Samouni road

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Voyage intime et poétique, « Samouni road » donne la parole aux morts et aux vivants, et lutte avec beauté contre l’oubli.

« Je ne me souviens jamais des histoires » (Mouna Samouni)

Samouni road est un film de mémoire. On se rappelle donc ces visages, en gros plan, de longs plans où Stefano Savona laisse opérer la magie de la caméra ; il filme ceux qui parlent mais aussi ceux qui écoutent, ceux qui ne parlent pas et ceux qui parlent une fois qu’ils ont fini de parler. Cet homme qui tire nerveusement sur sa cigarette après avoir lancé un « tout le monde veut fuir Gaza ! ». La caméra continue de le voir, pendant quelques précieuses secondes, où le plan se déroule, dure. Savona regarde, écoute, observe, attend. Le documentariste en action c’est l’homme qui, les sens en éveil, se saisit du temps.

On se souvient de Mouna, jeune fille de 11 ans qui introduit le film par sa parole prolixe. Samouni road est un documentaire qui ne se passe pas de récit ; le décor nu et désertique, entouré de ruines, est planté dès la première seconde. Une enfant marche au milieu des décombres, un bâton à la main ; elle parle, explique, se souvient. « Là, il y avait un sycomore. » Mouna et toutes les femmes de sa famille se font récitantes, conteuses, c’est par elles que le récit de cette famille mutilée se fera ; elles sont les gardiennes du mythe. De même que Proust utilisait le récit comme jouet du temps, la parole Samouni déjoue la chronologie ; une anecdote en appelle une autre, les couches de temps se superposent… Le temps prend chair.

 

 

La famille en crise, une mythologie moderne.

Stefano Savona traite son sujet comme une mythologie. Les gros plans présentent les personnages comme des héros ; ils rendent sensibles leurs sourires, leurs larmes, leurs mains… Savona filme les hommes comme Pasolini filmait Franco Citti, et les femmes comme on a filmé Anna Magnani. Le corps est ce qu’il y a de plus tangible pour raconter le passé. Mouna, par exemple, raconte par le dessin : munie d’un bout de charbon, elle dessine ce sycomore qui a disparu.

La fonction poétique du langage, c’est sa capacité à pallier au réel. Pour Savona aussi, dessiner, c’est se souvenir : l’utilisation des images d’animation répond à cette même fonction du langage. Par le dessin, il fait advenir l’impossible : les morts parlent, se déplacent dans des lieux dont il ne reste rien aujourd’hui. Le documentaire devient comme une troisième voix face à l’impasse du « nous ne pouvons pas nous souvenir » que lance un des Samouni.

Il y a le souvenir que l’on ne peut pas empêcher, qui hante – celui des toits qui s’effondrent sous les bombes, du père fusillé sur le seuil de sa maison, que le mixage sonore rend avec effroi – ; et celui que l’on ne parvient pas à garder, celui de la voix, du toucher. Restent quelques photos de ces martyrs que l’on force les enfants à embrasser, à louer, à pleurer.

Grâce à la porosité de son récit, Savona nous donne à voir bien plus qu’une famille palestinienne marquée par le deuil. Certes, il y a la guerre – abominable et condamnable –, mais derrière cet ancrage historique, il y a les hommes qui rient, pleurent et s’embrassent ; les femmes qui parlent, dirigent, balayent tout dans le foyer et mettent de l’ordre. Il y a les garçons qui embêtent et tapent les filles, et ces mêmes filles qui promettent de lancer des pierres sur les garçons si on les ennuie encore. Samouni road est aussi le récit de ces corps aux prises avec le groupe (la famille d’abord, mais aussi le village). Le mariage qui clôt le film nous montre ces hommes se touchant, s’embrassant, pleurant de joie et de tristesse pour celui qui promet de faire régner encore la vie, l’amour, la paix.

 

 

Une recherche plastique presque métaphysique.

Savona a décidé de reproduire l’attaque de la famille en images de synthèse, depuis le point de vue unique du drone israélien qui a fait feu. Ces plans au drone sont très bien reproduits, créent une espèce de distance, entre malaise et complicité. Ce chapitre se propose comme une tentative quasi juridique de rendre justice aux victimes. L’éloignement les rend minuscules, presque rien. Immense contraste avec l’approche sensuelle et charnelle des prises de vues réelles. Comme dans cette discussion tendre et légère entre une jeune fille et un garçon dans un verger, sur les habitudes culinaires familiales ; dévorant un fruit, ils rient, se taisent, se regardent. La simplicité laisse éclore la vie dans ce récit marqué par la perte.

L’atout principal de Samouni road, c’est la richesse de ses formes ; et le rapport complexe qu’elles entretiennent avec la temporalité.

Du côté de l’animation : une dizaine d’images par seconde, très découpées, beaucoup de mouvement, rien n’est fixe, pas même le cadre. Le noir et blanc est riche de diverses formes, diverses symboliques – les ombres font penser à des grillages, le sol est mouvant comme une mer agitée… Le son est glaçant de vérité, il remplit de bruit les yeux et les oreilles.

De l’autre, c’est la tranquillité inquiétante du présent. Le silence est le cri de l’horreur. La mise en scène n’expose pas, elle ramène constamment au manque, à l’absence et c’est là que la tragédie est présente. C’est qu’elle est muette, qu’il n’y a rien d’humain pour la décrire : c’est quelque chose qui se situe au-dessus, au-delà.

Dans le dernier acte, Savona nous confronte à Daesh et au Jihad que certains palestiniens, haineux d’Israël et de l’Europe, décident de rejoindre par esprit de vengeance. Sans jamais (in)valider ce comportement, Savona le met en lumière et donne des indices sur la mécanique politique derrière cet enrôlement complexe et méconnu. Ce chapitre final prend la forme d’un brouillon bruyant : il dialogue avec le contemporain, refusant d’extraire cette famille et sa tragédie de son environnement ou de sa médiatisation.

 

Le documentaire, un langage universel.

Stefano Savona est italien ; il est donc totalement étranger à la vie à Gaza. Son regard est plein d’une humilité, d’une écoute et d’un respect pour la parole de ces gens, qu’elle soit amusée, banale, coléreuse. Dans son dossier de presse, le cinéaste reconnaît une similarité entre « la manière de s’exprimer des Samouni, la même façon de raconter, issue d’une culture de l’oralité, [et celle] des paysans siciliens ». Le point de vue étranger de Savona n’empêche donc pas la vocation du documentaire qui est mythologique, donc universelle et anthropologique. Le récit est avant tout un langage (capacité à s’exprimer, communiquer et poétiser le réel) qui se traduit en différentes langues (cultures, traditions) aux formes et fonctions semblables malgré les divers lieux et temps où il prend corps. Par la multiplicité des registres d’images et des formes esthétiques, Samouni road permet ce brassage. Il emprunte le chemin (road) de cette famille éponyme, touchant sa singularité, et traverse toutes les familles, tous les passés, tous les êtres.

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Durée : 120 mn


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