Satyricon

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« L’œuvre nous oblige à porter les yeux sur cette part anarchique que tout homme possède et dissimule. Hanté par les fantasmes de l’inconscient, riche en images oniriques-symboles sexuels, têtes tranchées, chevaux qui se cabrent dans la nuit (…) » (Philippe Hourcade).

Partie 1 : Fellini Satyricon, film érotique ?

Plus que tout autre art, plus encore que la peinture et la sculpture, photographie et cinéma sont très vite devenus les supports privilégiés de l’érotisme, voire de la pornographie, sans doute en raison de la prégnance et du réalisme du rendu que ces supports permettent. Ainsi le cinéma érotique a sans doute aidé et permis, sans le savoir, la libération des mœurs avant d’être ghéttoïsé dans les salles dites X, à la fin des années 60. Maintenant, généralisés et affadis, le sexe et la vulgarité née de la redondance et de la surabondance, s’étalent sur tous les médias, notamment la télévision qui en fait à la fois son fonds de commerce et son alibi de permissivité.

En 1969, Fellini Satyricon apparaît sur les écrans comme un Ovni, comme un cri, un point final poétique à la révolution hippie dont il utilise les artifices pour mieux les déstabiliser. Fellini, visionnaire, a tenu à conserver (après l’avoir d’ailleurs ajouté) le “y” qui fait la différence entre le satyre et la satire, qui n’est pas dans le titre de l’œuvre présumée de Pétrone, Le Satiricon, dont il ne nous reste que quelques morceaux épars écrits autour de 60 après Jésus-Christ, près du Vésuve. Et cette œuvre se présente comme une sorte de manifeste de Fellini, sorti définitivement de la grave dépression qu’il vient de traverser en ce milieu des années, curieuse coïncidence ! quelque 1900 ans après que Pétrone fut censé avoir écrit le texte fondateur. Et ce Fellini Satyricon (ainsi que les distributeurs français le donnèrent en pâture afin qu’on ne le confonde pas avec un autre tourné à la sauvette pour lui faire concurrence) a séduit Georges Simenon et Henry Miller, deux hérauts chacun à sa manière de l’art d’aimer. « J’ai vu le film de Fellini, (Le Satyricon) j’en ai savouré chaque minute. Je me fous éperdument de ce qu’il signifie : une suite de plans admirables et passionnants. » (D’après Miller Henry, Le Monde, décembre 1969).

Cela suffit-il à nous autoriser à déclarer le film comme monument à l’érotisme ? Oui et bien sûr pas seulement pour ces raisons-là. Fellini a déclaré urbi et orbi alors qu’il avait voulu mettre en scène le parallèle entre la décadence romaine et celle de notre monde moderne, comme il persistera et signera pour Fellini Roma avec cette assertion : « Rome est une bien belle ville pour attendre la fin du monde ». Bien entendu, il avait déjà planté le décor en 1960 avec La dolce Vita, mais Fellini Satyricon est autre chose encore, c’est l’éloge de l’amour hétéro et homosexuel (D’après Gérard Zwang reproche à Fellini d’y avoir lu une peinture de “la Rome décadente en putréfaction” alors que selon lui il s’agit d’une ode à l’amour physique hétéro et homosexuel.

Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 8). Un pas de plus dans la libération des mœurs et l’œuvre est parsemée de fantasmes proprement felliniens, comme la mater dévorante, la femme obèse, la monstruosité éblouissante, le double, l’ambiguïté, etc., associés à la peinture de la décadence romaine et de l’homosexualité, à laquelle Fellini ne nous avait pas habitués jusque là. Certains critiquèrent le film en le qualifiant de vulgaire, voire de pornographique. Il ne lui manque que l’odeur, se moquaient-ils ! Sans doute sont-ils passés à côté du chef d’œuvre de celui qu’on appelait Il Poeta, un film dans lequel l’érotisme se donne dans toute son émotion et grâce à une grande pudeur. Il se déroule sous les auspices des trois formes décrites par Georges Bataille dans le livre éponyme : l’érotisme des corps, l’érotisme des cœurs et l’érotisme sacré (D’après Bataille Georges, L’Erotisme, édition illustrée, Les éditions de Minuit, Paris, 1957, p. 22.).

On observe même cette sorte de gradation dans le film qui s’élève de l’amour des beaux corps, autrement dit l’amour physique (qui n’est pas sans issue n’en déplaise à Gainsbourg) entre Encolpe, Giton et Ascylte, trois jeunes dévergondés qui traversent le film avec l’insolence de la jeunesse et la beauté de leurs corps dénudés qui ne pensent qu’à s’accoupler. Et si Fellini ne nous montre rien de ces agissements, il y a pourtant une image choc, celle qui déshabille les corps de Giton et d’Encolpe, dans le bateau de Lichas, montrés nus, seulement revêtus d’un cache-sexe et d’un carcois dorés comme Cupidon ou Eros (le bien nommé).

Cependant, loin de vouloir faire un film érotique comme ceux qu’on fabriquait alors à la chaîne, Fellini le catholique a fait plus fort encore, comme s’il illustrait la théorie de Bataille lui-même, à la suite de Platon qui définit dans Le Banquet l’amour des beaux corps comme moyen de nous faire accéder à l’amour des belles âmes. Et c’est cet érotisme des cœurs qui unit Giton et Encolpe, dans pousse ce dernier à rechercher désespérément partout ce “petit frère” tant aimé, mais si volage et cupide, ce Giton que le langage courant, dans sa volonté quelque peu moralisatrice, va cantonner à la définition du jeune homme de petite vertu qui négocie ses charmes. Et enfin, cet érotisme finit par se transformer en érotisme sacré, justement par la connaissance de la mort (Eros et Thanatos sont si proches, Bataille l’a fort bien fait remarquer à la suite des Grecs) dans ce finale qui nous montre Encolpe rayonnant quittant la terre où les vieillards avides d’héritage dévorent le corps momifié du poète Eumolpe dont ce sera la dernière facétie, pour une île où un jeune Grec lui raconta… Fin du/des fragment(s) du Satiricon, puisque Fellini a eu la délicatesse de conserver l’aspect fragmenté et fragmentaire de l’original.

Cet érotimse qui conduit au sacré est le propre de la trame de Fellini Satyricon qui traverse des states pour parvenir à une sorte de transmutation et de purification dans un alambic de sensations, illustrées, d’une part, par le sacrifice de la sorcière Œnothée dont le vagin crache le feu qu’un sorcier y a caché pour la punir, et la mort brutale d’Ascylte, assassiné sur les eaux lourdes d’un Styx moderne par un brigand, à l’instant même où Encolpe retrouve son sceptre. On pourrait y appliquer cette réflexion que Bataille relève sous la plume de Sade : « Il n’est pas de meilleur moyen de se familiariser avec la mort que de l’allier à une idée libertine. » (opere cit., p.31).

L’idée libertine traverse l’esprit des personnages du Satyricon, pour qui jouir (godere) n’est pas qu’une formule toute faite. Ils veulent jouir de la vie parce qu’ils savent qu’elle est courte et la poésie qui les nourrit depuis des siècles leur a enseigné à la fois l’hédonisme, l’épicurisme et le stoïcisme, même si ces théories ne sont plus que de vagues souvenirs à l’époque de la décandence. ce corps tant aimé mourra, parce que la mort est inévitable même si cette cassure dans l’unité de l’être ne nous est pas admissible. Cette fêlure est le fondement même de l’érotisme latent et sous-jacent dans tout le film de fellini.

Maintenant, quelles sont les métaphores qu’il a utilisées pour y parvenir ? Fellini a bien sûr opté pour la beauté de ses personnages, leur présentation à la fois sauvage et magnifiée : même le couple de patriciens qui se suicident dans leur villa pastel sont très beaux et dégagent une sorte d’érotisme des cours inoubliables alors que leurs enfant, emmenés par des esclaves fraîchement affranchis, leur sont à jamais ôtés. Les couleurs, les chairs, les fleurs sur les corps des enfants demi-nus du banquet de Trimalchion comme dans un Caravaggio, la laideur aussi à la Goya, même les musiques (un mélange de tous les pays et de tous les genres sous la houlette de Nino Rota) se marient pour faire de Fellini Satyricon un film érotique, comme involontairement, même si on connaît la roublardise légendaire de Federico. En effet, rien ne peut nous laisser penser qu’il était comme monsieur Jourdain. Il savait très bien qu’il réalisait un film érotique (non pas au sens cochon, exhibitionniste ou voyeur) dans la simple acception qu’en donne Bataille : érotisme comme activité humaine désespérée pour mettre en scène la continuité perdue. Deux êtres s’unissent, se perdent, meurent et se retrouvent dans le souvenir de leur union.

La beauté du film réside dans ce qu’il illustre au plus près cette poésie de la réunion de deux êtres, ce chant de désespoir face à la beauté, mêlée de vanité, de toute entreprise humaine. Et cet érotisme des corps, dans leur magnificence et dans leur horreur, des cœurs et du sacré passent par les divers actes de ce roman picaresque avant l’heure, dans le châtoiement de ces scènes qui se succèdent tels les morceaux épars d’une histoire qu’on a du mal à reconstituer mais qu’on comprend parce qu’elle parle d’amour et de mort, de solitude et d’union, du Même et de l’Autre. Toutes les séquences sont érotiques en substance et en acte et ils erait fastidieux de les énumérer toutes, mais qu’il s’agisse des thermes, de l’insula Féliclès, du bian collectif, de la fête en l’honneur du dieu Rire, du lupanar, de l’amour à trois dans la villa déserte, etc. Tout est prétexte à dénuder, à décorer et à servir comme hommage à l’amour. Mais c’est au moment le plus inattendu que surgit l’hermaphrodite qui conduira peu à peu Ascylte le voleur à sa perte : pendant le banquet de Trimalchion. Le porc est servi entier et Catherine Backès-Clément (D’après L’ARC, Fellini, N°45, Aix-en-Provence, 1971, p. 61-62.) propose donc l’explication suivante :

1.Le sanglier mâle est présenté comme une laie, puisqu’il est entouré de marcassins = bisexualité.
2.Les corbeilles de palmier ont comme référent le mot “palmier” qui en grec se dit “phœnix” et évoque le nom “oiseau-phénix”, donc qui renaît de ses cendres.
3.Autre jeu de mot, celui-ci concernant les dattes qui se disent en grec “syagrus” et ce mot signifie aussi “à goût de sanglier”.
4.Quant aux grives qui s’envolent vivantes du flanc de l’animal mort, elles signifient la renaissance d’un oiseau, “tout comme les dattes à goût de sanglier accompagnant le sanglier mort indiquent un animal qui se repaît de sa propre chair.”

