encore ainsi que d’avoir été un phénomène international à son époque sans que nous n’en n’ayons jamais entendu parlé auparavant va dans ce même sens d’un refus du cinéaste de se jouer totalement du spectateur.

Section 3 : L’effet de distanciation

On peut donc dire que le film de Woody Allen est tout à fait brechtien dans le sens où il met en garde le spectateur par rapport à ce qu’il voit : le film est une duperie, il va tromper nos sens et notre esprit mais nous en sommes avertis et conscients pendant toute la durée du métrage.

Cette question de la distanciation ou de la projection est également sujette à de nombreuses questions dans le domaine du documentaire car justement, comme celui-ci pose le problème de la réalité, il en découle toute une série d’interrogation : que doit-on montrer au spectateur ? Peut-on scénariser le réel ? Comment peut-on formuler le contenu d’un film en terme de durée, de mouvement, de cadrage ? Certains privilégieront une forme de réalisme, ou de vérité, tel Frederick Wiseman qui n’intervient pas dans ses films, ne fait pas de commentaires, ne rajoute pas de musique, nous livrant les images presque « brutes ». A l’inverse, certains cinéastes comme Johan van der Keuken vont privilégier une recherche poétique, mêlant images, musiques, poèmes, etc.

Grâce au principe de faux-documentaire et de l’aveu même de ce principe, Woody Allen se positionne donc en tant que cinéaste à part entière afin de pouvoir laisser libre cours à ses expérimentations sans pour autant craindre de mettre en péril la « vérité » des faits. D’ailleurs, le film a été entièrement scénarisé avant même que la moindre image ne soit tournée ou truquée : « J’ai commencé par écrire tout le scénario. Ensuite, j’ai visionné des millions de vieilles bandes d’actualités, et j’ai aménagé mon scénario de façon à y inclure les trésors que je venais d’exhumer. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94). La fiction est donc bien l’élément de base, c’est elle qui a la priorité sur le documentaire.

Partie 2 : Une véritable illusion

Si le film de Woody Allen ne se pose pas comme un exercice de virtuose cherchant à tromper le spectateur par tous les moyens, il n’en reste pas moins une véritable recherche esthétique sur une certaine tendance du cinéma documentaire des années 30 et 40 et développe ainsi toute une panoplie d’illusions très efficaces, tant au niveau visuel que sonore.

Section 1 : Le contexte historique

Tout d’abord, avant de mettre en place ces illusions visuelles et sonores, Woody Allen place le film dans un contexte historique très précis. Le film commence en 1928, dans l’entre-deux-guerres, en pleine ère du jazz. « C’est l’âge d’or du jazz, les rythmes sont syncopés, l’alcool à bon marché, quand on peut s’en procurer. » Ces derniers mots font bien sûr référence à la Prohibition et l’on voit même une image très brève d’Al Capone, symbole de cette époque. Viennent ensuite l’évocation du Ku Klux Klan, du crack boursier de 1929, d’un discours du Pape Pie XI, de Mussolini, du magnat de la presse Hearst, de Freud, de la popularité de Charlie Chaplin ou encore de la montée du nazisme en Allemagne.

Woody Allen se permet également de faire dire des choses à propos de son personnage à des personnes réelles. Ainsi, c’est Scott Fitzgerald lui-même qui fait mention pour la première fois de Leonard Zelig dans un carnet de note dans lequel il fait état « d’un curieux petit bonhomme qui semblait être un véritable aristocrate et chantait les louanges des riches en présence des gens du monde. Il parlait avec vénération de Coolidge et du parti Républicain avec un accent de Boston extrêmement raffiné. Une heure plus tard, je fus choqué de voir le même homme converser avec les domestiques. Il se disait soudain démocrate et son accent était grossier comme s’il était un des leurs. »

C’est également un texte fictif du même Fitzgerald qui clôt le film : « N’aspirant qu’à être aimé, il s’était déformé au-delà de toute mesure. On se demande ce qui se serait produit si d’entrée il avait eu le courage d’exprimer ses opinions et de ne pas feindre. En fin de compte, ce n’est pas l’approbation de tous mais l’amour d’une seule femme qui transforma sa vie. »

Le cinéaste prête aussi des paroles fictives à la célèbre danseuse Joséphine Baker qui avoue « avoir trouvé Zelig étonnant mais un peu égaré. » et au musicien Cole Porter qui aurait essayé d’écrire dans une chanson « You’re the Top, You’re Leonard Zelig » sans pouvoir rien trouver qui rime avec « Zelig ».

