Une chambre à soi
À partir d’une trame narrative à une seule voie et pour le moins classique – un triangle amoureux qui voit Hester, mariée à un homme qu’elle n’aime pas, le juge Sir William (Simon Russell Beale), s’éprendre de Freddie, dans un Londres nocturne et ambré d’après-guerre –, Terence Davies déplace les enjeux du récit vers ceux de l’image et du montage. Comme confiné dans une seule pièce, la chambre feutrée et mordorée d’Hester, le film s’évade de ce (presque) seul espace vers les méandres et souvenirs de la liaison amoureuse de cette femme, comme les effluves de fumée qu’elle répand en enchaînant les cigarettes. Multipliant les fondus fantomatiques et les flashes-back subreptices, avec pour seule liaison les errements des sentiments d’Hester, le cinéaste crée un espace-temps plus mental que réel, une atmosphère qui laisse groggy, décompose et recompose le déroulement de la relation de Freddie et Hester, jusqu’à leur rupture. La chambre au décor opiacé sert autant d’antre amoureuse aux entrevues des deux amants qu’elle est le lieu intime de l’investissement émotionnel et psychologique de l’héroïne. Chevelure de jais et visage diaphane, Rachel Weisz offre une présence vaporeuse et intemporelle à l’écran.
Nostalgie londonienne
De ce déclin moiré qui envahit le long métrage émane une sensation de nostalgie qui imprègne bien des œuvres du cinéaste britannique. Ici, le Londres des années cinquante qu’il filme est une ville aperçue furtivement au coin d’un pub, majoritairement de nuit, comme passée, figée. Les émanations de bière n’y sont qu’à moitié joyeuses, les échanges tamisés, à l’image de ce plan où un ami de Freddie se détache dans une obscurité qui l’isole, un fond noir semblant l’extraire de la réalité. Les décombres de la guerre laissent planer leurs fantômes, comme le suggèrent les souvenirs traumatisants qu’évoquent Hester et qui marquent Freddie, ancien pilote de la Royal Air Force. À l’instar des chants régionaux qui, dans Sunset Song (2015), accompagnaient les hommes dans une Écosse à l’aube de la Première Guerre mondiale, Terence Davies ne manque pas ici de caractériser une Angleterre ancrée dans un temps déjà passé, à la fois beau et cafardeux.
Mélodrame fugace
The Deep Blue Sea se livre comme un papier au faible grammage, fragile et concentré dans sa présence d’apparition, par une incarnation visuelle envoûtante et déroutante, échappant au classicisme malgré quelques passages poseurs. Les aléas sentimentaux, qui émergent d’une société corsetée où le plaisir physique est un tabou perdant contre la raison, encore plus lorsqu’il est vécu par une femme, se comprennent dans l’évanescence des plans, les détails de la chambre (les rideaux, les gants de Freddie), la simple présence commune dans l’espace des deux personnages. Le cinéaste loge le lien amoureux comme il logerait un fragile secret dans une boîte de velours épais et la sensibilité de ce mélodrame se perçoit dans sa réussite formelle, la fugacité d’un passage de plan à l’autre, leur profonde sensorialité et l’image séraphique du grain de la pellicule.