Mais Fellini nous présente ce porc déjà mort, prêt à être dévoré, tout comme le corps d’Eumolpe à la fin de son film, mais surtout dévoilé et perdu comme le jeune Hermaphrodite, volé et qui mourra de soif dans le désert. C’est la mort des symboles et ce porc servi au banquet est une sorte de prolepse de la mort de toute une civilisation qui n’a pas su conserver le Même et l’Autre. Sauf si la vérité vient comme toujours de la beauté et de la jeunesse, transmutation de l’érotisme ambiant propre à cette fin des années 60. En effet, « ailleurs, peut-être, écrit J. M. G. Le Clézio il y a la jeunesse, la beauté, la lumière, qui attendent le moment de la vengeance. Comme si le regard de Fellini, plus rapide que le nôtre, plus rapide et plus désespéré, avait déjà traversé de part en part le mur de notre histoire, illuminant au passage tout le dédale glacé des galeries des morts, jusqu’à cet autre monde, à la surface, dans la lumière, qui est le sien et qui ne peut pas ne pas venir. » (D’après L’ARC, Fellini, N°45, Aix-en-Provence, 1971, p. 28 et 29).

Partie 2 : Le Satyricon de Fellini

Réalisé de 1968 à 1969, ce film représente pour nous le tournant décisif de Fellini, la charnière, le pivot. Il a étonné le monde entier par sa beauté monstrueuse. Il symbolise aussi l’abandon définitif d’un cinéma qui avait encore des attaches avec le réalisme, le néo-réalisme, le psychologisme à la Bergman. Voici pourquoi il a tellement désarmé la critique qui n’a pas pu le classer. En effet, le Satyricon étonne, fascine, dégoûte, bref, ne laisse personne indifférent. Il avait évidemment été précédé de diverses approches : on pense à Le tentazioni del Dottore Antonio et Toby Dammit car il y a bien sûr une continuité dans l’œuvre de Fellini. Cependant, le Satyricon apparaît bien comme le film significatif de la santé retrouvée de Fellini. On sait qu’une maladie et une dépression, à la suite entre autres de l’abandon définitif du Voyage de G. Mastorna avaient profondément affecté Federico Fellini qui recouvra toutes ses forces et tout son dynamisme à l’occasion de Toby Dammit, film qui précède le Satyricon d’un an. Mais Satyricon semble l’hyperbole réussie de l’abandon du projet du Voyage de G. Mastorna. C’est un voyage, non pas dans l’espace ou le futur, mais dans l’Histoire et le cœur de la Terre, dans le ventre de la « planète Mère » (terme de Robert Benayoun, in Positif, N° 111, Décembre 1969).

Nous sommes en présence de nos ancêtres, mais tellement proches et tellement lointains à la fois. Fellini a déclaré d’ailleurs qu’au départ, l’Antiquité romaine lui était aussi étrangère que les habitants de la planète Mars, ce qui nous paraît encore être une boutade au vu de la merveille de précision et d’érudition qu’est le Satyricon. L’œuvre de Pétrone, dont finalement l’identité n’est pas encore réellement confirmée, et ne le sera sans doute jamais, est respectée dans ses épisodes les plus célèbres (le banquet de Trimalchion, le rapt des trois lascars par Lichas de Tarente, la matrone d’Ephèse et le festin mortuaire et anthropophage de la dépouille d’Eumolpe) sous sa forme actuelle, c’est-à-dire les fragments épars qui ont été retrouvés. Mais Fellini y a rajouté ses propres fantasmes, liés à l’androgynie, au corps de la femme et même à l’homosexualité de façon tellement crédible qu’on a parfois du mal à distinguer ce qui est de Pétrone et ce qui est de Fellini.

Finalement, peu importe ! Le film est un chef-d’œuvre immortel au même titre maintenant que le livre lui-même. On a pu dire qu’il ne respectait pas les données historiques puisqu’on remarque çà et là des éléments étrangers. Mais qu’importe encore car on ne connaît pas avec certitude l’époque à laquelle a été écrit le Satiricon : premier siècle après Jésus-Christ vraisemblablement, dans les environs de Naples, au moment approximatif de l’éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi, selon des sources autorisées. Alors pourquoi n’y voit-on jamais la marque du christianisme naissant, diront certains, sinon de façon très allégorique ? D’autre part, dans sa préface à l’édition du Satiricon de Pétrone, Certes, mais Fellini y découvre aussi un parallèle avec notre monde actuel, et cela n’est pas non plus contestable (Satyricon a été réalisé dans la mouvance de 1968 et à ce titre reste prophétique même en 1992). « Faut-il déceler ici la marque de l’état de dépérissement de notre culture et l’annonce de sa mort prochaine, pressentie par Valéry dès 1919 ? » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 13 à 19).

La tête de la Gorgone de Corfou que l’on aperçoit à l’arrière-plan, parmi les homéristes pendant le banquet de Trimalchion, avec ses yeux globuleux, a sans doute comme signification, puisque Fellini adore les signes, la pétrification de tous les acteurs du film, à la fin, sur l’île. Transformés en pierres, peints “à fresque” sur des murs en ruines. A cet égard, le Satyricon se termine un peu comme Intervista. Arrivés dans cette île inconnue, le narrateur — Encolpe — atteste qu’”un jeune grec leur raconta…”. Musique. Images : celles de l’eau de la mer, de l’île au loin, des murs recouverts des portraits de Giton, de Triphène, etc., tous les protagonistes de cette histoire comme si le mystère demeurait entier et que Le Satiricon de Pétrone ne pouvait livrer son secret. Que nous raconta donc ce jeune grec ? Sans doute ces fragments d’histoire que nous venons de voir, ou alors une autre histoire puisque l’œuvre antique de Pétrone nous est parvenue morcelée, dispersée. Nous disposons actuellement entre le tiers et le trentième estimés de l’œuvre de Pétronius Arbiter selon Gérard Zwang.

Mais cette fin interrompue est encore une mise en abyme : on ne peut l’oublier tant elle pose question et renvoie à l’origine, à la naissance, comme la fin de La Dolce Vita, la fin d’Intervista ou celle des Notti di Cabiria. On sait que Fellini aima ce côté inachevé de l’œuvre de Pétrone qui lui laissait une porte ouverte pour son Satyricon. Car on a déjà dit que Fellini avait horreur des fins même s’il a bien fallu en trouver une qui n’en soit pas une pour le Satyricon. « Pourquoi n’avoir pas tenté au contraire de restituer intact le livre de Pétrone et même de le compléter, afin de servir notre héritage humaniste ? Telle n’a pas été en l’occurrence l’ambition de Fellini : ce n’est pas un copiste, et peut-être aussi a-t-il pensé que le désir de restaurer intégralement les œuvres du passé n’était que pure utopie, vaine nostalgie d’époques irrémédiablement révolues : ces pans de ruines où sont peints les principaux personnages du film, certes reconnaissables mais devenus étrangers, énigmatiques désormais, et qui s’éloignent de nous, m’inciteraient à le croire. » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 13 à 19)

Donc, on aura compris que par cette libre adaptation de l’œuvre de Pétrone, Fellini s’en donne à cœur joie et libère tous ses fantasmes, des thèmes auxquels nous n’étions pas habitués, mais liés au livre de Pétrone : l’homosexualité, la gémellité, la fresque historique. On sait que le film a été distribué sous le titre de Fellini-Satyricon et que Fellini tient à conserver le “y” sans doute par malice bien que, dans l’introduction à l’œuvre de Pétrone, Gérard Zwang note que les deux orthographes sont possibles (D’après Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 8). Ensuite, l’idée de coller le nom de Fellini juste avant le titre (et qui sera reprise pour Roma et pour Le Casanova) a été avancée pour bien différencier ce film d’un autre à tendance pornographique, maintenant passé aux oubliettes, réalisé avant la sortie de celui de Fellini.

L’utilisation du nom de Fellini comme préfixe donne également une signification au titre du film, le personnalise en quelque sorte. C’est le Satiricon revu et corrigé par le cinéaste ou c’est encore Rome mais vue par les yeux de Fellini, c’est-à-dire une vision particulièrement subjective, mise en scène, “fellinisée”. Voici aussi pourquoi nous avons intitulé cette thèse “Fellini-Cinéma”, façon de dire que le cinéma de Fellini est entièrement à part. Les critiques sont d’ailleurs unanimes à reconnaître cette place unique à Fellini laquelle atteint son apogée avec le Satyricon. Voici pourquoi nous disions que ce film représente une charnière dans son œuvre totale. Jean-Louis Bory dira, à propos du Satyricon, que le Fellini-Circus est de nouveau de sortie, encore plus impressionnant que jamais, dans sa beauté, son mouvement et sa présence (D’après Le Nouvel Observateur, Mai 1969).

Que dire devant un tel défilé de beautés, d’horreurs et de surprises ? Cette orgie de couleurs et de lumières, une orgie à laquelle le spectateur lui-même participe de tous ses sens. “L’enfer remplace le paradis” écrira Michel Mardore (D’après Le Nouvel Observateur, 8 Décembre 1969). Fellini a voulu placer dans ce film l’idée de la similitude entre ce monde romain agonisant et notre monde moderne actuel qui perd ses valeurs traditionnelles. On retrouve certes le pessimisme des films dits de la période “soleil noir”, mais traité de façon bien différente. Cette forme de désespoir léger sera utilisé pour le lancement en France d’un autre film, de la même veine : Fellini-Roma, ville dont Fellini disait qu’elle est « un bien bel endroit pour attendre la fin du monde ».

