Yes we Cannes (part 3) : le bilan

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Douze jours de compétition et puis quoi ? Plutôt moyens en terme de qualité, intenses en terme de quantité : on comprend que le jury se soit réfugié dans la cinéphilie pointue (trop) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Palme d’or 2010). On salue, cela étant, sa francophilie… Et l’on regrette que ce palmarès ait oublié Mike Leigh et l’ukrainien Sergei Loznitsa. Seul choc véritable de cette 63e édition placée, manifestement, sous le signe de la crise.

Voilà, c’est fini. Auvents remisés, barrières supprimées, affiches démontées, foule dispersée, Croisette livrée, désormais, aux seuls pratiquants du dieu Soleil : Cannes 2010, c’est déjà du passé. Dont on peut se demander quelles traces il va laisser. Et pas seulement sur le sable. La mémoire du cinéphile, vétilleuse, insatiable, passionnée, aime s’exercer dans le ressassement : pas sûr que la 63e édition de ce Festival favorise cet élan obsessionnel. Ce retour sur images, au fond. Sans (grand) éclat, sans (vraie) stupeur, sans (réel) débat : les films en sélection cette année n’ont pas franchement dérouté – encore moins sidéré – les quelque 25 000 professionnels qui, pendant 12 jours et quasiment autant de nuits, se sont pressés, voire engouffrés, aux projections. Crise mine, oui, en effet : et pourtant, à l’extérieur, la météo n’a cessé d’être – exceptionnellement – clémente, comme pour conjurer la déception. Petit flashback en forme de temps… tièdes, sinon forts ? Allez…

Si loin

Dimanche 23 mai au soir. Est-ce la fatigue, la timidité, le vocable un rien difficile à prononcer (et à retenir, donc !) ou le tout mêlé ? Lorsque le président du jury, Tim Burton, comme toujours échevelé et distrait, annonce que c’est le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul qui remporte la Palme d’or… Il y a comme un flottement dans la salle. Ah bon ? Le temps que le titre (à rallonge) du film soit énoncé – Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures – et les applaudissements, évidemment, recouvriront ce silence déconcerté. Non pas que le film extrêmement lent, hiératique mais sensuel, ait nourri, lors de sa présentation, des échanges exacerbés, voire venimeux entre festivaliers. C’est juste que cet objet filmique n’a pas franchement, ni même "rageusement" d’ailleurs, emballé la critique dans son ensemble !

De là à discerner, dans cette récompense suprême, comme un (beau) geste à l’adresse du cinéma d’auteur, effectivement en difficulté… De fait, l’aimable Apichatpong, chouchou obstiné des festivals et de la cinéphilie pointue, est venu à Cannes sans distributeur : on peut penser que la Palme va sensiblement modifier son destin en salle.

Pas forcément celui du public. Et c’est un petit peu dommage, quand même et aussi. Le Festival de Cannes n’ayant pas vocation, à l’origine, à révéler le cinéma de recherches et d’expérimentation. Un prix du jury – composite cette année, il est vrai – pour l’Oncle Boonmee et ses fantômes aurait certainement été plus raccord avec sa tonalité générale, assez "ovniesque", il faut le dire… en regard de l’ambiance de cette 63e édition (sombre, traversée par la crise et ses dommages collatéraux sur la paternité, voire la fragmentation d’une société aux portes de la barbarie).

Certes, il a finalement été décerné au tchadien Mahamat-Saleh Haroun pour Un homme qui crie – autre représentant d’un cinéma fragile et minoritaire – mais un palmarès étant à la fois le lieu de toutes les subjectivités et celui d’une audace qui se veut pérenne, on aurait préféré une Palme pour Poetry, du coréen Lee Chang-dong (un peu minoré avec son prix du scénario). Ou pour Another year, du britannique Mike Leigh (totalement absent, pour le coup, alors que son film, certes classique, mais judicieusement cruel mine de rien, a fait l’unanimité, de bout en bout de la manifestation). L’un et l’autre ont en commun la force dramatique de leur sujet, emblématique de notre époque (surtout du côté coréen), la maîtrise exemplaire de leur mise en scène, et la qualité d’interprétation de leur comédienne principale : autant d’atouts qui donnent à leur oeuvre une résonance universelle, quelle qu’en soit la distance (voire la distanciation pour Lee Chang-dong).

