Dans cette comédie énergique où tout le monde se court après pour diverses raisons, Woody Allen nous raconte à quel point le monde contemporain offre des aventures grisantes mais inadaptées, et dessine en creux un conte hollywoodien en choisissant deux stars de vingt ans comme héros.
Une cure de jouvence
Woody Allen a 83 ans. Timothée Chalamet et Elle Fanning, les deux comédiens principaux de son nouveau film Un jour de pluie à New York, ont respectivement 23 et 21 ans. Cette rencontre de deux générations semble étonnante tant Woody Allen semblait s’efforcer de ne pas céder à l’injonction du moderne — en témoignent les fééries vintage ou atemporelles de ses derniers films, comme Magic in the moonlight (2014) ou Minuit à Paris (2011). En engageant deux millenials, dont les rôles qui les ont révélés tournaient principalement autour du désir et du regard — The Neon Demon (2016) pour l’une, Call me by your name (2018) pour l’autre —, le cinéaste américain compose une partition innovante et contemporaine, qui ne cède en rien sur ce qui fait son sel ordinairement. En effet, on s’était habitué à un Woody Allen papy, pépère, sympathique mais au bord du décevant, enchaînant les petits récits de couple sans grande envergure, dans des mises en scènes impersonnelles et franchement pas dynamiques. Vieillir, que ce soit à Hollywood ou à New York, c’est vieillir tout court : voir le monde et ne pas parvenir à le filmer dans les complexités de son présent, voilà ce que le style Woody Allen nous évoquait jusqu’ici. Mais quelle surprise de voir apparaître des plans au steadycam, creusant l’espace d’une chambre d’hôtel gigantesque pour deux jeunes amants pliant bagages, ou encore tournant telle une comédie romantique des années 1980 autour d’un couple s’embrassant sous la pluie, réunissant l’ancien et le moderne en un seul plan. Comme si filmer des jeunes rajeunissait le cinéaste en tant qu’artiste, c’est-à-dire dans son regard même, sans pour autant faire preuve de jeunisme. Et quelle réjouissance de suivre ces acteurs plongés dans un New York chaotique, où l’on rencontre les gens en se cognant à eux ou en les embrassant, où toutes les intrigues se remplacent mutuellement dans un jeu de rôles et de pistes labyrinthique et burlesque.
Une énième ode à NewYork
New York est la ville de Woody Allen par excellence : elle va vite et frise l’absurde, à l’image du langage propre au réalisateur. Après un passage en Europe autour des années 2010, il revient de son voyage dans le temps pour nous livrer un regard cynique sur sa ville de prédilection : en effet, si New York est la ville du « tout est possible », où une jeune Miss Arizona peut rencontrer le réalisateur de ses rêves et devenir sa confidente en moins de 24 heures, c’est également la ville de l’anonymat, et d’une sorte de désillusion capitaliste, où tout est consommable, tout est négociable, tout est à vendre. Si le film se termine dans un romantisme exacerbé, bravant les totems de la jeunesse — suprématie du portable, autorité des parents — pour nous montrer que oui, la vraie romance existe, celle que l’on a vue dans les films de Michael Curtiz ou Ernst Lubitsch, celle qui réunit la passion, la tendresse et le baiser sous la pluie bien évidemment ; il n’en porte pas moins un regard ambivalent sur la jeunesse, le système de consommation et les relations qu’il engendre. Un jour de pluie à New York se veut donc comme une comédie de mœurs, un chassé-croisé entre deux amoureux transits mais confrontés trop tôt à la dure loi de l’âge adulte : elle, jeune journaliste, essaie d’obtenir un entretien avec un réalisateur renommé pour la gazette de son université, et passe la journée à lui courir après ; pendant que son petit ami s’ennuie et se voit relégué à l’arrière-plan sentimental de la jeune femme. De là, flânant dans un New York plutôt vide, il tombe sur un vieil ami — un jeune cinéaste à l’ambition modeste de « renouveler le film noir », rien que ça. Engagé illico presto pour interpréter le petit ami de l’héroïne de son court-métrage, qui n’est autre qu’une vague connaissance du jeune oisif, ces derniers décident de passer la journée ensemble, pendant que la jeune journaliste s’enfonce de plus en plus dans des péripéties de ménages en péril. L’image de Gatsby se perdant dans un tombeau égyptien en tentant d’échapper à ses oncle et tante est une pirouette agréable d’Allen rappelant Lewis Caroll, dont la Alice semble bel et bien avoir inspiré le personnage d’Ashleigh. Les grands angles que le cinéaste utilise rassemblent autant la foule anonyme déformée par des bords flous, que la solitude nette en premier plan des personnages principaux : embués dans leur délire, alcoolisé pour certains, mensonger pour d’autres, les voilà dépassés par ce cadre qui les ramène toujours à leurs simples condition et proportion.