Tous ces événements et personnes historiques précis et réels placent donc le film dans une réalité sociale, économique, artistique, religieuse qui ne peut être remise en cause, ou difficilement.

Section 2 : Images trompeuses

Pour donner ce fameux aspect documentaire à son film, Woody Allen met donc en place toute une esthétique très codée en utilisant de véritables images d’archives, en s’en inspirant pour mettre en scène les séquences qu’il a imaginées dans son script et en parodiant même les films de fiction cette époque, voir pour ceci L’Homme-Caméléon.

Les images d’archives

« J’ai fait appel à des documentalistes, qui ont chiné pour moi. Les gens du montage ont trouvé des trucs qu’on a visionné ensemble, durant des heures et des heures. […] Pratiquement tout le film a été tourné, à l’exception des vraies actualités, évidemment. Tout ce qui concerne le caméléon a été tourné. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Le film s’ouvre donc par une véritable image d’archive, en l’occurrence la vue d’une rue de New York dans les années vingt. D’autres suivront au cours du film, notamment des images du Ku Klux Klan, de l’immense propriété du magnat de la presse Hearst, de Charlie Chaplin faisant le clown devant l’objectif ou encore de la foule de fanatiques nazis rassemblés dans les rues allemandes.

Si le film contient en fait très peu de véritables images d’archives, il n’est pas étonnant que celles-ci soient en majorité des actualités afin de renforcer, par le côté visuel, le contexte historique très fort. Ainsi, si Léonard Zelig n’a pas existé, la société dans laquelle il s’inscrit est tout ce qu’il y a de plus réelle, preuves imagées à l’appui.

Trafique d’images

Zelig est tout de même un tour de force technique et esthétique dans le sens où un énorme travail de recherche et de trucages a été effectué pour donner au film cet aspect de vieux film abîmé des années 20 et 30, chose qui serait presque très facile de nos jours grâce à la technologie numérique.

Mais, le film datant de 1983, le réalisateur a donc dû avoir recours à une technique tout à fait différente : « On a utilisé des optiques et du matériel son datant des années vingt. On a essayé de faire main basse sur tout ce qui fonctionnait encore. On a travaillé les éclairages exactement comme ça se faisait à l’époque. On avait les caches, on les a étudié. On a bricolé les obturateurs pour que le film qu’on tournait papillote sur l’écran comme les vieux films. On a délibérément rayé le négatif… Sans en faire trop, toutefois. Il s’agissait d’obtenir des images aussi naturelles que possible. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Il ne s’agit donc pas de réaliser le film avec la technologie actuelle et de le transformer par la suite en quelque chose qu’il n’est pas, mais bel et bien de tourner un véritable film des années 20 avec le matériel de l’époque. En ce sens, le film atteint un degré supplémentaire dans la « documentarisation » car il est alors un témoignage sur les techniques de réalisation de l’époque.

Mais le film ne repose pas entièrement sur cette idée car des effets spéciaux modernes ont tout de même été utilisés pour renforcer la supercherie : « Bien sûr, il a fallut truquer certains plans, par exemple pour incruster mon image dans de vieilles bandes, mais seulement en de rares occasions, soit trois ou quatre fois en tout, sur la totalité du film. […] Mais Gordon Willis (le chef opérateur du film), qui est un génie, a étudié le genre d’éclairage utilisé à l’époque dans les bandes d’actualité authentiques, et il est parvenu à recréer la même lumière en studio, devant un écran bleu, permettant d’incruster mon image ultérieurement. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Ces plans truqués permettent donc à Woody Allen de faire vivre son personnage dans une situation non plus imaginée par ses soins mais dans des images d’archives réelles : on le voit entre Calvin Coolidge et Herbert Hoover, en compagnie de l’auteur Eugene O’Neill et de sa fille Oona, ou encore avec le champion du monde de boxe Jack Dempsey. Ainsi, la fiction ne se fait plus passer pour réalité mais elle tente de se fondre en elle pour abolir la frontière qui existe entre les deux ; il n’est alors plus possible de dire si la fiction devient réalité ou si la réalité devient fiction.