Le Satyricon ne veut pas être, comme Il Bidone ou La Strada, un film psychologique, puisque les faits sont censés s’être déroulés à l’époque de la Rome Antique, mais néanmoins, il y a dans ce film une certaine idée de la mort, ne serait-ce que parce qu’il se situe à une époque bien révolue qu’on aurait beaucoup de mal à situer à une époque précise. C’est dire que Fellini a laissé libre cours aussi à son imagination. Une fête sur la mort, une mort dans la fête, le Satyricon n’est pas un film à thème ou didactique. Ce phare du cinéma mondial — ainsi que Les Cahiers du Cinéma (N°215) le qualifièrent — ne nous a pas fait un film théorique sur la mort d’une civilisation, un film où Godard — de l’époque — aurait retrouvé certains de ses accents. Fellini, et on le constate dans le Satyricon (puis plus tard dans Le Casanova) est un peintre, une sorte de Jérôme Bosch ou de Goya et non un théoricien. Ce film est constitué de plans, plans séquences, gros plans, travellings latéraux et zooms avant, construits de façon théâtrale de façon à donner l’illusion de tableaux animés (surtout aussi par la qualité des décors et des costumes). Les maquillages donnent également une grande importance aux visages qui portent parfois joyeusement la mort en eux. Film sérieux où finalement rien n’est donné comme vraiment sérieux ; les personnages vivent, s’aiment, se perdent et meurent naturellement comme dans la vie telle qu’elle se donne en spectacle. La seule émotion est sans doute celle ressentie par Encolpe à la mort de son double/contraire, Ascylte, mais foin du psychologisme.

Jamais auparavant — et jamais depuis à part dans Le Casanova — Fellini n’avait autant marié Eros et Thanatos, donné libre cours à l’imbrication du désir et de la mort. Des héros beaux comme des dieux qui meurent et qui, finalement, sont déjà réduits en cendres (on ne contemple plus que leurs pâles reflets sur les fresques des murs), des femmes très belles — comme Œnothée — capables de devenir matrones obèses sans doute parce que les pulsions de vie et de mort cohabitent en nous, tout comme la beauté et la laideur. Sans réellement être à l’image de Freaks de Tod Browning, qui participe d’une autre symbolique, on dirait cependant que Fellini a tenté, avec le Satyricon, de donner à la laideur et à la vulgarité une certaine beauté et vice-versa. Ainsi, la danse de Fortunata et le bain collectif dans les thermes de Trimalchion sont des scènes d’une grande puissance cinématographique qui nous amènent directement au mystère de la création artistique. A contrario, les beaux visages de Giton et d’Ascylte, dans des moments de convoitise ou de fureur, peuvent passer de l’angélisme à la duplicité et même à la laideur.

On dirait que, dans le Satyricon, Fellini moins impliqué dans le choix de ses personnages principaux — aucun d’entre eux ne peut être assimilé à un double, à l’inverse de Marcello Mastroianni comme on l’a fait remarquer —, a pu se débarrasser un peu de ses fantasmes personnels, du moins au niveau des diverses femmes symboliques du film. Bien sûr, elles sont choisies avec beaucoup de précision et leurs maquillages sont évocateurs : coiffures et perruques ne vont d’ailleurs pas sans rappeler les personnages des Satires du poète Juvenal. Et même sans quitter Pétrone, on parvient même à reconnaître les personnages que lui-même avait décrits tels que Fortunata et son amie Scintilla (D’après Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 110) et aussi la vieille femme typiquement goyesque avant l’heure : « Sur son front coulaient des ruisseaux de sueur et de pommade et dans les rides de ses joues il y avait tant de craie qu’on aurait cru voir un mur délabré en train de se défaire sous une averse. » (D’après Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 44).

Cependant, ces femmes ne sont pas archétypales ou symbolisantes comme la Saraghina ou Giulietta ou encore Anita Ekberg. Ce sont des personnages de Pétrone, même si le portrait d’Œnothée n’est pas vraiment celui proposé par Pétrone, du moins dans sa première apparition c’est-à-dire incarnée par Donyale Luna : il s’agit pour Pétrone d’une « tête vieille et décharnée » (D’après Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 236). Certains personnages sont purement felliniens, mais auraient très bien pu figurer dans l’édition originale. Il en va de même pour les protagonistes masculins qui, n’étant pas des doubles de Fellini (même Eumolpe quelquefois trop cuistre et un peu trop ridicule pour être crédible dans ce rôle du double n’ayant pas non plus le détachement et la sorte d’ennui calme de Marcello Mastroianni), peuvent se dévoiler sous des dehors inhabituels : scélérats, homosexuels, voleurs, assassins, arrivistes, etc. On dira que Fellini a l’alibi de Pétrone mais il est important de noter que cette distance donne au personnage mâle une image différente.

Certainement plus caricaturale, plus grotesque, surtout lorsqu’il s’agit des personnages secondaires comme Vernacchio ou Trimalchion. Cette vision de l’homme n’est plus celle d’un individu à la recherche inconsciente de son destin, de son chemin (exception faite d’Encolpe qui franchit plusieurs rites initiatiques qui font de lui un personnage finalement plus pur, plus sincère, même s’il a assassiné le gardien de la grotte du petit hermaphrodite). On mesure la distance parcourue depuis les personnages de Zampano ou d’Augusto pour lesquels Fellini se sentait en communion, en liaison en tout cas. Ainsi, à la question “De quels personnages de tes films es-tu le plus proche ?” posée par Dominique Delouche, Fellini répond : « De Zampano surtout dans La Strada, d’Augusto dans Il Bidone. Les deux personnages sont parents, mais Augusto est plus coupable parce qu’il est lucide. » (D’après Delouche Dominique, Journal d’un bidoniste, Editions du Cerf, Paris, 1956, p. 130)

Le Satyricon est à la croisée des chemins de Fellini, pour reprendre les termes de Geneviève Agel (D’après Agel Geneviève, Les chemins de Fellini, Editions du Cerf, Paris, 1956) , parce qu’il prépare des films comme Roma ou Le Casanova mais aussi dans sa façon d’apparaître à mi-chemin entre le théâtre et le cirque. Ce film donne l’impression que la vie n’est qu’un théâtre. Le spectateur n’est jamais à l’intérieur du jeu et certains personnages secondaires nous regardent, apportant une distance supplémentaire comme pour éviter l’adhésion entre ce qui est montré et ce que nous ressentons. Il est vrai que si des milliers de personnes ont pu pleurer en voyant La Strada ou Il Bidone, il n’en va plus de même pour le Satyricon et toutes les œuvres qui suivront. Le caricaturiste a pris le relais d’une espèce de moraliste. Certes, la caricature existait déjà dans les premiers films (surtout Lo Sceicco bianco ou Luci del Varietà), mais il s’agissait plutôt d’un sens de l’observation et non d’une charge. Avec Satyricon, Fellini a réussi à unir tous les arts théâtraux du monde (et même musicaux avec l’aide de Nino Rota et de nombreux autres compositeurs internationaux) : commedia dell’arte, théâtre Nô, cinéma expressionniste, danse, mime, etc.

Tous ces arts coïncident à merveille pour faire de ce film une œuvre unique qu’on ne saurait qualifier, ni réaliste, ni péplum, ni film psychologique. C’est Fellini-Satyricon, déjà une sorte de « trade mark » qui va se systématiser, un peu trop peut-être. Liliana Betti dans Federico A.C. (D’après BETTI Liliana, Federico A.C., Disegni per il Satyricon di Federico Fellini, Milano Libri Edizioni, Milan, 1970) montre toutes les caricatures que Fellini a réalisées pour trouver les différents acteurs et actrices de son film. Cet ouvrage n’a pas seulement un intérêt anecdotique (on y voit par exemple le numéro de téléphone de l’acteur au-dessous de certains dessins afin de faciliter le travail de recherche de son assistante) ; il indique aussi et surtout le talent de caricaturiste du cinéaste, soulignant chaque défaut et mettant à jour une physionomie qui par là-même deviendra réelle : le “masque” de Vernacchio, les visages des homéristes sont des mises en scène du masque, du Persona (en latin) abordant des thèmes déjà chers à Fellini (voir analyse séquentielle du Satyricon).

Ce que nous avons déjà dit au sujet du cinéma baroque, nous pouvons le répéter au sujet du Satyricon. La caméra est toujours extérieure au jeu des acteurs : par exemple, la scène de théâtre chez Vernacchio est filmée comme une sorte de documentaire (imaginons la caméra cachée en quelque sorte dans la Rome décadente, la mise en scène en plus bien sûr), ou encore la séquence du banquet de Trimalchion qui est filmée en légère contre-plongée comme pour accentuer le côté théâtral encore une fois, la caméra bouge peu, et les plans sont quelquefois rapides, d’un acteur en action à un autre.

La vie comme théâtre n’est que le cirque qui ne donne jamais l’impression de vérité : on songe à la perversité et à la distorsion du faux réel dans Lola Montès de Max Ophuls ou au professeur Rath de l’Ange Bleu de Joseph Von Sternberg. Dans ce dernier film, le professeur amoureux se perd car il est déjà perdu au milieu des masques factices du cabaret qui ôtent la vérité. Jeu d’ombres, comme les fameux prisonniers de la caverne platonicienne (D’après Platon, La République, Livre VII). On peut y retrouver quelques très légers aspects d’Encolpe au cours du banquet de Trimalchion qui participe à la fois à l’orgie et en semble terriblement absent. Sorte de présence /absence qui évoque quelque peu le jeu de Guido à un autre niveau. Effectivement, à maintes reprises, Encolpe traverse le film un peu comme un somnambule lui aussi, toujours un peu en dehors de son jeu. Peut-être est-ce la signification de son impuissance ? Et ce n’est pas un hasard si sa guérison dans les bras d’Œnothée coïncide avec la mort d’Ascylte. Bien que différent de Guido ou de Marcello au niveau psychologique, Encolpe est tout de même, réflexion faite, un héros fellinien même un peu déviant :

1.a) il recherche la maison idéale dont il est chassé à chaque fois (lupanar, grotte, bateau…) et son départ pour l’île mystérieuse accompagné de rires n’est que le prolongement de l’errance du personnage masculin fellinien. Le vent l’emporte, le souffle de la vie l’entraîne.

