Rewind and play

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La revanche du monteur.

En route vers l’enfer

Thelonious Monk arrive en France et prend la route pour le studio de tournage d’une émission de télévision. Cette courte introduction, qui montre les rares instants en extérieur d’un film étouffant, a cela de particulier qu’elle consiste en la succession des temps morts précédents l’épreuve que l’homme va subir. Elle permet ainsi de brosser avec simplicité une esquisse de son portrait : il est un artiste mutique et renfermé… Célèbre pianiste de jazz, Thelonious Monk a participé en 1969 à une émission de télévision au cours de laquelle il a répondu aux questions d’un présentateur et performé son art. Ce sont les rushs de cette émission que nous présente Rewind and Play. Des rushs dont l’usure confère une forme de beauté brute aux images et donne un aspect de portrait d’outre-tombe à ce superbe documentaire réalisé par Alain Gomis. Un documentaire qui, outre son personnage atypique, décrit un système : celui de la télévision des années 60 et de son attitude condescendante, parfois dominatrice, voire violente, à l’égard des artistes qu’elle mettait en avant.

Mur contre mur

Cette attitude transpire au travers du dispositif originel de l’émission qui, une fois remontée par Alain Gomis, en raison de son épure radicale (les personnages se font face, un fond noir derrière eux, un piano entre eux) a pour effet de révéler les rapports de force et de pouvoir se jouant sur le plateau. Un plateau au sein duquel l’artiste et le présentateur ne sont jamais ou peu représentés ensemble dans l’espace, ce qui transforme le bord-cadre en un mur infranchissable signifiant, à mesure que l’interview échoue, l’incommunicabilité de deux mondes : celui d’un artiste et celui de la télévision. Le fait de filmer essentiellement en gros plans Thelonious Monk assis, rappelent certaines séquences des films de John Cassavetes comme Faces, crée de son côté un fort contraste avec le présentateur qui se tient debout, dans des plans plus larges, moins nombreux et ainsi moins fragmentaires. De ce déséquilibre naît la sensation que le jazzman est soumis et disséqué, là où le présentateur dispose de stabilité, de puissance et de pouvoir.

La marionnette et le marionnettiste

Et ce pouvoir est exalté par les capacités d’interaction du présentateur qui, en contactant la régie, maîtrise entièrement le hors-champ cernant Thelonious Monk et dispose de la possible de maintenir ou de couper l’image et le son quand il en donne l’ordre. Si cette aptitude peut mener à quelques instants drolatiques, elle donne surtout une dimension profondément organique au film, qui apparaît dès lors comme étant le prolongement de l’esprit et des sensations de Thelonious Monk. Un esprit qui se fait manier et manipuler à satiété par un présentateur rendu d’autant plus implacable, voire cruel, de par sa volonté de poursuivre l’interview coûte que coûte, en répétant les mêmes questions, ou en faisant jouer l’éventail le plus large possible de son répertoire à Thelonious, jusqu’à ce qu’il en obtienne ce qu’il veut. Ces répétitions ont ainsi pour effet de rendre le tournage de l’émission particulièrement long, pesant, éprouvant et étouffant. Étouffant pour Thelonious, dont l’état physique se dégrade à mesure que le film progresse, comme pour le public, qui est associé à son point de vue.

Adieu au langage

Ensuite, à l’incommunicabilité de deux personnages et à la dureté d’un rapport de force déséquilibré, s’ajoute une troisième source de tension : celle de deux langages antinomiques. L’un est basé sur une parole, celle du présentateur, l’autre sur la musique de Thelonious, qui est son véritable moyen d’expression. Une musique où la virtuosité de jeu du jazzman, la vitalité et l’émotion dégagée de chacune des notes qu’il produit (notamment parce qu’il est filmé sans interruption lorsqu’il joue) contrastant avec son mutisme, résonnent comme une parole fluide et universelle. Un aspect universel de la musique qui, par effet miroir, est renforcée par la phase d’interview durant laquelle le présentateur doit, ironiquement, interrompre l’artiste au milieu de phrases qu’il avait déjà difficilement obtenues, pour traduire au public en jonglant entre anglais et français. Un acte qui casse ainsi le rythme de la conversation et la rend particulièrement hachée.

Oui, mais…

Mais une nuance importante est toutefois à porter à la qualité du film, elle concerne la place du présentateur dans l’intrigue. Ce dernier, parce qu’il est au cœur du dispositif de mise en scène télévisuel, en devient une forme de personnification du studio et du système tout entier. Le problème est qu’ainsi, il est dépersonnalisé et désindividualisé (et ce malgré les récits personnels dont il se sert durant les interviews) et passe pour un être totalement méprisable. En une phrase : Alain Gomis le réduit, par son montage, à une image symbolique et à un bouc émissaire payant pour tout le système. Ce faisant, il lui fait justement ce qu’il reproche aux studios de télévision : il manipule son image et le déshumanise pour obtenir ce qu’il veut de lui avec le maximum d’efficacité. Ce qui a pour conséquence de donner un aspect quelque peu vengeur au film et d’en atténuer le sentiment de justice qu’il rend à Thelonious Monk.

…en fin de compte.

Demeure que Rewind and Play est un film très libre, qui fait ressentir physiquement et avec efficacité toute la violence et l’âpreté de l’épreuve subie par Thelonious Monk au public. Cette violence émanant autant de la standardisation rigide d’un dispositif esthétique faisant fi des particularismes des artistes qu’elle interroge, comme de la dépossession et de la manipulation de l’image d’un homme. Cette standardisation renvoie ainsi à une forme de superficialité du point de vue d’un filmeur sur un filmé. La grande qualité du film réside ainsi en ce qu’il pose d’importantes questions sur l’éthique cinématographique et télévisuelle. Très sensoriel, engagé tout en étant ponctuellement pourvu d’un humour incisif et grinçant, Rewind and play est une œuvre percutante et témoigne d’un profond respect comme d’une grande admiration pour son héros, soit l’un des plus grands pianistes de jazz du XXe siècle.

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Durée : 65 mn


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