Sous les jupes des filles
Pendant qu’Ashleigh court après les hommes qui eux-mêmes lui courent après pour d’autres raisons, le jeune Gatsby — dont le nom annonce déjà tout un programme — court après les filles, (dés)espérant en trouver une qui accepte de lui servir de potiche à un gala mondain que ses parents organisent. Pas très étonnant, dans les films de Woody Allen, que les filles jouent de leur pouvoir d’attraction et de leur naïveté, au profit des garçons qui eux, pensent avoir le choix/droit sur elles, en tant que consommateurs suprêmes de désirs et de chair. Ashleigh ne cesse de se faire flatter par ceux qui ont le pouvoir — un réalisateur d’âge mûr, un acteur star —, pendant que Gatsby s’achète une compagnie à défaut d’avoir un autre pouvoir à faire jouer. Et dans ce dîner mondain où chacun tient une place précise sans jamais déborder — en témoignent les regards de gêne face au rire gras et sonore d’une convive, accompagnés des rires des spectateurs —, on découvre le pot aux roses quand la mère de Gatsby le prend à part et lui révèle qu’elle se prostituait avant de rencontrer son père. Que c’est même dans l’exercice de son « métier » que la rencontre a eu lieu, et que c’est grâce à son argent que son père a pu faire fortune en établissant sa firme. La nouvelle génération n’a rien inventé ; les femmes ont toujours été consommables ; les hommes ne sont jamais véritablement autonomes ; mais tous entrent dans la danse du capitalisme : telles sont les leçons cyniques que nous livre Allen dans une séquence innovante par son sérieux. Lui qui prenait toujours le parti du bon mot décide ici d’apaiser son cadre et son énergie en jouant des silences et des regards, dans un décor Ancien Régime, s’extrayant de la logorrhée bruyante de la ville pour créer de l’écoute et du malaise. Allen prend son temps alors que tous ses personnages prennent habituellement le train.
La fin du film s’en trouve atteinte, et le couple sur le point de se séparer fait ses valises dans une atmosphère grisâtre et fatiguée, avant de rompre véritablement sur une calèche à touristes. Dans cette tension entre le romantisme classique d’un film en noir et blanc, et un présent cruel et désagréable, Woody Allen ne choisit jamais, et c’est en cela que ce film dénote du reste de sa filmographie. Nous avons besoin du roman pour vivre, mais à mesure que nous essayons d’en faire notre vie, nos existences se défont. Chacun rentre chez soi, la jeune journaliste repart seule avec son carnet d’entretiens pas vraiment rempli, pendant que le jeune fils de riches embrasse la peste d’étudiante en fashion school qu’il a rencontrée la veille. Tableau pas si ensoleillé, pour une comédie douce-amère dont on aurait souhaité qu’elle soit moins portée sur des clichés machistes. Car si Elle Fanning est le véritable personnage comique du film, faisant rire la salle toutes les cinq minutes avec sa maladresse et son honnêteté naïves voire stupides, il s’en faut de peu pour qu’on la prenne littéralement pour une idiote. Une idiote dostoïevskienne qui ne connaît rien du tumulte de la ville, de la complexité des relations, ou de la sournoiserie masculine et sa fâcheuse tendance à vouloir acheter, toucher, s’approprier sans permission. Mais aussi une idiote tout court, dont l’unique ressort comique est de rire toutes dents dehors comme une enfant, en balançant ses bras en l’air tel un pantin. Les comédies que l’on voit présentent souvent les femmes comme des ingénues ou des frigides, quand les hommes ont souvent le beurre et l’argent du beurre, avec des blagues à gogo et une psychologie tourmentée : ici, Gatsby est le laissé pour compte, qui ne réussit rien à part gagner de l’argent au poker, sans savoir quoi en faire, alors que celle qui réussit, qui tente de tracer son chemin dans le labyrinthe new-yorkais, c’est bien Ashleigh. Les rôles sont inversés, c’est tant mieux car la salle rit avec Ashleigh, même si on aurait espéré plus de nuance dans l’écriture de la jeune femme.