Les textes

Le film s’ouvre sur un carton de texte fixe : « L’auteur du présent documentaire aimerait remercier tout spécialement le Dr Eudora Fletcher, Paul DeGhuere et Mme Meryl Fletcher Varney » et se termine par un texte défilant : « Leonard Zelig et Eudora Fletcher vécurent ensemble de longues et heureuses années. Elle continua sa pratique de psychanalyste alors qu’il donnait quelques fois des conférences sur ses expériences. Les changements de personnalités de Zelig se firent de plus en plus rares et, pour finir, sa maladie disparut complètement. »

Ces cartons-textes sont bien évidemment une figure esthétique très présente dans le documentaire ou dans les fictions se basant sur des faits réels. Le fait que « l’auteur du présent documentaire », à savoir Woody Allen, veuille remercier certaines personnes confère de ce fait au film et aux personnes concernées une existence indéniable.

D’autres supports « textes » sont utilisés dans le film, comme des cartons fictifs d’actualités Pathé, des coupures de presses avec des articles faisant mention de Leonard Zelig, un rapport de police ou encore un dessin de caricature typique de l’époque. Le travail de recherche pour le film n’a donc pas seulement concerné les images animées mais aussi toute la presse, la façon de rédiger les titres des articles et de les mettre en page.

Le film dans le film

Paradoxalement, pour renforcer l’illusion du vrai dans son film, Woody Allen a introduit l’élément « fiction », à savoir un film qui aurait été tourné durant l’existence et à propos de l’existence de Léonard Zelig. En effet, le fait que des artistes aient eu le besoin et l’envie de tourner un film de fiction, c’est-à-dire avec un scénario écrit et des acteurs jouant les rôles de cette histoire, ne fait que rendre plus réaliste la société décrite par le réalisateur.

L’incongruité du sujet est alors relativisée car certes, elle nous paraît toujours aussi incroyable, mais elle l’était visiblement aussi pour la société de l’époque qui s’en est inspiré pour produire une œuvre de fiction intitulée L’Homme-Caméléon, titre qui a d’ailleurs faillit être celui du film même de Woody Allen !

Cette mise en abîme vertigineuse est également l’occasion pour le cinéaste de parodier certains films de cette époque, parodie qui devient alors une sorte de documentaire sur la façon de concevoir et de réaliser des films de fiction dans ces années. L’homme-Caméléon s’inspire « du genre de films qu’on pouvait voir à la fin des années trente ou quarante. Gordon et moi savions exactement quel style nous voulions imiter. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Ici, on s’approche donc de la réalité des années trente en essayant d’être fidèle à l’imaginaire cinématographique qui lui était propre, en l’occurrence un jeu très théâtralisé, une musique très lyrique et un baiser comme on n’en voit plus de nos jours. Le personnage qui joue le Dr Eudora Fletcher plus âgée déclare même à un moment dans une interview : « Ca ne s’est pas passé comme dans le film. », ce qui sous-entend que la fiction ne peut être conforme à la réalité, et cela concerne bien sûr le film même de Woody Allen qui est une tentative d’appréhender le réel.

Les interviews

Pour appuyer le côté documentaire de son film, Woody Allen a également recours à une figure propre au documentaire, à savoir celle de l’interview. Après une image d’archive présentant une rue de New-York, le film s’ouvre par une série d’interviewes en couleur réalisées au moment du tournage du film de personnalités qui s’expriment directement à la caméra et ce procédé sera repris par intermittence sur toute la longueur du métrage.

Certes, ces témoignages sont fictifs dans le sens où ils ont été mis en scènes et écrits par le cinéaste lui-même mais une chose troublante s’impose à nous : la plupart des intervenants sont des personnes réelles et présentées comme telles, en l’occurrence Susan Sontag, Irving Howe, Saul Bellow, Bruno Bettelheim et le professeur John Morton Blum. Ces derniers sont des sommités reconnues de l’intelligentsia new-yorkaises dont, par définition, le témoignage ne peut pas être, ou difficilement, remis en doute.

