Robert Bresson et Andréi Tarkovsky

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« Bresson est un génie, on peut le dire sans ambages, c’est un génie. S’il occupe la première place, le suivant occupe la dixième – l’écart est énorme » Propos d’Andreï Tarkovski, Journal, 19 février 1986

Très différents en leurs génies propres, Bresson et Tarkovski se rejoignent pourtant dans une double exigence : filmicité, désignant ce qui ne peut exister en dehors de la pellicule, et démarche poétique : toute intuitive, ennemie de la recette.

La filmicité n’est pas à confondre avec la technique dont chacun dénonce le culte ramenant la réalisation à une compétence d’expert. Il n’y a pas d’un côté une réalité préexistant au film, de l’autre une opération qui l’adapterait au récit écranique. Ce dualisme que Bresson dénonce comme « reproduction photographique d’un spectacle » condamne le cinéma au divertissement futile, pire, à la cérébralité du mauvais film d’auteur. Le cinéma vrai, celui que Bresson anoblit en cinématographe, ne saurait additionner des univers étrangers l’un à l’autre. Même s’il n’ont pu vraiment s’en passer, nos deux grands poètes du cinématographe récusent la musique d’accompagnement avec un ensemble troublant.

Quand l’un dit : « Pas de musique d’accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du tout » (D’après Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 27), l’autre répond : « mon intime conviction est qu’un film n’a pas besoin de musique du tout. » (D’après Tarkovski, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, 1989, p. 146.) Et les acteurs pour Bresson sont des modèles, « ÊTRE (modèles) au lieu de PARAÎTRE (acteurs) », déclinant leur rôle davantage selon des indices dont ils n’ont pas eux-mêmes conscience (l’allure physique, la voix, etc.) que par la volonté d’illustrer un caractère. Il préférera donc les amateurs aux acteurs professionnels. Tarkovski applique le même concept lorsqu’il tient ses acteurs dans l’ignorance du devenir de l’action, pour qu’ils ne se figent pas dans un rôle prévisible. En réalité soumises à l’ordre du film, les propres caractéristiques physiques du « modèle » ne peuvent lui appartenir, certaines devant servir un projet de réalisation qui surpasse les possibilités de l’acteur : censément séduisante, Margarita Terekhova est pourtant intentionnellement présentée, sous certains angles du Miroir, comme un être repoussant.

Quant à la technique, elle ne transforme pas les données de l’action, mais se tient au même niveau qu’elles. Tel gros plan sur la main du voleur frôlant le sac à main dans Pickpocket n’est pas un effet spectaculaire de centrage.

Il est avant tout l’élément d’une mécanique filmique du désir : le contrepoint du plan poitrine-face de trois personnages disposés en un triangle dont la base à l’avant-plan relie la femme d’âge mûr à droite, et le mari à gauche du jeune homme qui au sommet derrière eux baisse les yeux sur le sac, en croco, hors champ. La tension du groupe est accentuée par l’immobilité des corps contrastant avec le glissement opposé de la main gauche du héros et des regards happés par la course hors cadre. Mais un infime détail boucle étrangement ce réseau des regards en prise sur les corps : à peine déportées du visage affichant un petit sourire, les jumelles de l’homme louchent sur la femme dont les lèvres s’entrouvrent. L’érotisme du gros plan des doigts souples sur la peau reptilienne du sac qui jouxte symboliquement la fermeture éclair de la jupe, se nourrit donc de l’expectative du visage féminin surmontant un cou bandé sous les verres convexes du voyeur intime au plan précédent. Cette image, grosse du hors champ délictueux, revient suggestivement rythmée par les pulsations sourdes croissantes puis décroissantes de la course. Puis épilogue par gros plan de la main au sac prélevant son salaire.

Tarkovski a une manière à lui de fondre ensemble technique et diégèse, en recourant le moins possible au montage. Dans la première séquence du Miroir, le regard hors champ sur Aliocha de sa mère qui le croise, est indiqué une première fois par une plongée, et une deuxième par le comportement coupable d’Aliocha pris en faute. Le même signifié de la direction du regard en question, se rapporte donc d’abord à un signifiant technique, la plongée, puis psychologique, l’attitude du personnage. La filmicité, ce n’est pas seulement le recours à des moyens proprement filmiques, mais surtout une intrication de leurs effets d’une indépassable nécessité.

On voit en tout cas qu’ainsi, loin de s’identifier à une sorte de loi grammaticale, la technique offre un élément de liberté supplémentaire, hors la tentation de recettes faciles, comme le personnage dominant pris en contre-plongée, le dominé étant, bien entendu, en plongée.La liberté cependant est avant tout une condition poétique, entraînant l’improvisation : « Hausse subite de mon film lorsque j’improvise, baisse lorsque j’exécute », note Bresson (Op. cit., p. 44) auquel Tarkovski emboîte le pas : « je pense de plus en plus qu’il faut arriver certes préparé sur le plateau, mais sans idées préconçues, pour être plus réceptif à l’humeur de la scène et plus libre dans sa composition. » (D’après Tarkovski, op. cit., p. 119). Cette attitude recommande hautement de se défier de l’intelligence en faveur de la sensation et de l’émotion. « S’en tenir uniquement à des impressions, à des sensations. Pas d’intervention de l’intelligence étrangère à ces impressions et sensations. » (D’après Bresson, ibid., p. 40.)