2.b) Son amour profond n’est pas dirigé vers une femme mais vers un autre homme, un adolescent, Giton, qui lui est infidèle et qu’il dispute à Ascylte. Cette trahison permanente le fait souffrir. On retrouve chez Encolpe un peu des souffrances que l’épouse peut ressentir dans des films comme Otto e mezzo ou La Dolce Vita. Un amour exclusif qui a sans doute séduit Fellini parce qu’il place l’homme dans la situation de la femme. Ce renversement a quelque chose à voir avec l’androgynie et le double. D’autre part, et comme si cela était normal, Encolpe est le seul véritable homosexuel du film. Ascylte et Giton ne sont pas exclusivement homosexuels. Seul Encolpe est réellement amoureux du “petit frère” ce qui est sans doute une des raisons de son impuissance. Et la seule femme à lui rendre sa puissance virile ressemble à une matrone, déesse-mère des religions africaines ou mélanésiennes, autres déesses de la fécondité. « L’univers du Satyricon se situe hors du temps, comme après un cataclysme cosmique. On voit alors les débris de notre conscience, épars, presque méconnaissables, mélangés à d’autres épaves, surgies des zones les plus mystérieuses de l’histoire du monde, et que la mémoire des hommes avait oubliées ou exorcisées. » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini”, N° 3-4, p. 15)

Par la fonction du masque qui cache et découvre et celui, kaléidoscope de l’Antiquité, Le Satyricon joue sur divers niveaux :

1.le désir jamais satisfait,
2.la vie qu’il faut dévorer car “on est moins que les mouches”,
3.la mort qui habite les corps, ces corps dont il ne nous reste que des témoignages fugaces (image qui sera reprise dans Roma au cours de la célèbre séquence des fresques du métropolitain).
4.la vie comme spectacle tragi-comique qui se donne à voir dans sa beauté et sa laideur, dans son aspiration vers le haut sans cesse attirée vers le bas par nos pulsions.
5.le mélange des sexes, de ces âmes incarnées dans le sensible, au sens platonicien, et qui, peut-être se souvenant de l’androgynie première, jouent à se travestir, à se cacher pour apparaître en pleine lumière comme des personnages, donc des masques qui nous renvoient perpétuellement au grand mystère de la vie. Chaque chose n’étant ni définitivement acquise, ni jamais stable.

Voici le Satyricon, vaste méditation sur un monde à jamais disparu mais qui pourrait être le nôtre ou celui du bas Moyen-Age. On sent qu’il a inspiré cet ancien assistant de Fellini : Pier Paolo Pasolini au moment de tourner Le Décaméron ou Les Mille et une Nuits. En effet, il y a dans le Satyricon et Le Décaméron la même volonté de donner une signification nouvelle à l’œuvre originale, qu’elle soit celle de Pétrone ou celle de Boccace. « Tableau d’une culture confinée dans des sanctuaires peu fréquentés et dans des cénacles de plus en plus restreints, objet d’un culte morne et stérile, c’est ainsi que j’interpréterais la séquence courte et généralement peu remarquée de ce musée d’art antique où se manifestent les efforts de l’homme à reconstituer les fragments d’un puzzle géant dont la totalité lui échappe. » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini”, N° 3-4, p. 16).

Partie 3 : Analyse sequentielle

1 —Les Thermes : Plan fixe sur un mur ocre : graffitis, ratures, traces du temps et des passages (toute la romanité passée et contemporaine est inscrite là dans la couleur et dans la matière utilisée). Zoom arrière. Encolpe, désespéré, scande son dépit amoureux, sa colère aussi contre Ascylte qui lui a volé Giton. “Je t’aimais Giton. Je t’aime encore. Tu es le soleil, tu es la mer, tous les Dieux” (en d’autres termes les mots que Casanova prononce à sa poupée mécanique, archétype de la femme idéale qu’il n’a jamais rencontrée ou les mots murmurés à Sylvia par Marcello dans La Dolce Vita).

2 —Un gong retentit. On découvre alors l’ensemble des Thermes, lumière ocre rougeâtre, vapeur d’eau, alcôves sombres. De l’une d’elles sort Ascylte qui rampe ironique, lascif et provocateur comme un jeune animal au sourire et aux yeux de loup. Il déclare avoir couché avec Giton et puis l’avoir vendu au comédien Vernacchio.

3 —Il se bat avec Encolpe qui a le dessus et qui menace de lui briser la tête au bord d’une piscine d’eau chaude de laquelle monte une vapeur jaunâtre. Cut.

4 —Le théâtre de Vernacchio : ancêtre des music-halls felliniens (on y retrouve l’ambiance du petit théâtre de la Barafonda de Roma). La séquence commence par un plan sur Vernacchio qui avance sur une scène nue noyée de brume verdâtre : encore l’allusion à l’enfer et à l’enfermement archéologique. Les spectateurs sont debout. Une nymphomane passe parmi les hommes (comme la Volpina d’Amarcord). Le spectacle est très séduisant : magie de la langue latine et déambulations proches du théâtre Nô et de la commedia dell’arte. Vernacchio fait la satire du pouvoir en coupant la main d’un esclave puis réalise un double miracle : en invoquant la clémence de César lequel rend l’usage de son avant-bras à l’esclave. Enfin, une sorte de grotte dorée s’ouvre. Apparaît Giton dans le rôle d’Eros “aux mille séductions”. Mais Encolpe interrompt le spectacle. Suite de plans fixes. Les enchères sur Giton montent dans l’assemblée. On voit sur la scène un homme portant un masque représentant un chien (cave canem lisait-on à l’entrée d’une villa de Pompéi). On veut acheter Giton, mais “un tel trésor n’a pas de prix” déclare Vernacchio. Un proconsul ordonne à Vernacchio de rendre Giton à son maître.

5 —Les rues de Naples (?) : « Au fond d’une ruelle surgit, énorme et menaçante, la tête de Constantin » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 15) , tirée par des esclaves en sueur. Feu et lumière crépusculaire de fin du monde ou des enfers. On entend le souffle du vent. Cette étrange apparition d’une effigie d’un empereur romain du IIIème siècle après Jésus-Christ qui imposa la chrétienté à l’Empire est une énigme dans le Satyricon car les historiens situent en général l’action du livre de Pétrone au Ier siècle après Jésus-Christ, très certainement sous le règne de Néron. En effet, Tacite dans ses “Annales” rapporte la mort de Pétrone en 66 après Jésus-Christ.

6 —L’insula Felicles : dont l’entrée est gardée par une vieille femme fardée aguicheuse comme une prostituée et qui communique ensuite par signes comme un sémaphore détenteur d’un secret, celui d’un labyrinthe sexuel et mystérieux. Attirance/répulsion. Elle évoque le personnage du tableau de Goya “Que tal ?”. Elle laisse pénétrer les deux amoureux et les portes se referment sur le secret du désir : l’insula Felicles est une sorte de lupanar.

7 —L’oracle dans l’arène : l’épouse sera fertile. On découvre un autre plan rapproché sur une vieille fardée goyesque. Beauté ténébreuse des visages fardés/masqués. L’oracle par le biais de l’immolation d’un animal évoque nos souvenirs inconscients de l’Antiquité gréco-romaine et l’image archétypale du destin et de l’interrogation perpétuelle des hommes sur leur sexualité et leur possibilité à procréer.

8 —Défilés de portraits. Encolpe et Giton, heureux de s’être retrouvés, sont entrés en fait dans un véritable labyrinthe ascendant. Giton (à la demande expresse de Fellini afin de lui donner un air étrange) ne communique que par gestes (D’après E se facesse soli gesti, mimasse continualmente tutto come un animaletto affascinanto e misterioso come Harpo Marx ?” note Federico Fellini au-dessous de son croquis représentant Giton. BETTI Liliana, Federico A.C., Disegni per il Satyricon di Federico Fellini, Milano Libri Edizioni, Milan, 1970. illustration p. 96). On aperçoit de l’eau, un cloaque. Une barque passe comme sur une sorte de Styx. Des femmes à l’intérieur. On entend leurs rires. Insouciance de fin du monde.

9 —Panoramique et cris, paroles en latin. Bruissements. Des portes laissent entrevoir des monstres. Nous sommes dans un Pigalle antique, mi-érotique, mi-effrayant. Une sorte d’enfer. On découvre des chevaux dans l’eau d’un patio abandonné. Présence surréaliste mais leur place s’explique dans ce lieu insolite car, pour Fellini, cet animal symbolise la solitude (ainsi la séquence du passage du cheval noir dans la nuit de La Strada et celle de la déambulation étrange d’un cheval blanc au milieu de l’embouteillage sur le périphérique dans Roma) et l’angoisse. Liliana Betti raconte à ce sujet une anecdote dans son ouvrage : “Un jour, un producteur offrit un chèque en blanc à Fellini afin de le décider à réaliser pour lui un western. Après des rencontres et des tractations, l’accord était sur le point de se conclure quand Fellini lança d’un air distrait : « Ah ! il est bien entendu qu’il n’y aura que des chevaux à bascule dans le film… » Le projet échoua piteusement (D’après BETTI Liliana, Fellini, Albin Michel, Paris, 1980, p. 80).

10 —La chambre du lupanar. Après avoir gravi les marches de cette sorte de tour de Babel, on découvre la trouée qui fait apercevoir le ciel nocturne. Puis commence la scène d’amour entre Giton et Encolpe, très pudique et tendre mais totalement silencieuse. Le silence accentue cette tendresse mais la fait paraître paradoxalement bizarre en confrontation avec les autres activités de l’Insula Felicles. Serait-ce pudeur de la part de Fellini qui filme rarement des scènes d’amour ou gêne devant un rapport homosexuel ?