« Leurs interventions convenaient au genre du film, auquel je voulais conférer un certain poids, un certain sérieux intellectuel, une certaine patine. Je me suis donc adressé à diverses personnalités, que l’expérience a tentées. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Toutes les interviews ne sont pas conduites par des personnes réelles mais par des acteurs, brouillant ainsi une fois de plus la frontière entre réalité et fiction : qui est « vrai » ? Qui faut-il croire ou ne pas croire ? Ainsi, le personnage du Dr Eudora Fletcher, interprété par Mia Farrow et présenté comme ayant réellement existé, est joué par une autre actrice plus âgée, Ellen Garrison, lors des interviewes actuelles. Le personnage s’échappe ainsi de la fiction et prend un recul par rapport à lui-même.

Mais comme toujours, le film va encore plus loin car ces personnages sont incarnés par des acteurs amateurs, autrement dit des gens plus « vrais » que des acteurs professionnels : « Afin d’accroître l’impression de réalisme, les petits rôles, ceux des personnages interviewés […] ont été confiés à de simples amateurs, qui ne parlent jamais comme des acteurs, car ils ignorent la diction des acteurs. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94). De « véritables » personnes ont donc dû jouer des gens présentées comme réelles mais que l’on sait pertinemment être fictives. L’idée est astucieuse et, il faut bien le dire, vertigineuse.

Section 3 : Le son

La supercherie passe également par la bande sonore qui a été travaillée très minutieusement par le cinéaste, que ce soit au niveau purement technique, au niveau de l’intonation des « acteurs » ou au niveau de la musique.

Mauvaise qualité

Comme nous l’avons dit plus haut, Woody Allen a eu recours à un véritable matériel cinématographique des années 20 et 30 pour tourner son film, et cela implique de ce fait la bande sonore. Ainsi, le son est relativement mauvais, avec un souffle quasi permanent et des petits craquements comme on peut en entendre quand on écoute un disque vinyle un peu usé.

Cette mauvaise qualité est donc tout à fait réelle du fait que les micros utilisés lors du tournage avaient plus de soixante ans, mais il doit y avoir également une part de manipulation délibérée au moment du mixage par les ingénieurs du son James Sabat et Richard Dior pour rendre les images tournées encore plus proches de l’esthétique de ces années-là. Ces images d’archives doivent forcément être vraies et vielles car le son est de mauvaise qualité !

Les intonations

Un véritable travail a été effectué par les acteurs (amateurs ou non) pour retrouver une certaine intonation, une certaine diction qui était propre à cette époque. Le narrateur du film, interprété par Michel Moinot, parle ainsi de façon très théâtrale, en accentuant certains mots ou expressions. Nombre d’autres acteurs jouent le rôle, uniquement par la voix, de commentateurs de toutes sortes : commentateur de Pathé News, de la radio, d’Universal Newsreel ou encore des actualités UFA.

Il est évident que les façons de commenter, que ce soit les actualités, un match de football ou encore un documentaire sur une horde de lions vivant dans une région de l’Afrique, ont nettement évolué au cours des cent années de vie du cinéma. Dans le film, comme le narrateur est supposé appartenir à cette époque, il a donc bien fallut déclamer le texte comme il était d’usage de le faire à ce moment. En revanche, si le narrateur était contemporain du film, c’est-à-dire qu’il commentait des images d’archives retrouvées, il aurait alors pu le faire comme on l’entend dans les actualités de n’importe quelle chaîne télévisée.

Dans le « film dans le film », les acteurs jouent également d’une certaine façon, très théâtrale, très extériorisée, à l’opposé d’une tendance quasi naturaliste que l’on peut voir dans le cinéma contemporain depuis l’apparition d’acteurs tels que James Dean et, surtout, Marlon Brando.

Il est également sujet de cette question de l’intonation dans le fait que Woody Allen ait délibérément choisi des acteurs amateurs « qui ne parlent jamais comme des acteurs, car ils ignorent la diction des acteurs. » La vérité d’une image passe alors aussi bien par la bande son que par l’image.

La musique

Pour les besoins de son film, Woody Allen a également mis en place une bande musicale très riche composée à la fois de véritables morceaux du répertoire et d’autres composés par le musicien de jazz Dick Hyman. Le film « exigeait des compositions originales, et une musique collant à l’époque aussi bien qu’à l’ambiance. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Ce dernier a donc eu la charge d’écrire plusieurs chansons « à la manière de… » pour retrouver cette tonalité particulière aux années vingt et trente, plus particulièrement les chansons concernant directement Léonard Zelig lui-même : Leonard the Lizard, Doin’ the Chameleon, You May Be Six People But I Love You, Chameleon Days ou encore Reptile Eyes. Woody Allen, à propos de Dick Hyman : « Quand j’ai besoin de chansons à la manière de Cole Porter, ou d’arrangements jazz à la manière de Paul Whiteman ou Jelly Roll Morton, je n’ai pas besoin de lui en dire plus : [il] sait ce que ça implique. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94).