Deux matériaux s’offrent au façonnement poétique : le son et l’image. L’univers sonore recèle de fascinantes possibilités, car émanation plus directe du réel que l’image (Selon une remarque de Bresson dans Ni vu ni connu, montage télévisé de François Weyergans, 1994), le son frappe au vif le spectateur à son insu. Impossible d’éluder ces moteurs off d’auto ou d’avion envahissant sourdement l’espace bressonien. Dans Pickpocket, l’ouïe vacante capte le souffle tubulaire du métro matérialisant la tension du cleptomane en action, puis le soulagement par décharge pneumatique des portières à l’arrêt. Tarkovski est maître dans la métaphorisation poétique du son, pour laquelle il n’hésite pas à utiliser des moyens électroniques. L’étrangeté du carillon des gouttes d’eau sous les hauts plafonds de Domenico dans Nostalghia, ou les échos cinglants comme des balles de fusil du roulement de la draisine dans Stalker, sont des effets uniques, inoubliables.

Poétisation sonore contribuant à établir des liens à distance qui abolissent la linéarité du film. L’anticipation d’un bruit inaugurant une séquence (raccord son), l’analogie d’un son avec d’autres disséminés : dans Pickpocket, la machine enregistreuse à Longchamp avec le train où opèrent les voleurs ; dans Le Miroir, les borborygmes de la douche avec le roucoulement de tourterelle évoqué également par le crissement de la neige sous les pas ; dans Les Dames du bois de Boulogne, le rugissement carnassier associé au long museau de loup de la huit-cylindres de Jean, stigmatisant l’indignité d’Agnès mais corroborant le drôle de petit chaperon (Dont on ne saura jamais s’il est rouge.) qui la coiffe et autres indices d’innocence.

Ce que peut encore le son, c’est baliser l’espace pour définir sa profondeur et son étendue. Dans Le Miroir, la sensation de vaste étendue alentour est donnée par le retentissement des aboiements off, comme dans Le Sacrifice les appels lointains ont la résonance caractéristique de l’espace maritime insulaire. Le son est aussi capable de modeler la durée. Dans Mouchette, le temps s’alentit au moyen du glas accompagnant en long contrepoint les derniers épisodes jusqu’au suicide. Ne pas manquer non plus les bruits off du tramway (la liberté) rythmant la vie carcérale dans Un condamné à mort s’est échappé. Mais ce motif sonore s’accompagne en dernier lieu de joyeux cris d’enfants pour anticiper la liberté proche et marquer ainsi d’espoir la lutte opiniâtre de Fontaine.Les images, quant à elles, doivent également pouvoir entrer dans des relations indépendantes de la ligne narrative, se transformer par contact réciproque dirait Bresson.

Ceci de par leur figurabilité en fonction des liens possibles à tout niveau. Un personnage de Bresson peut ainsi figurer l’antagoniste à venir, comme le jeune faux-monnayeur de L’argent qui, vêtu d’un blouson à boutons métalliques et d’un pantalon pris dans les chaussettes, semble sur son cyclomoteur un motard de gendarmerie. Le léger mouvement sous la brise des cheveux du prisonnier en train de s’évader (Un Condamné à mort s’est échappé) figure la liberté comme ailleurs les cris d’enfants. Une même intention imaginaire unit la table basse noire en modern’style dégoulinant qui supporte le téléphone (noir), les lignes tombantes de la Panhard noire, comme celles du visage aux cheveux noirs en plongée d’Hélène dans Les Dames du bois de Boulogne. Soutenus par le motif musical decrescendo en mineur, attribut de la femme délaissée qui se venge, ils représentent l’attraction maligne vers le bas, que la force ascensionnelle de l’amour finira par vaincre. Dans Le Miroir, un document d’archive de la guerre d’Espagne en noir et blanc, présente une fillette, tenant dans ses bras une poupée ficelée dans une vraie capote militaire, et dont le regard de détresse se fixe sur la caméra quand retentit la sirène du bateau de l’exil. Ce plan se relie à distance à celui où Marina, la sœur du narrateur, perçoit avec anxiété la voix de son père débarqué du front. La ressemblance entre les deux fillettes est si parfaite qu’on se demande si le plan d’archive n’est pas fabriqué avec le concours de la même jeune actrice, puis inséré dans la séquence. La même expression se peint sur les deux visages identiquement cadrés de face. La capote est le lien métonymique de l’implication militaire des deux séquences. Seule l’orientation des corps opposés en miroir diffère, mais marque un lien poétique unissant des destins étrangers qui se rejoignent dans le même drame planétaire.

La parenté des démarches artistiques étant clairement reconnue, qu’en est-il de l’art lui-même ? Si, en définitive, à travers écrits et propos, Bresson a magnifiquement théorisé les éléments d’une poétique filmique, il ne dit rien du contenu émotif ni des fins. Tarkovski y insiste en revanche très clairement mais en des termes qui ont pu laisser croire, même s’ils nous mettaient en garde, que l’on pouvait séparer la portée éthique d’un film de son esthétique.Que l’art cinématographique, en général, ait une fonction éthique, on ne saurait en douter, pour autant qu’il « pose des questions essentielles à son temps » (Tarkovski), en remodelant, par des moyens émotionnels, la vision du monde connu pour que l’homme y puisse garder sa place imaginaire.

L’art véritable ne paraît si étranger à nos sens que parce qu’il appartient à un monde inouï, et l’on conviendra que les deux co-lauréats du Grand Prix du cinéma de création en 1983 à Cannes, demeurent des extraterrestres de la distribution. Mais une vision neuve ne pouvant procéder de vieux moyens, toute rupture esthétique suppose un langage neuf. Or il existe bien un projet commun à ces deux croyants, qui en se donnant des moyens poétiques appropriés plient le langage cinématographique à des exigences nouvelles : donner une forme sensible à la tragédie contemporaine du manque d’amour, réactiver en l’homme les ressources intérieures de survie qui rétablissent la primauté de l’amour. Puissent ceux qui ouvrent les yeux et tendent l’oreille dans l’obscurité de la salle comme il se doit, ne pas oublier leur cœur.


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