11 —Ils sont couchés. Ascylte entre brutalement dans la chambre en faisant claquer son fouet. “Qu’est-ce que je vois ? dit-il. Une seule couche pour deux soldats !” Ceci nous fait observer l’idéologie en place à l’époque, très machiste. Giton et Encolpe sont surpris puis Ascylte et Encolpe décident de se séparer en partageant tout ce qu’ils ont en commun, dont Giton. On lui demande de choisir avec qui il veut partir et il désigne, de la tête et d’une parole (“Avec toi”), Ascylte. Ils sortent, laissant Encolpe à son désespoir.

12 —Le tremblement de terre. L’insula Felicles s’effondre. Cris, terreur. Les chevaux blancs semblent pétrifiés et recouverts par la poussière. Est-ce une allusion à l’éruption du Vésuve qui anéantit Pompéi ?

13 —La pinacothèque. Encolpe qui se lamente encore découvre des œuvres d’art présentées par Eumolpe, le poète : “toutes les légendes nous parlent d’amour et l’art n’a jamais enrichi personne” déclare-t-il. Première rencontre avec Eumolpe qui deviendra le fil d’Ariane du récit. Scène de contraste avec la précédente, légèrement surréaliste en raison de cet échafaudage mobile qui apparaît et sur lequel des personnes entassées ressemblent à des visiteurs momifiés. Il évoque aussi les échafaudages de Michelangelo pour la Chapelle Sixtine ou ceux de Giotto que l’on découvre dans le Décaméron de Pasolini. Cette pinacothèque n’intéresse plus personne dit Eumolpe. Seul l’amour de l’argent existe et les Grecs, ces têtes folles, sont maintenant raillés.

14 —Le Banquet de Trimalchion : une des plus longues séquences du film possédant sa propre construction intérieure. 19 minutes ; 145 plans au total dans une succession savante de plans fixes très courts et de plans d’ensemble avec mouvement de personnages et de caméra. Détail :

1.L’arrivée et le bain collectif dans une lumière crépusculaire créent un contraste avec la séquence lumineuse et chaude de la pinacothèque. Le ciel incandescent rappelle Dali mais aussi les flammes supposées d’un enfer à la Breughel. Bain rituel comme dans une matrice géante et sanguinolente qui laverait de tout.
2.Début du banquet avec culte narcissique de Trimalchion accueilli par des acclamations “Caïus viva”. Image représentative de ce culte de la personnalité de Trimalchion, un parvenu inculte : pendant tout le banquet, des peintres élaborent son portrait géant sur les murs de la salle.
3.Présentation des poils de sa première barbe, de ses dieux lares et de sa devise : ‘Rafle tout, gagne gros et accumule encore” (sic). Pour demeurer dans la symbolique psychanalytique, c’est peu après que Trimalchion se lève pour aller à la selle. Double rapport de la richesse et des excréments.
4.Plans successifs et fixes sur les personnages du banquet : visages fardés, mystérieux et grotesques. On découvre Triphène. Encolpe qui s’est rendu au banquet sur invitation d’Eumolpe, est séduit (au contraire du livre, Giton et Ascylte sont absents).
5.Mise en scène du porc servi entier. Trimalchion fait mine de vouloir faire exécuter le cuisinier mais il est gracié car, au moment où l’on tranche la tête du porc, celui-ci laisse apparaître des tonnes de victuailles. Il s’agit là à proprement parler d’une véritable mise en scène culinaire qui existe déjà chez Pétrone.

A ce sujet, Catherine Backès-Clément propose une excellente lecture de l’hermaphrodite dans ce passage. Il serait très intéressant de la citer en entier, mais nous allons tenter d’en donner une explication. Citant d’abord Pétrone, voici ce que l’on peut lire : “L’animal (le sanglier) était coiffé d’un bonnet d’affranchi. A ses défenses étaient suspendues deux petites corbeilles tressées de feuilles de palmier, remplies, l’une de dattes sèches, l’autre de dattes fraîches. Tout autour de la bête, des marcassins de biscuit dur, qui avaient l’air de se suspendre à ses mamelles, indiquaient que c’était une laie qui figurait sur le plateau… (…) De l’ouverture (du sanglier) s’échappe une volée de grives ; des oiseleurs qui se tenaient là tout près, armés de gluaux, attrapèrent en un clin d’œil les oiseaux qui voltigeaient autour de la salle. Trimalchion ordonna qu’on en fit préparer un pour chaque convive, puis il ajouta : « voyez donc un peu de quels glands ce porc sauvage s’est régalé ! »

Explication de Hubaux et Leroy (in Le mythe du Phénix, dans la littérature grecque et latine, Liège, 1939) : Trimalchion, tout comme Héliogabale, a voulu offrir un phénix à ses hôtes et se désigner comme tel lui aussi en coiffant le sanglier d’un bonnet d’affranchi (Trimalchion est un affranchi devenu riche). D’autre part, le phénix qui vit en même temps que le palmier est un animal androgyne (mâle et femelle) et du coup immortel. Il est son propre père et renaît éternellement de ses cendres, de sa cuisson.

Catherine Backès-Clément ne voit pas la même structure signifiante dans le passage du porc servi au banquet de Trimalchion (il faut dire que ce rébus gastronomique doit être particulièrement difficile à traduire à l’écran !) dans le film de Fellini ; cependant, elle déclare que la symbolique de l’Hermaphrodite a été déplacée dans le film. “Fellini (…) place ailleurs ses signifiants, et déplace l’hermaphrodite de l’oiseau cuit à l’enfant mourant. L’androgynie est présente, montrée, dévoilée et décadente au point de mourir : l’hermaphrodite meurt de soif dans le désert. Reconstruction effectuée par Fellini : le mythe du phénix dans la Rome décadente, était un mythe vivant, efficace.

1.Les homéristes, psalmodiant en grec un épisode de la guerre de Troie. Très belle mise en scène dans une succession de plans de convives avachis ou éteints, et les récitants grecs sont filmés en contre-plongée avec leur gestuelle lente et emplie de grâce, de mystère et de solennité. Des voix qui nous viendraient du fond des âges. « Seul au milieu de ce monde qui baffre et flirte à qui mieux mieux, Eumolpe, le sourire aux lèvres, suit et savoure en silence ces jeux d’une autre époque. (…) Faut-il déceler ici la marque de l’état de dépérissement de notre culture et l’annonce de sa mort prochaine ? A cet égard, Fellini ne nous invite pas à l’optimisme. » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini”, N° 3-4, p. 17). En effet, pendant cette prestation d’une grande poésie, un premier plan nous montre un plat apporté aux convives et qui contient une sorte de gros boudin noir et luisant nageant en eau trouble qui ne va pas sans rappeler un quelconque monstre marin miniature et répugnant.

Ce passage est très intéressant car Fellini respecte scrupuleusement le chapitre 59 de l’ouvrage de Pétrone. On voit tout de suite que Pétrone ne cite pas de texte grec. Il écrit seulement : “tandis que les homéristes, selon leur outrageuse coutume, dialoguaient en vers grecs, Trimalchion lisait le livret latin en psalmodiant.” Or, Trimalchion ne connaît pas le grec et ne peut donc comprendre ce qu’ils récitent. Ce qui est accrédité par la suite lorsque nous découvrons ses interprétations fantaisistes du monde homérique ! Le texte grec du film est incompréhensible. Il s’agit d’une accumulation de mots à consonance grecque, prononcés à l’italienne sans aucune signification, sauf ces mots articulés et certainement donnés par malice par Fellini : « Ton terpnon auxetai » (“le plaisir augmente”). De là à penser que Fellini a placé ces paroles pour illustrer l’ignorance de Trimalchion de la langue grecque (Nous remercions ici monsieur Delaporte pour ces indications précieuses) !

1.Danse de Fortunata. Moment de liesse et d’abandon. Trimalchion se donne aussi en spectacle mais sans réellement danser.
2.Dispute de Fortunata et de Trimalchion à cause de son goût pour les jeunes garçons. En effet, elle vient de le découvrir en train de cajoler un jeune adolescent (deux très jeunes éphèbes blonds imités de l’art du Caravaggio).
3.Trimalchion se prend pour un poète et récite des vers. Eumolpe l’accuse de les avoir volés à Lucrèce. Trimalchion exige qu’il soit jeté au feu pour calmer son outrecuidance.

15 —Les cuisines : vision des flammes de l’enfer. On découvre une broche étrange qui tourne en emportant avec elle des lambeaux de chair déchiquetée. Un homme en cage saute comme un singe.

16 —Les funérailles de Caïus Pompée Trimalchion sur une musique hallucinante. Ciel en feu. Le cortège se rend aux catacombes. Cérémonie classique des pleurs des esclaves et des amis qui n’hésitent pas à se disputer les bijoux que Trimalchion distribue depuis sa tombe. Pendant cette cérémonie, Fortunata, l’air lubrique, flirte avec son amie Scintilla. Un homosexuel maniéré raconte l’histoire de la Matrone d’Ephèse (qui est exactement celle de Pétrone et que Cocteau a racontée)

Cette histoire est mise en scène de façon théâtrale et devient par là-même un petit film dans le film. La matrone, livide et très belle, ressemble à Maria Callas et le jeune soldat à l’un des homéristes. La conclusion est donnée par l’homosexuel au milieu des rires de l’assistance : “Mieux vaut pendre un mari mort que perdre un amant vivant”. Belle leçon de vie surtout pour un jour de fausses funérailles.

17 —Le champ labouré : très beau plan sur Encolpe et Eumolpe. Au premier plan une mare, de la brume monte du sol vers le ciel. Encolpe couché tente d’attraper de la main droite un peu d’air ou une étoile pendant que le ciel est parcouru de couleurs et de nuages. Eumolpe, un peu grandiloquent, ce qui fait rire doucement Encolpe : “Les poètes meurent encore Encolpe, mais la poésie est immortelle (…) Je te laisse la poésie, les saisons, surtout le printemps et l’été. La mer et la terre, les montagnes et les grands nuages qui passent solennels et légers. Les arbres et leur petit peuple ailé. Les étoiles. La voix des hommes. Je te laisse…” Des nuages passent. Encolpe s’est endormi semble-t-il. Il y a dans cette séquence une sorte de testament de Fellini par la bouche d’Eumolpe comme si tous les éléments que le poète donnait à Encolpe étaient ceux que l’on peut fabriquer à Cinecittà : les nuages, la voix des hommes, la mer, etc. La poésie ne meurt pas et le petit peuple ailé (les oiseaux dans les arbres) est une allusion à peine déguisée à saint François d’Assise sur lequel nous reviendrons.