Là encore, la frontière entre « vraies » et « fausses » chansons est difficile à délimiter tant le travail de Dick Hyman est remarquable et bluffant. Il y a donc dans le film un gros travail documentaire sur la musique de l’époque qui confère aussitôt au film une certaine couleur sonore immédiatement associable à une époque donnée.

Partie 3 : Réalité et fiction, une problématique essentielle dans l’œuvre de Woody Allen

Comme nous l’avons mentionné au début de notre étude, cette idée du « faux-documentaire » ou de la « fiction-réelle » est un des thèmes fétiches du réalisateur new-yorkais. A ce titre, nous allons prendre trois exemples de films réalisés à des périodes très différentes (au tout début de sa carrière-1969, au milieu-1985, et plus récemment-1999) et traités sous des formes différentes.

Section 1 : Coup d’essai

En effet, dès son premier long-métrage, le très burlesque Prends l’Oseille et Tire-toi(1), l’histoire du criminel multirécidiviste et maladroit Virgil Starckwell est racontée dans un style faussement documentaire par le biais d’images d’archives et de (faux) témoignages qui font de ce film une « sorte de maquette de Zelig » (D’après Guerand, Jean-Philippe, Woody Allen, Rivages/Cinéma, 1991, p.152-157).

D’ailleurs, Woody Allen aurait « voulu tourner en noir et blanc, pour que ça ressemble le plus possible à un vrai documentaire, comme [il l’a] fait plus tard, avec Zelig. » (D’après Bjorkman, Stig, Woody et moi par Woody Allen, Cahiers du Cinéma, 1993, p.88-94). Mais dans ce film, tout est porté en dérision totale, y compris les témoignages se voulant réalistes des parents du personnage qui portent à cette occasion des masques à l’effigie de Groucho Marx pour ne pas être reconnus, idée peu probable dans un « vrai » documentaire où l’on aurait préféré brouiller l’image ou leur faire porter des lunettes noires et une perruque.

Section 2 : Quand le cinéma devient réel

Après Zelig, le réalisateur explorera à nouveau ce thème avec La Rose Pourpre du Caire (2), deux ans plus tard. Ici, s’il n’est pas question de donner un aspect documentaire au film, il y est posé la question de la frontière entre la fiction et la réalité à travers cette histoire d’un personnage sortant d’un film pour évoluer dans le monde réel. Le cinéaste développe donc une problématique tournant autour du concept du personnage, à laquelle se mêle celui de l’acteur, problématique essentielle dans toute l’histoire du documentaire.

Dans le film, le personnage qui sort de sa fiction n’en reste pas moins un personnage, il en garde les caractéristiques physiques et psychologiques, autrement dit il conserve son « masque ». Nous verrons qui se cache sous ce « masque » lors de l’arrivée du véritable acteur, confronté à son propre personnage fictionnel, mais il est bien entendu que même celui-ci porte un masque à nos yeux car il s’agit de l’acteur « réel » Jeff Daniels jouant un acteur confronté à son double de fiction. Tout ceci est très perturbant mais là est justement tout l’enjeu du film, à savoir brouiller au maximum cette frontière entre le monde de la fiction et celui de la réalité.

Un personnage dira même cette fameuse réplique qui résume à elle seule toute la problématique du film : « Les vivants voudraient que leur vie soit un film, et les personnages des films voudraient être vivants. »

Section 3 : Le deuxième plus grand guitariste du monde

Le dernier film de Woody Allen à avoir travaillé ce thème est Accords et Désaccords(3) dans lequel nous est racontée une tranche de la vie d’Emmet Ray, jazzman américain virtuose de la guitare réputé dans les années 30. Un carton nous donne d’ailleurs quelques explications au tout début du film avant même que le générique ne défile :

« Emmet Ray : Guitariste de jazz peu connu qui a eut un bref succès dans les années 30

Disques enregistrés pour RCA Victor : I’ll See You in my Dreams ; My Melancholy Baby ; Unfaithful Woman… »

Ray était considéré comme le deuxième meilleur guitariste derrière Django Reinhardt et est mieux connu par les amateurs de jazz.

