The House that Jack built

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Pyramidal, limpide dans sa mise en scène mais opaque dans ses intentions, « The House that Jack built » entraîne le spectateur dans sa subversion à double tranchant.

« Nous portons tous en nous une maison effondrée, tu ne crois pas ? Dis-moi ce qui te manque, cave ou grenier ? Quelle paroi vacille en toi ? Quel plancher ? Où se planquent tes termites et tes araignées, tes lézardes et ton salpêtre ? Où sont tes débarras, tes issues de secours et tes portes condamnées ? Ta chambre obscure, tu la connais ? Et ta pièce vide ? » La Folie Elisa, Gwenaëlle Aubry

L’œuvre de Lars Von Trier est marquée par le déséquilibre émotionnel instillé dans nombre de ses films, des zones d’embarras psychique comme autant de plaies à vif que le réalisateur danois triture avec une lame particulièrement coupante. La mélancholie qui s’abat tel une chape de plomb sur le personnage de Justine dans Melancholia recouvrait celui ou celle qui la regardait d’un même accablement dépressif, aspirant la plus petite énergie vitale. Le désespoir gagnait le coeur au contact du portrait de la vie de Selma dans Dancer in the Dark jusque dans sa fin insoutenable. Le mal être saisissait l’échine dans Antichrist. Son dernier film, The House that Jack built, s’il nous pousse de nouveau dans les retranchements de l’âme, met à l’épreuve la perception que l’on en a par sa sécheresse et l’effet de court-circuit sensible qui jaillit de son cynisme redoutable.

Jack, troisième petit cochon du conte

Jack, psychopathe bourré de tocs, au prénom d’un tristement célèbre tueur en série et doté de la beauté et du talent de Matt Dillon, apparaît comme un meurtrier malin mais au visage délavé par la banalité du mal, sans affect et dépourvu d’empathie pour quiconque, si ce n’est pour lui-même. Sa principale frustration demeure son incapacité à se construire une maison (« the house that jack built ») dans un matériau qui puisse le satisfaire. C’est ainsi que le film, articulé autour du récit de cinq « incidents » – en réalité des assassinats – commis par Jack avant qu’il ne soit guidé par Verge/Virgile (Bruno Ganz) dans les profondeurs des neufs cercles de l’Enfer qui l’attendent, développe les obsessions de son personnage principal autour de ce motif de la maison originelle, comme le troisième des trois petits cochons du conte. A ceci près que son machiavélisme le mènera à trouver son matériau idéal dans des circonstances bien macabres. A travers cette construction, qui donne son nom au titre, c’est en réalité toute une architecture créatrice que l’on découvre, métaphorique, symbolique. Cette œuvre chapitrée de Lars Von Trier se donne comme un édifice monumental, aux fondations solides, érigées selon des règles mathématiques précises (la séquence du meurtre familial), des équations dont le cinéaste a pris soin de gommer toute variable. Par exemple, aux quatre premiers meurtres prenant pour victimes des femmes, présentées comme assez peu intelligentes, suit un assassinat final totémique, où une seule balle doit traverser la tête de cinq hommes réduit en une rangée de proies terrorisées. Egalité des sexes semble dirre de manière narquoise le réalisateur.

La « pourriture noble », le meurtrier créateur

Les ambitions de Jack dans l’élaboration de ses meurtres sont soutenues par une Volonté de puissance pathétique où un assassinat réussi se rapproche de l’édification d’une belle cathédrale, images d’histoire de l’art à l’appui. Le cinéaste entrelace tout au long du film de façon provocatrice la démiurgie du créateur (la sienne ?) et le dessin de Jack, à travers une convocation d’images de l’art foisonnantes, à la folie de Jack, dont la providence lui laisserait croire que « les dieux » sont avec lui, quand, par exemple, un balai de pluie efface les traces de son second meurtre dans une séquence sardonique. C’est ainsi que les archives de Glenn Gould jouant nerveusement la partita pour piano n°2 de J.S. Bach forment un interlude déroutant entre les « incidents » commis par Jack, tandis que le leitmotiv musical de la chanson Fame de David Bowie rythme le long métrage d’envolées qui accompagnent l’ironie planant sur les scènes. Un canevas de citations (images d’archives historique de génocide, reproductions de tableaux, évocations philosophiques nietzschéennes, littérature) pyramidal et à l’usage qui impose un recul critique, il est bon de revenir plusieurs fois sur le film, tant la grandiloquence de ces passages, associé à l’esprit brillant du cinéaste dans son portrait de Jack et de son oeuvre morbide qu’il appelle « pourriture noble », peut confondre.

Court-circuit sensible

Car si l’on est reconnaissant au cinéaste d’éviter la représentation d’une figure de serial killer complaisante, comme on en trouve tant dans le cinéma, particulièrement américain, on ne peut faire fi de l’opacité de ses intentions dans la réalisation du film. Pas de rédemption possible pour Jack, sa trajectoire n’échappe pas à la chute de l’homme lamentable qu’il représente. Les tonalités blafardes et cafardeuses qui l’accompagnent jusqu’à sa fin (avant une arrivée en enfer maniériste qui transforme l’esthétique du film) ne laissent pas de doute quant à l’évocation de l’homme et au regard absent de fascination que Lars Von Trier pose sur lui. Mais les registres que manient le long métrage, l’humour noir, le cynisme, la sécheresse sensible du personnage réverbérée sur toute la mise en scène (avec ces jump-cuts qui taillent les plans à l’os) emmènent le spectateur vers d’inconfortables zones d’ambivalence de perception. Le rire étrange qui nous sort de la gorge est il sincère? Que doit on penser de cette dés-affectation que nous communique Lars Von Trier à la suite de son personnage? Au contact de l’oeuvre d’un cinéaste passé maître dans l’art de dépeindre les affects les plus abyssaux de la communauté humaine nous vient alors cette question obscure et dérangeante  : que reste-t-il à ressentir lorsqu’on est Jack ? Avant d’être plongés dans une « lande brûlée par une pluie de feu »?

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Durée : 145 mn


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