18 —Encolpe se réveille sur une plage écrasée de soleil. Il croit rêver en apercevant Giton. “Tu es toujours devant mes yeux Giton”.

19 —Giton est pourtant bien présent ainsi qu’Ascylte puisque les voilà embarqués de force sur le bateau de Lichas de Tarente. Cette embarcation ressemble à une sculpture surréaliste, à la manière de Tinguely. Mystère du visage de Triphène, entr’aperçue sur le bateau.

20 —Lutte de Lichas dans les soutes.

Le chant nostalgique de Giton. Des paroles d’une langue incompréhensible, belle mélopée venue du fond des âges. Disons que la musique de Satyricon a demandé un travail plus approfondi à Nino Rota dans la mesure où elle devait être évocatrice sur deux plans : émotionnel et historique. « Dans le mélange des cultures, le commentaire musical superpose musiques du folklore japonais, africain, afghan, tibétain, tzigane, musique concrète et dodécaphonique. » (D’après Fellini Federico, Cinecittà, Nathan Image, Paris, 1989, p. 89). Ce morceau de musique, comme bien d’autres du Satyricon, outre le travail important qu’il a demandé, est une merveille de nostalgie et de trouble. Elle évoque la conception que Fellini donne de la musique en général (le seul film qu’il fera de plain-pied dans le monde musical sera Prova d’Orchestra, cependant sa collaboration avec Nino Rota est très étroite) : « Je me tiens loin de la musique. Elle m’apparaît comme une forme d’art si mystérieuse, asservissante, hypnotisante, elle me donne la sensation que je ne peux pas m’empêcher de l’écouter, de me soumettre à l’état d’âme qu’elle suggère, impose. Et, en général, l’état d’âme que la musique propose est, pour moi du moins, profondément mélancolique, fait de tristesse, et parfois de quasi-désespoir. » (D’après Fellini Federico, Cinecittà, Nathan Image, Paris, 1989, p. 133).

21 —Lutte de Lichas et d’Encolpe. L’œil de verre de Lichas évoque l’œil du monstre marin, froid et interrogateur. Si l’on se pose un instant la question de la signification de l’œil en général, sans doute faudrait-il plus d’une page, certes. Mais en référence notamment à Georges Bataille, peut-être pourrions-nous y voir, en ce cas, la représentation du sexe féminin. Vaincu, Encolpe devra être l’époux de Lichas. Ce qui est à proprement parler une bien curieuse manière d’envisager la virilité du vainqueur !

22 —Le mariage a lieu sur le pont du bateau. Ascylte rit. Le vent fait voler les robes et les toges. Un veau est immolé. L’oracle est de bon augure. Lichas est une femme et Encolpe est vêtu aussi de façon très féminine. On leur jette du riz. Mais Triphène demande à Encolpe d’abandonner son goût pour les garçons. Vertige des sexes confondus : oublier le goût pour les personnes de son sexe alors que Lichas est lui-même un homme. Androgynie et problème du double encore une fois.

23 —Le vent, la neige sur le pont du bateau. C’est l’évocation inoubliable de Rimini l’hiver.

24 —Dans la soute, un homme chante un chant nostalgique et langoureux. Encolpe qui a revêtu le même cache-sexe doré que Giton (et qui évoque ceux des anges botticelliens dans la mesure où cet apparat vestimentaire tenu pour sexy devient, portés par eux, complètement asexué et d’une grande pureté, proche de la nudité) écoute tout en se tournant de temps à autre pour observer Giton qui flirte avec un homme d’équipage en faisant des gestes toujours aussi sibyllins.

25 —La pêche d’un poisson monstrueux, par les marins de Lichas, annonce sans doute une catastrophe. Il s’agit d’un symbole récurrent chez Fellini. Voici ce qu’en dit Liliana Betti après avoir raconté que ce poisson était évidemment faux : “Fellini, observant la carcasse informe, commenta : “Nous aurions dû l’abandonner en pleine mer. Il se serait tôt ou tard échoué sur la plage. Les gens auraient averti les carabiniers, les gens du génie civil seraient arrivés, les journalistes, la télévision…” Personnellement, l’énorme mammifère noir me rappelle soudain le Mastorna. Fellini, en fait, chaque fois qu’il a essayé de remettre sur pied ce film, l’a comparé à un gros cadavre en putréfaction repêché au fin fond des abysses. Peut-être maintenant a-t-il trouvé finalement la mort dans les profondes crevasses du Satyricon (D’après BETTI Liliana, Federico A.C., Disegni per il Satyricon di Federico Fellini, Milano Libri Edizioni, Milan, 1970, p. 76).

26 —Voix-off d’Encolpe qui nous annonce le suicide du jeune César (rôle d’ailleurs interprété par une femme, Tanya Lopert) sur une île déserte et calcinée. On entend le vent. “Le tyran est mort” disent les soldats en transperçant le corps de nombreux coups de lance.

27 —La faux de la mort se profile à l’arrière du bateau. Les soldats ont investi l’embarcation de Lichas et font sortir les prisonniers de la soute. Lichas a la tête tranchée, pendant que Triphène laisse transparaître une mimique d’apaisement et de joie sourde. La tête de Lichas tombée à l’eau surnage comme une méduse. Encore une variété de monstre marin.

28 —Fondu enchaîné sur les défilés des légions romaines. Défilé militaire proche de la barbarie organisée. Cuivres. Rugissements. Ciel en feu. L’enfer.

29 —Apaisement. Couleurs pastels. Une villa de patriciens qui vont se suicider après avoir appris la chute de César. Paix après la violence. Musique douce. Les esclaves sont affranchis, on leur confie les enfants et ils partent tous dans une charrette. Puis le couple se tranche les veines ; à gauche du plan, deux paons picorent.

30 —Arrivée d’Encolpe et d’Ascylte dans la villa désertée. Silence, grillons. La flamme continue de brûler auprès des corps des deux patriciens suicidés. Dans les thermes de la villa, ils découvrent une jeune esclave orientale, une femme-enfant qui rit sans cesse et parle une belle langue incompréhensible. L’amour à trois est comme un jeu, un bain un peu rituel et proche de l’enfance dans le patio. Les étoiles dans le ciel au-dessus de la piscine du patio. On entend alors une musique céleste qui ressemble étrangement à celle de la poupée du Casanova et Encolpe regarde le ciel. Cut. On les retrouve tous les trois dans le lit.

31 —Réveil après la nuit d’amour. La jeune esclave apporte à manger en riant, réalisant aussi qu’ Encolpe et Ascylte sont amants.

32 —La nymphomane du désert. Son mari paie pour qu’on lui fasse l’amour. On entend le vent qui n’est pas sans rappeler le désir qui soufflait déjà dans Lo Sceicco bianco sur la plage. Ascylte va lui faire l’amour alors qu’elle est ligotée et ressemble à la fiancée de Frankenstein lorsque le désir fou lui déforme le visage. Encore une fois, Ascylte ne peut résister à sa soif de jouissance pendant qu’Encolpe écoute l’histoire de l’hermaphrodite.

33 —L’hermaphrodite pourrait en effet guérir la maîtresse nymphomane du jeune esclave qui est lui-même ambigu, ni jeune homme, ni jeune femme. La grotte de l’hermaphrodite donne une vision de l’enfer tel que pouvaient se le représenter les Anciens. Matrice et cour des miracles en même temps, manchots, culs de jatte qui ont marqué Fellini enfant à Rimini (D’après Fellini Federico, La mia Rimini, Cappelli éditeur, Bologne, 1967).

34 —Le rapt de l’hermaphrodite. Encolpe tue le gardien de la grotte et ils emportent ce corps étrange, albinos, comme phosphorescent, possédant malgré son très jeune âge un sexe d’enfant et des seins de jeune fille. Mais l’hermaphrodite, fils de Mercure et d’Aphrodite, commerce et beauté, mourra de soif dans une sorte d’arène brûlée par le soleil qui est l’ennemi de l’eau, ce milieu aquatique, quasiment amniotique d’où il a été arraché. « Comme la Rome antique, dont Fellini décrit les récurrences et les souvenirs transformés dans une Rome moderne elle-même décadente, l’oiseau-phénix se retrouve logiquement déplacé, condensé dans l’épisode de la mort de l’hermaphrodite, qui est aussi sa propre négation. » (D’après L’ARC, Fellini, N° 45, Aix-en-Provence, 1971, p. 62. article de C. Backès-Clément).

35 —Le labyrinthe. Pour la fête du rire, Encolpe doit vaincre le Minotaure. Il se perd dans un labyrinthe à ciel ouvert qui permet aux spectateurs de la montagne de rire de ses maladresses et de sa peur. Il ne parvient pas bien sûr à le vaincre mais celui-ci lui laisse la vie sauve parce qu’il est étudiant.

36 —Alors Encolpe doit coucher avec son Ariane, laquelle ressemble un peu à la Saraghina d’Otto e mezzo, en plein soleil et aux yeux de tous. Il n’y parvient pas non plus ce qui la met en rage.

37 —Passe Eumolpe en chaise à porteur, atteint de goutte, qui entraîne Encolpe et Ascylte au jardin des délices (Ce nom est-il emprunté au célèbre tableau de Jérôme Bosch que Fellini adore, car il est très féru en peinture ?).

38 —Cet endroit ressemble à un harem, un cirque. Encolpe essaie de faire l’amour alors que sur la balançoire, Ascylte avec légèreté embrasse des femmes, le provoque et le traite d’”anguille marinée”. Mais rien n’y fait, Encolpe malgré sa colère et son acharnement ne parvient pas à retrouver sa force virile.