Ces indications sont neutres et impersonnelles et confèrent donc au personnage une vérité historique que l’on ne peut à priori pas remettre en cause. Mais une fois de plus, il ne s’agit là que d’un leurre étant donné que le guitariste Emmet Ray n’a jamais existé et n’est issu que de l’imagination fertile du cinéaste.

Contrairement aux autres films que nous avons cité précédemment, rien ne nous permet dans le film de savoir si oui ou non ce personnage a réellement existé, hormis quelques détails. Le film débute en effet par une série d’interviewes de différentes personnalités, à commencer par Woody Allen lui-même qui, en tant que cinéaste, nous expose les raisons du choix du sujet de son nouveau film : « Plus jeune, j’étais un de ses plus grands admirateurs. »

Le réalisateur ne semble donc pas jouer un rôle ici, il se présente à nous sous son étiquette de cinéaste qui est tout à fait réelle. Viennent ensuite d’autres interviewes, notamment de Ben Duncan, un disc-jockey de la radio WFAD-FM ; d’A.J. Pickman, auteur d’une biographie d’Emmet Ray ; de Nat Hentoff, un journaliste et historien du jazz ou encore Sally Jillian, auteur d’un livre intitulé « Guitar Kings ». Toutes ces personnes acquièrent donc le statut de personnes et non pas de personnages aux yeux du spectateur, et leurs paroles prennent ainsi un caractère tout à fait véridique.

Mais si l’on jette un coup d’œil au générique de fin du film, une partie de la supercherie est révélée : si Woody Allen est bien Woody Allen, Ben Duncan est bien Ben Duncan et Nat Hentoff est bien Nat Hentoff, il n’en va pas de même pour les autres « personnes » : A.J Pickman se nomme en fait Daniel Okrent et Sally Jillian est Sally Placksin. Il n’existe donc pas de biographe d’Emmet Ray ni d’auteur de « Guitar Kings » et ceux-ci redeviennent pour le coup de véritables « personnages ».

Woody Allen explore donc à nouveau cette thématique réalité/fiction à travers ce film en brouillant encore plus la frontière fragile qui existe entre les deux.

Dans le bonus du DVD, un journaliste lui demande : « Vous qui aimez tellement le jazz, pourquoi avoir inventé de toute pièce ce personnage ? ». Réponse du cinéaste : « J’ai écrit Emmet Ray parce qu’il était plus intéressant. Peut-être un jour je vais faire un film au sujet de Sydney Bechet ou Louis Armstrong, un vrai musicien, mais c’est plus intéressant pour moi si je peux écrire un personnage très nouveau et très original. »

Nous attendons donc avec curiosité le jour où ce véritable documentaire sur une véritable personne sortira sur nos écrans mais il parait évident que Woody Allen ne réalisera probablement jamais un tel film étant donné que pour lui, la fiction est plus intéressante que la réalité.

Conclusion

Zelig : un film caméléon pour un personnage caméléon. En effet, à l’image de Leonard Zelig, l’homme qui essaie par tous les moyens de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, le film de Woody Allen déploie tout un arsenal narratif, visuel et sonore afin de se faire passer pour un documentaire basé essentiellement sur des images d’archives.

Cet « objet filmique quasiment inclassable » (D’après Guerand, Jean-Philippe, Woody Allen, Rivages/Cinéma, 1991, p.152-157) a d’ailleurs directement inspiré un court-métrage français réalisé en 1987 par Pierre-Henri Salfati, Amnesia, qui se présente sous la forme d’une suite de films médicaux prétendument retrouvés dans des archives et offrant une vision supposée pédagogique de la psychanalyse.

Mais, plus étonnant, lorsqu’est sorti le film de Robert Zemeckis Forrest Gump dix ans plus tard, tout le monde a été émerveillé de voir le héros du film serrer la main du Président John F. Kennedy grâce au miracle de la technologie ! A croire que le film de Woody Allen, qui a connu un succès limité par rapport à celui de Zemeckis, était bien trop en avance sur son temps.


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