Tom à la ferme

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Le nouveau Xavier Dolan, film anxiogène et abouti entre deuil, syndrome de Stockholm et vaches à traire.

Il arrive seul, au volant d’une vieille voiture déglinguée qu’il conduit le long d’une route infinie de la campagne québécoise. Le plan est large et aérien, Kathleen Fortin chante Les Moulins de mon coeur, la célèbre chanson de Michel Legrand composée pour L’Affaire Thomas Crown (Norman Jewison, 1968). Tom a vingt ans et quelque, il vient de perdre le garçon qu’il aimait ; il a fait le déplacement pour ses funérailles. Il a préparé un discours, écrit au feutre sur de l’essuie-tout (beau plan d’ouverture au lyrisme tout dolanien), qu’il ne lira pas car, à la ferme où vivent sa mère et son frère aîné, personne n’était au courant de l’existence de Tom, encore moins de l’homosexualité du fils disparu. Personne dans la maison quand il y entre, c’est Agathe, la mère, qui le trouvera endormi à la table de la salle à manger, harassé du trajet. D’abord surprise, elle se réjouit bientôt de ce que la route déserte a fini par amener quelqu’un. Le frère Francis débarque et instaure un jeu de rôles malsain : il s’agit de faire croire que le mort avait une copine, et que Tom est là pour la représenter. Pas question de s’y soustraire, les champs de maïs alentour, à cette période-là, sont tranchants “comme des couteaux”.

Tout, dans Tom à la ferme, résonne d’une menace sourde et inquiétante, d’autant plus angoissante qu’elle n’explose jamais réellement. Le quatrième long métrage de Xavier Dolan (en quatre ans et tourné à moins de vingt-cinq ans) installe un climat délétère qui tranche, une bonne partie du film du moins, avec les élans pop et terriblement générationnels du reste de l’oeuvre du jeune cinéaste. Pas ou peu de slow-motion, une mise en scène beaucoup plus corsetée, moins de tentatives visuelles (ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas riche visuellement) : le film témoigne d’une volonté de rupture, d’une sobriété érigée contre le romantisme et la jeunesse outrés des Amours imaginaires (2010) ou de Laurence Anyways (2012). Dolan s’essaye au film de genre, le thriller, et y parvient en grande part : l’inquiétude est de chaque plan, grandement soulignée par le score monumental de Gabriel Yared. On a beaucoup lu, au moment de la présentation à la Mostra de Venise l’an dernier, qu’il y avait du Hitchcock dans ce Tom à la ferme. Il y a effectivement de ça, tant les notions de peur et culpabilité y sont présentes, dans une unité de lieu extrêmement enfermante dont la nature environnante fait office de geôle (les vaches à traire filmées comme des prisonniers, les champs de maïs inhospitaliers, la brume persistante, une apparition d’effroi derrière un rideau de douche).

 

Ce serait oublier que Dolan entend affirmer un style qui lui est propre, se rêvant parfois en démiurge – ici, il fait à peu près tout, son nom apparaissant près d’une dizaine de fois au générique, d’acteur dans le rôle principal à producteur, d’accessoiriste et costumier à dialoguiste. Ce pourrait être énervant (ça l’était beaucoup dans Les Amours imaginaires), c’est surtout l’affirmation d’une voix de cinéma, d’un jeune homme qui ne saurait faire dans la modestie puisqu’il y a là une oeuvre à construire. Il semble ici en plein possession de ses moyens, valsant sans peine de plans larges de la maison ou de l’étable à des plans très rapprochés sur les visages de ses personnages. C’est ainsi que, si le film semble d’abord marquer un tournant, on retrouve Dolan sans cesse, dans des scènes exaltées qui sont sa marque et qu’il réussit presque à coup sûr : un tango brûlant dans une grange, une agression si sensuelle qu’elle en devient quasi érotique, l’éruption de colère en gros plan d’une mère qui se rend compte que son fils est mort et que ce n’est pas normal, “on ne meurt pas à vingt-cinq ans”. Car, derrière le thriller classique, Tom à la ferme parle surtout d’un deuil impossible : celui qui suit la perte d’un enfant ou, dans le cas de Tom, celui d’un amour gardé secret.

Il y avait, dans la pièce éponyme de Michel Marc Bouchard dont est tiré le film, la phrase suivante : “Avant d’apprendre à aimer, les homosexuels apprenant à mentir”. Xavier Dolan évite soigneusement la thèse sur l’homophobie en milieu rural, le thème traverse pourtant tout le film. Tom, qui à Montréal vivait sa sexualité de manière tout à fait assumée, se trouve obligé de revenir dans le placard – pour échapper aux coups et aux insultes, pour éviter l’accumulation de peines sur une mère endeuillée, et parce que Francis, le bourreau, est beau et fort. Parce que Francis est le grand frère de l’amoureux perdu, parce que s’en remettre à lui équivaut à ne pas laisser échapper l’autre tout à fait. A trois reprises, Dolan opère un changement de format : l’image se rétrécit en haut et en bas jusqu’à un 16/9 très resserré. Ce n’est pas un hasard si ces changements correspondent aux luttes physiques entre Tom et Francis, à ces moments où les coups sont un prolongement de l’autre et valent mieux que de fuir, puisque la fuite serait l’oubli. D’autant que Dolan sait suspendre les scènes pile au bon instant, gardant la tension à son comble. Tom à la ferme, quoique toute en intensité, est aussi un film de la retenue – retenue de Tom qui sait que faire corps avec la famille de son mec, c’est aussi le retenir lui ; et retenue de Dolan qui, en maîtrisant ses ardeurs sans jamais se renier, signe son film le plus fort et le plus maîtrisé.

Titre original : Tom à la ferme

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Durée : 102 mn


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