39 —Alors, un vieil homme qui laboure un champ à l’intérieur du jardin des délices, lui fait part de la légende d’Œnothée qui n’a pas voulu aimer le vieux magicien. Ce dernier pour se venger a volé le feu du village et l’a placé littéralement dans le vagin d’Œnothée. Elle habite loin au-delà des marais. Elle seule pourra faire quelque chose pour Encolpe.

40 —Plan sur une statue représentant un corps de femme flottant à demi dans l’eau sombre des marais. Serait-ce le danger du désir de la femme, le continent noir des psychanalystes ?

Dans le pays d’Œnothée, on voit passer sur la terre, près des marais, une femme poursuivie par un poisson énorme, une effigie peinte sur papier, comme un cerf-volant qui marcherait, summum du mystère. Très belle scène.

Ascylte, qui disait ne pas avoir peur, se fait attaquer par le nocher pendant qu’Encolpe est parti trouver Œnothée. Œnothée est très belle puis terrifiante dans le même plan. Mais c’est celle qui est obèse et vêtue de peaux de bêtes qui rendra sa puissance virile à Encolpe. La façon dont elle y parvient est beaucoup plus orthodoxe chez Fellini que chez Pétrone : « A ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le saupoudre de poivre et de graine d’ortie pilée, détrempés d’huile, et me l’introduit par degrés dans l’anus. Puis, l’impitoyable vieille me bassine les cuisses de cette liqueur stimulante. Mêlant ensuite du cresson avec de l’aurone, elle m’en couvre la partie malade, et, saisissant une poignée d’orties vertes, m’en fouette à petits coups le bas-ventre. » (D’après Petrone, Le Satiricon, Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1979, préface de Gérard Zwang, p. 242)

41 —Ascylte mourant vient demander pardon à Encolpe lequel est tout heureux d’avoir récupéré sa virilité et dit au revoir à Œnothée en la remerciant de façon joyeuse et en la déclarant : “mère généreuse”, ce qui, dans l’imagination de Fellini, est très évocateur. Dans l’image, à droite, on voit un menhir phallique dressé. Puissance tellurique qui permet l’érection de la pierre. C’est la femme, la terre, qui fait jaillir la force de l’homme. Dans les pleurs d’Encolpe découvrant qu’Ascylte est mort, on reconnaît l’obsession de Fellini, le poisson comme danger : “son beau corps sera dévoré par les poissons et les bêtes sauvages”, sorte d’Ecclésiaste avant l’heure : “Vanité des vanités.”

42 —Le corps d’Eumolpe, mort à son tour, est présenté comme une momie dans ses bandelettes. Son testament requiert à ses héritiers de dévorer son corps pour toucher l’héritage. Ceux-ci s’exécutent en se donnant de bonnes raisons historiques. Encolpe en rit et suit des jeunes gens qui vont s’embarquer sur le bateau d’Eumolpe. « Ces jeunes ont grandi en silence pour représenter tout d’un coup à nos yeux comme une armée d’une autre planète, inattendue et mystérieuse, qui nous ignorait. » (D’après FELLINI Federico, Propos, Buchet/Chastel, Paris, 1980, p. 57).

43 —L’île aux fresques qui clôt le film :

voix-off (le récitant, Encolpe)
la mer
l’île au loin
les murs recouverts de fresques. On reconnaît les personnages du films.

« un jeune grec nous raconta… » La fin est inachevée. On entend le vent de l’Histoire qui souffle pour effacer tout. En effet, du Satiricon de Pétrone, il ne nous reste plus aujourd’hui que des fragments des livres XV et XVI.

Le film (séquence 1) commence par un plan sur un mur ocre, nu. Il se termine par un plan (séquence 43) sur un autre mur peint a fresco, en ruines. Entre temps, la vie s’est écoulée comme prisonnière de ces deux murs, de l’Histoire en fait, et les visages se sont inscrits sur la pierre, sans cependant délivrer leur secret. D’ailleurs en avaient-ils un, de secret ? N’est-ce pas plutôt le récit d’une vie archéologique auquel on vient d’assister, au sens où cette archéologie, pour se faire, doit rechercher des traces dans les pierres, sur les murs, comme à Pompéi par exemple. Ces visages, cet art, ces ustensiles qu’on découvre nous parlent d’une époque à jamais révolue et, en ce sens, ils nous restent étrangers. Fellini dit dans Cinecittà, qu’il était fort embarrassé de tourner un film sur l’Antiquité. Il donne surtout un ensemble d’impressions sur la façon de tourner ou de ne pas tourner Satyricon (D’après Fellini Federico, Cinecittà, Nathan Image, Paris, 1989. p. 133 et suiv). A notre tour, nous allons essayer de dresser maintenant les signes révélateurs en fonction des quatre éléments : eau, terre, air, feu afin de montrer que le Satyricon est un film complet, à la fois ésotérique et réaliste qui s’appuie sur la réalité physique et pratiquement universelle de la vie.

L’eau

 

Encolpe

1.Personnage le plus féminin – sentimental – attaché – fécond peut-être représentatif de la chrétienté naissante
2.Les Thermes séq. 1,2,3
3.La grotte de l’hermaphrodite séq. 33
4.Le bain rituel en commun séq. 14
5.La mer, le large le poisson et la tête de Lichas = 2 monstresmarinsséq. 25,27
6.L’hermaphrodite meurt de soif séq. 34
7.Le bateau de Lichas séq. 19
8.L’île de César séq. 26

La Terre

 

Eumolpe

1.Jouisseur – entêté- productif.
2.L’insula Felicles. Séq.6,7,8
3.Le tremblement de terre séq. 12
4.Les nourritures du banquet séq. 14
5.les funérailles séq. 14
6.La matrone d’Ephèse séq. 16
7.Le champ labouré des poètes séq. 17
8.Le sol aride de la villa des patriciens séq. 29
9.Les marais du pays d’Œnothée séq. 40
10.Le labyrinthe du Minotaure séq. 35
11.Le menhir phallique séq.41
12.Le vieil esclave laboureur du jardin des délices Séq.39

L’air

 

Giton

1.Gracieux – volage – léger-
2.Le vent Séq. 22,43
3.Le ciel étoilé dans le patio séq. 30
4.La poésie des homéristes séq. 14
5.La musique du film douce et légère à la foisla balançoire du jardin des délices séq. 38
6.La tour où Œnothée a fait suspendre le magicien séq. 39

Le Feu

 

Ascylte

1.Fougueux – ironique – animal
2.Le soleil qui brûle l’hermaphrodite séq. 34
3.Les flammes de la cuisine Séq. 15
4.Les cieux embrasésséq. 14,17, 28
5.Le désir dans le vagin d’Œnothée séq. 39, 40
6.L’éclairage de l’Insula Felicles Séq. 9
7.L’immense désir d’Ascylte séq. 40

Quant à TRIPHENE, à la fois épouse et prêtresse (puisque c’est elle qui officie pour le mariage d’Encolpe et de Lichas), elle est un personnage qui participe des quatre éléments de par son ambiguïté et son androgynie. Fellini a sans doute choisi Capucine pour cette raison.

Les symboles du film sont nombreux et participent chacun d’un élément. Il serait aberrant de continuer une telle classification, mais nous voulions montrer que chaque élément possède, selon les circonstances, un aspect positif et un aspect négatif : ainsi l’eau attire et fait peur selon qu’il s’agit de la mer ou du patio où le regard d’Encolpe se dirige tout naturellement vers le ciel, les étoiles, l’air. Dans ce film, les sons, les couleurs se répondent pour donner naissance à un univers à la fois familier et tellement lointain et mystérieux.

Ces quatre éléments, par leur force, contribuent à placer ce film littéralement dans son contexte, c’est-à-dire la Rome antique, encore pleine de sentiment mythologique quoique décadente. On dirait que chaque détail (menhir, labyrinthe (Pour Bachelard, dans La terre et les rêveries du repos, José Corti éditeur, Paris, 1956, p. 217, l’archétype du labyrinthe influence les rêveries nocturnes et l’idée du labyrinthe vient d’une peur d’enfance), grotte, désert et jusqu’à la nourriture servie pendant le banquet) a été choisi pour mettre en œuvre une véritable initiation : les voix, les langues mêlées (latin, allemand, arabe, grec ancien), les gestes mystérieux, les visages insondables et les yeux des femmes (véritables miroirs) contribuent à donner de ce monde disparu une vision fragmentaire et complètement nouvelle. Un monde à part, un voyage dans le ventre de la Terre (Peut-être s’agit-il du complexe de Novalis pour lequel “la Terre est le sein maternel, chaude comme un giron pour un inconscient d’enfant.” BACHELARD Gaston, La psychanalyse du feu, Gallimard “Idées”, Paris, 1964, p. 71). Un cœur qui bat comme le cœur de la statue des Visiteurs du soir. « Mais cette histoire de fragments me fascinait pour de bon. J’étais hanté par l’idée que la poussière des siècles avait conservé les battements d’un cœur éteint à jamais. » (D’après Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, Calmann-Lévy, Paris, 1984, p. 160).

Bien qu’il s’en défende, on sent que le Satyricon est une adaptation fidèle, dans l’esprit, de l’œuvre de Pétrone et par conséquent de l’Antiquité, même si Fellini a réussi de-ci, de-là à glisser ses fantasmes personnels. Et c’est tout le génie de ce film qui réalise une unité tellement parfaite que le spectateur a beaucoup de mal à distinguer ce qui est de Pétrone et ce qui est de Fellini. Ce ne sont pas des martiens qui vivent sur l’écran, mais des hommes lointains certes mais proches à la fois, des Anciens Romains ne serait-ce que dans le respect des coiffures, des maquillages et des rites sociaux.

Philippe Hourcade l’a finement analysé : « Le seul titre du film promettait-il à l’érudit ou à l’homme cultivé, le plaisir de retrouver les souvenirs de son propre savoir. De fait, certains épisodes répondraient à cette attente : ainsi pourrait-on reconnaître sans peine au passage les rites romains de l’affranchissement comme ceux du mariage. Les Romains qui y paraissent n’ont certes pas l’allure sereine et noble des héros de Tite-Live, mais plutôt celle de personnages de Tacite et de Suétone, cruelle et tourmentée. Extravagances et beuveries, patriciens condamnés par l’empereur à s’ouvrir les veines, tyrans abattus, effondrement d’immeuble sur ses pauvres occupants, nous trouvons tout cela chez ces deux historiens. » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 14 et 15).

