Pellicule et effroi
Ce récit qui s’ouvre en plusieurs tiroirs envoûtants double d’emblée ses affects dévorants (ceux d’un amour perdu, d’un désir insatiable, d’une liberté de vie) d’un autre plaisir gargantuesque : celui de la pellicule de film 16 mm, qui coule de la table montage comme du vin et ouvre en plan resserré Un Couteau dans le cœur. Cet amour de la pellicule se fera sentir tout au long du film, étant sa plus prégnante caution sensible. L’œuvre fait image, c’est suffisamment peu répandu dans la production française actuelle pour s’attacher au film. Yann Gonzalez place également son long métrage sous un inquiétant système panoptique, une pulsion scopique qui rappelle l’univers de films de Brian de Palma et qui annonce les cabalistiques mouvements du film. Dès le début, sur la pellicule, de désuètes et amusantes idylles champêtres entre deux Adonis sont surveillées par une sombre silhouette, cachée derrière un arbre. Ce voyeurisme révèle rapidement ses intentions : dans une saisissante scène nocturne aux néons rouges, un jeune homme plein de désir suit un homme masqué (sorte de frère éloigné de la Christiane de Les Yeux sans visage – Georges Franju, 1959), se laisse attacher, dos à lui, sur un lit, dans une chambre d’amour, et une fraction de seconde suffit pour que le jeune homme transi d’envie découvre que le godemichet de l’homme masqué qui s’apprête à le pénétrer révèle un poignard mortel. L’Eros se transforme en effroi est le plan est digne d’un giallo réussi,. A partir de cette scène, le film ne cessera de souffler le chaud (le très chaud) et le froid (des abimes), alternant les registres, au son des accords électroniques de M83, passant par la drôlerie (en grande partie grâce au personnage interprété par Nicolas Maury), l’horreur, le romantisme noir, dérivant, dans sa dernière partie, vers un onirisme inquiet et mélancolique.
Sous la lame, mort et érotisme se dérobent
Cette dernière partie de l’œuvre, qui voit Anne partir à la recherche du meurtrier qui assassine tous ses jeunes acteurs, avec pour seul indice une plume de corbeau aveugle, ouvre, à travers une forêt magique gardée par une étrange fée (Romane Bohringer) et habitée par une mère obscure et endeuillée (Elina Löwensohn), un nouveau territoire sensible au sein du film et déverrouille l’incarnation des acteurs, qui jusqu’alors possédait une certaine sécheresse, peut-être trop soumise à l’incarnation de l’image. Une voix élégiaque émane de cette forêt, qui livre les clés du dénouement de l’enquête, livre au jour son traumatisme archaïque et la vengeance malade qu’il suscite. Puis, le film s’enfuit comme il s’est ouvert, non plus sur la table de montage de cinéma, mais sur la salle de projection, qui cache une cryptique pièce, lynchienne, où des hommes se rencontrent, dans un étrange ballet sensuel et inquiétant, sans se toucher, avant que l’endroit ne se dérobe à nous, emportant avec lui sa précieuse marginalité déployée tout au long de l’œuvre.