Si proches

Des qualités qui, paradoxalement, n’ont pas échappé au jury lorsqu’il s’est agi de distinguer le film gracieux – d’une sobriété formidable de justesse dans la mise en scène – de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Un Grand prix pour une oeuvre transcendée non par la foi – bien réelle, évidemment, de ces moines français en Algérie – mais par son souci de fraternité et d’échanges. De partage. Une thématique qui n’a laissé personne indifférent (il faisait partie du Top 3 des professionnels) : dieu… sait que ce Festival, globalement médiocre en termes de propositions, avait besoin d’élévation, de toute façon !

De fait, la France (puissance invitante !) a récolté une jolie moisson. Prix de la mise en scène pour la Tournée joyeusement foutraque et lacunaire de Mathieu Amalric : voilà, en effet, un cinéma tout à fait personnel, sensible et généreux. L’un des rares opus, en outre, à oser opposer la poésie du burlesque à ce monde de brutes… Et puis "la" Binoche et son Prix d’interprétation très star (elle sauve le film bavard et artificiel d’Abbas Kiarostami, cela dit). "What a joy, what a joy, what a joy… ", s’est épanchée la jolie Juliette, dimanche soir sur la scène scintillante du Palais cannois, toujours dans son fameux petit sourire au bord des larmes. Un "direct live" qui a des chances de devenir aussi "culte" que les prestations bouillonnantes d’émotion et d’intensité de ses… joyeuses consœurs, Sophie Marceau et Marion Cotillard. Indeed ! A noter, pour conclure cette "french touch" sympathique, que c’est également un français, le comédien Serge Avedikian, qui a remporté la Palme d’or du court métrage pour Chienne d’histoire. Pas mal pour ce petit pays cinéphile et cinéphage… L’un des rares, en Europe, qui résiste, quoi qu’il en soit !

Et nulle part…

Reste deux regrets. De ceux, précisément, que ni le temps, ni l’insoutenable légèreté de l’être – malgré tout – ne parviennent à épuiser. D’abord, pourquoi avoir fourgué Fair game, de l’improbable Doug Liman, en compétition, film aussi convenu que saoulant (même Sean Penn y est déplacé, c’est dire) ? Seul ouvrage américain de la sélection en lice pour la Palme d’or… Doit-on y voir un recul notable de l’efficacité créative outre-Atlantique ? Ou un jeu un tantinet plus diplomatique ? Mouais… Tant qu’à faire, on aurait largement préféré retrouver Tamara Drewe, délicieux bonbon anglais concocté par le non moins britannique Stephen Frears, hélas programmé (à sa demande semble-t-il) hors compétition ! On y rit de bout en bout, pour changer…

Et puis ? Et puis quid de l’ukrainien Sergei Loznitsa ? Avec Mon bonheur, allégorie dense, exigeante, mais soufflante de maîtrise (c’est un premier film, avec un sens du cadre et de la lumière assez inouïs) sur le retour de l’état primitif, dans la Russie d’aujourd’hui, ce quasi-inconnu a fait, indubitablement, une vraie proposition de cinéma. A nulle autre pareille. Lui attribuer un trophée – Palme ou Caméra d’or au moins – eut été finalement plus radical – et moins "bien pensant" – que cette première marche du podium offerte au décidément très lointain Apichatpong Weerasethakul. Il ne reste plus qu’à conjurer les cieux, voire les dieux pour ceux qui y croient encore : histoire que Mon bonheur, titre évidemment antinomique, déjoue cette indifférence et ne sombre pas dans les ténèbres de l’oubli (il aurait été acheté par ARP, youpi !). Lui.


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