La romanité est de toute manière quelque chose de fortement ancrée chez Fellini, qu’elle soit ancienne ou contemporaine. On sent d’une façon indicible, quasi viscérale, les racines et l’attachement du cinéaste pour sa terre et l’intérêt vient de ce mélange entre les fantasmes et le socle socio-historique de Rome. Ne perdons pas de vue notre approche psychanalytique et disons que le Satyricon joue sur plusieurs niveaux de sens :

1.esthétique
2.historique
3.fantasmatique.

On rejoint là quelque peu Jung et même Bachelard pour lesquels les racines historiques parviennent à imbiber notre inconscient collectif et le Satyricon, qui, rappelons-le, a eu beaucoup de succès au Japon, va plus loin puisqu’il fait appel à nos archétypes universaux. « L’œuvre vise ailleurs. Elle nous oblige à porter les yeux sur cette part anarchique que tout homme possède et dissimule. Hanté par les fantasmes de l’inconscient, riche en images oniriques-symboles sexuels, têtes tranchées, chevaux qui se cabrent dans la nuit, labyrinthes initiatiques et cavernes (…) » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 17).

Quant à la signification qu’on a voulu donner à cette œuvre, et qui a été générée par les propos de Fellini lui-même (bien qu’il se garde bien de tout moralisme), il faut la prendre en considération elle aussi. Le Satyricon est une réflexion sur la décadence considérée comme un des beaux-arts et le parallèle avec notre société contemporaine s’impose si bien que, plus de vingt ans après, il se confirme. On sait que c’est Pétrone qui a choisi d’appeler le poète : Eumolpe. Fellini a, bien sûr, conservé ce nom comme tous les autres. Cependant, et ce n’est sans doute pas innocent de la part de Pétrone, et de Fellini par ricochet, si Eumolpe évoque la tradition mythologique grecque. Eumolpe était un personnage légendaire de la Grèce antique chargé de continuer et d’instaurer les mystères d’Eleusis (rites agraires mystérieux) teinté d’orphisme. Les Grecs, “ces têtes folles” comme les qualifie lui-même Eumolpe (séquence 13) sont doublement bafoués puisque pendant le banquet de Trimalchion, personne n’écoute vraiment les homéristes (séquence 14) et que, d’autre part, on bafoue la tradition hellénique à travers le nom d’Eumolpe même s’il est un piètre poète. « Comment dès lors s’étonner de voir ce pitoyable poète subir ensuite les projectiles et les quolibets de la salle, pour manquer de finir dans le gril des cuisines sous les rires des esclaves ? Faut-il déceler ici la marque de l’état de dépérissement de notre culture (…) ? » (D’après La cultura nel mondo, mai-août 1971, article de Philippe Hourcade, “Libres propos sur le Satiricon de Fellini », N° 3-4, p. 17)

Dans Cinecittà, Fellini explique toutes les difficultés que l’adaptation du Satiricon lui a posées. Il en parle comme quelqu’un qui ne sait comment aborder une œuvre et cela se comprend aisément. Voici, éparses, et à titre indicatif, les notes qu’il a consignées avant le tournage. Elles sont édifiantes sur une forme de travail proche du surréalisme.

 

Extraits :

“Se rappeler :
proportions tordues.
petits hommes au premier plan et géants sur le fond
Le colosse de Néron transporté sur un char dans les ruelles de la Subure (N.B. : Philippe Hourcade (op. cit. ) pense qu’il s’agit de l’empereur Constantin et Fellini parle du colosse de Néron. Sans doute le projet a-t-il été abandonné au tournage car dans le film on voit une tête seulement, tirée par des esclaves. De qui s’agit-il alors ? Le mystère reste entier).
Maquiller les bêtes (Cela je veux le faire moi-même !)
Animaux inconnus de races disparues
Important : gestes, clins d’œil, grimaces qui se réfèrent à des ententes indéchiffrables. Regards fixes. (…)
Lupercales
Les statues de Vénus et de Mars avec un aimant dans le ventre sont attirées puissamment l’une par l’autre.
… à haute voix : « La nuit est finie. La nuit est finie. » (D’après FELLINI Federico, Cinecittà, Nathan Image, Paris, 1989, p. 136 et 139)

Apparition de masques, de visages, de couleurs et de musiques. La musique du Satyricon, très élaborée, est indissociable de cette œuvre. Elle en fait partie intégrale, non pas que dans les autres films elle ne le soit pas, mais dans Satyricon, elle est ponctuation, respiration. Elle est image, elle nous parle depuis l’éternité, depuis l’universalité même, comme si Rota et les autres musiciens avaient réussi à capter les mystères d’Eleusis, la voix d’Orphée, les murmures des rivières souterraines et les chants d’amour des amants éternels.

Satyricon est un film où Fellini semble à la fois plus serein et plus désespéré. Il n’a plus à justifier son œuvre par rapport à son siècle, il se sent plus libre et pour une fois, il n’a pas l’attitude tendue et refusante vis-à-vis de l’homosexualité. Il faut dire que l’œuvre de Pétrone le permettait. Liberté de mœurs (ou décadence ?), le film a été le miroir de l’année 69, qui, comme chacun le sait, est une année érotique. « Le film a été présenté en avant-première à l’American Square Garden, aussitôt après un concert de rock. Il y avait quelque dix mille jeunes gens. On respirait l’héroïne et le hachisch dans la fumée de la salle. (…) La projection ne fut qu’enthousiasme. A chaque plan, les gosses applaudissaient ; nombre d’entre eux dormaient, d’autres faisaient l’amour. Dans ce chaos total, le film se déroulait implacablement sur un écran gigantesque (…) » (D’après Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, Calmann-Lévy, Paris, 1984, p. 162)

Comme à son habitude, Fellini en rajoute certainement un peu, mais il est important de dire que ce film correspond bien à une époque, alors qu’il aurait dû passer pour un péplum de plus. Il parle à l’inconscient collectif et, de plus, il raconte la liberté sexuelle, et les amours homosexuelles de trois jeunes gens. N’en déplaise à Dominique Fernandez, mais il ne nous apparaît pas que Fellini ait eu une quelconque gêne par rapport à l’homosexualité, du moins en ce qui concerne le Satyricon. Pour le reste, nous y reviendrons. D. Fernandez pose la question : “Pourquoi le réalisateur a-t-il employé des acteurs anglo-saxons ?” (pour les rôles de Giton, Encolpe et Ascylte) « Parce que, a-t-il déclaré, il n’existerait pas d’homosexuels en Italie. Phrase qui, sous la boutade typiquement fellinienne, révèle un trait profond du caractère italien. Officiellement, l’homosexualité ne concerne personne en Italie ; on l’ignore (…). » (D’après Fernandez Dominique, Le rapt de Ganymède, le G.L.M., Paris, 1989, p. 321) C’est sûr que Fellini ne peut concevoir les homosexuels que sous l’angle de la bouffonnerie ou du grotesque, comme toutes les personnes de sa génération, mais sans doute ne faut-il voir dans cette boutade rapportée par D. Fernandez qu’une “perfidie” à l’encontre de la libération sexuelle qui donne plus d’espace aux homosexuels. Alors sans doute peut-on lire, dans ce qu’il dit, le contraire : par exemple, il n’y a plus que des homosexuels en Italie maintenant !

Pourtant, on croyait ressentir une certaine tendresse dans la peinture des trois protagonistes du Satyricon et leur grande beauté les met à l’abri des moqueries. Il aurait très bien pu choisir un Giton efféminé de façon caricaturale comme ceux décrits par Jean Genet : « Les Tapettes sont un peuple pâle et bariolé qui végète dans la conscience des braves gens. Jamais elles n’auront droit au grand jour, au véritable soleil. » (D’après Genet Jean, Journal du Voleur, Gallimard, N.R.F., Paris, 1949, p. 107.) Eh bien, si. Fellini les met en plein soleil si bien qu’il a droit à la reconnaissance de certains d’entre eux, en plein tournage du Satyricon (il s’agit de la scène, filmée en décors naturels, dans laquelle Encolpe et Giton marchent en se tenant la main pour rejoindre l’Insula Felicles), ainsi que le raconte Liliana Betti : « Mêlés au public il y a là deux vrais invertis qu’on appelle les “jumelles Kessler” : l’espace d’un instant, leur singularité éclate (…). A la fin des prises de vues, les “jumelles” s’approchent de Fellini et lui murmurent avec une émotion un peu emphatique : « Merci Fellini ! » Il y a dans leurs voix une gratitude immense, excessive, peut-être parce qu’elle n’a pas l’occasion fréquente de s’exprimer. Quelques mois plus tard, écoutant le récit de l’incident déjà oublié, Fellini éclatera d’un rire amusé tandis que ses yeux deviennent humides pour un instant. » (D’après Betti Liliana, Fellini, Albin Michel, Paris, 1980, p. 212)

Nous pensons que Fellini avec Satyricon s’est enfoncé jusqu’au fond du labyrinthe, au plus profond des enfers mais qu’il en est sorti transcendé, ce qui n’est pas le cas du Casanova. La fin de ce film — Casanova dansant avec sa poupée sur la lagune glacée — a quelque chose de mortifère même s’il s’agit d’un rêve. Satyricon va jusqu’au plus profond des enfers comme Orphée, de la décadence, du mal, mais en définitive le spectateur en sort reconnaissant. Dans la revue L’Arc, J.M.G. Le Clézio a fait du film une excellente analyse : “Il est très difficile de parler du cinéma avec des mots (…) (Dans Satyricon) quelqu’un va vers quelque chose, il traverse des séries de décombres, il descend. (…) Ce qu’il nous montre, c’est un monde déjà abandonné par la vie, un monde sans langage, sans chaleur, un monde de mort-vivant. Cette société (…) est enfermée dans sa propre géhenne, loin de la lumière du jour — paysage fermé, décor, artifice, aspect de grotte, ou de souterrain — loin de l’amour et de la vérité.


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