Syngué Sabour – Pierre de patience

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Atiq Rahimi adapte son propre roman, prix Goncourt 2008. Un beau film, touchant et intense.

« Syngué sabour » signifie « Pierre de patience » en persan. Il s’agit d’une pierre magique et légendaire : « La pierre t’écoute. Parle-lui de tes souffrances et de tes secrets. Tout ce que tu n’as jamais osé dire aux autres, tu le dis à la pierre, elle écoute tous tes secrets. Elle entend tout. Et un jour, la pierre éclate. Elle tombe en miette. Et ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines ».
Syngué Sabour raconte l’histoire d’une femme dont le mari, un héros de guerre atteint d’une balle dans la nuque, gît dans le coma. Elle veille sur lui au péril de sa vie. Elle dit de lui qu’il est « malade », et le soigne. Elle le lave, le protège, prie pour lui. Pourtant, il ne lui a jamais montré de signe d’affection particulier, il n’était même pas présent le jour de leur mariage. Il n’attendait d’elle qu’une chose : des enfants. Elle en a conscience, et sa motivation relève dans un premier temps de la coutume morale : une femme ne doit pas abandonner son mari. Puis elle commence à lui parler, pour combler le vide et l’ennui. Progressivement, elle se rend compte que c’est autre chose qu’elle comble, quelque chose de plus fondamental. Son mari deviendra malgré lui « pierre de patience »…

La pierre de patience est une chance, celle de se révéler et de se libérer. La parole devient une issue à l’oppression, elle se fait réponse individuelle face à la morale collective. En évoquant ses secrets les plus enfuis, l’héroïne enclenche un mouvement psychique et somatique : avec la parole, l’esprit s’élève, le corps s’éveille.

L’histoire se passe de nos jours, quelque part dans un pays en guerre. On s’imagine qu’il s’agit de l’Afghanistan : les personnages parlent persan, les militaires sont omniprésents, la ville et probablement le pays ont sombré dans le chaos, les femmes sont soumises. Peu de repères géographiques et temporels par ailleurs. Le temps s’étire, s’égrène au fil des monologues de l’héroïne. La légende de la pierre de patience se mue en fable racontant la libération individuelle face à l’oppression morale et physique.
 
 


Syngué Sabour n’est pas une ode à la femme, l’héroïne n’est jamais idéalisée. Il s’agit encore moins d’un hymne à la vie mais plutôt d’une réinterpréation de la condition humaine. Finalement, tout n’est que contraste dans ici. L’héroïne veille sur son mari mais souhaiterait qu’une balle perdue l’achève. Le mari n’est pas mort mais ne vit plus, sa femme est vivante mais n’a jamais eu l’impression de vivre vraiment. Il n’a jamais pris soin d’elle de son vivant, et c’est à moitié mort qu’il lui ouvre de nouvelles perspectives. Les hommes se croient forts mais sont faibles. Ils sont faibles mais restent effrayants. Face à la guerre et ses horreurs, face aux armes et à la violence, l’héroïne fuit par la parole et ce repli devient une expérience cathartique.
 
Il y a quelque chose de poétique et de douloureux dans cette quête quelque peu désespérée, comme s’il s’agissait d’une dernière chance, d’un acte de vie ultime face à la mort. Mais tout est fragile et précaire. La réalité rattrape régulièrement l’héroïne. Celle de la guerre et celle de la condition de la femme : l’éveil de sa sensualité se heurte ainsi aux regains réguliers de la morale collective enfouie au plus profond d’elle. Et si tout n’était qu’une parenthèse, un  songe, un conte… Que se passera-t-il quand la pierre aura éclaté ?
 
Syngué Sabour est un très beau film, touchant et intense. La caméra reste in extenso aux côtés de l’héroïne, dévoilant la douceur de ses gestes, la chaleur de sa voix, la mélancolie de son regard, qui tranchent avec l’inertie du mari. Les plans-séquences figurent la dilatation du temps, et peu à peu cette histoire s’affranchit des contingences de la guerre en Afghanistan. La pierre de patience est légendaire, et derrière la légende, il n’est question que d’élévation individuelle, d’affranchissement moral, de dignité.

Titre original : Syngué Sabour - Pierre de patience

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