Entre 1930 et 1933, en 36 mois chrono, René Clair écrit et tourne 4 films majeurs avec quasiment le même phalanstère performant de joyeux complices et déconneurs sous l’égide des films sonores Tobis, qu’il délaisse en 1933 pour les sympathies et accointances avec l’occupant allemand que cette société de production révèle. Dans l’ordre chronologique : Sous les toits de Paris, le Million, A nous la liberté et 14 juillet.
fabrique. A cette époque caractéristique d’une grande ferveur populaire et alors que la gouaille frondeuse du front populaire est déjà perméable dans l’air du temps, ses projets sont d’abord et avant tout esthétiques comme ses choix. Auteur dramatique au sens du mouvement, de l’action qui déborde dans ses fantaisies filmiques, son œuvre pionnière s’inscrit dans un réalisme populaire et populiste au sens de la romance du peuple.
En 1930, le parlant est balbutiant en France. Premier film à consacrer le genre outre-atlantique, Le chanteur de jazz (Alan Crosland-1927) réduit la parole à la plus simple expression d’un monologue restreint. Pour l’essentiel, c’est le chant qui préside et les séquences muettes sont prévalentes. A proprement parler, il s’agit d’un film sonore et non pas parlant qui consacre le chanteur Al Johnson.
Avec Lazare Meerson, son chef-décorateur qui fera découvrir Alexandre Trauner, il plante le(s) décor(s) aux studios d’Epinay- sur- Seine. Avec Georges Périnéal, son chef-opérateur , René Clair donne vie à ses rêves fantaisistes qu’il a d’abord échafaudés sur le papier. “Un film se fait à la table de travail. L’improvisation est périlleuse au cinéma. Le cinéma ne se fait pas en rêve”. Péremptoires, ses propos dénotent surtout d’une extrême rigueur pointilleuse. Pour compléter son staff, Clair s’entoure de Georges Lacombe et du jeune Marcel Carné promus assistants-réalisateurs.
Sous les toits de Paris (1930): le Paris atmosphérique des faubourgs
C’est le Paris atmosphérique des faubourgs, des quartiers borgnes, auquel René Clair prête vie avec son chanteur de rue et son accordéoniste, le demi-monde des pickpockets et malfrats de ville, ces marlous à casquettes à pont, ces gigolettes habillées à la garçonne sous la coupe des mêmes souteneurs. Toute une imagerie faubourienne prend corps et un relief particulier grâce à l’apport innovant du son synchrone qui en est aux balbutiements. La musique est diégétique qui sort tout droit de l’accordéon. Les scènes de bistrot sont souvent shuntées par des éléments extérieurs comme les portes vitrées des cafés ou une rixe, un aparté ou encore le halètement d’un train. René Clair voulait d’ailleurs intituler son film “Musette” en première instance avant que le titre lui saute aux yeux.
Le Million affine encore ces expérimentations fructueuses que Clair effectue à partir de la technologie naissante du son et son intrusion-voire son effraction- dans le cinéma muet rencontrant toutes les faveurs de l’auteur de cinéma qu’il revendique être.
René Clair ne quitte pas les toits de Paris dans son second opus parlant, sonore et chantant. Un artiste indigent-ce qui résonne comme un pléonasme pour l’époque- emporte le gros lot à la loterie mais un temps ne parvient pas à retrouver le ticket gagnant.
A nous la liberté (1932): l’odyssée rocambolesque de deux pèlerins en transit
A nous la liberté fournit la clé de l’anarchisme bon enfant qui préside à l’œuvre de Clair première cuvée. Emile (Henri Marchant) et Louis (Raymond Corty) sont deux parias sociaux, deux hommes sans attaches, sans classe sociale, deux enfants naturels de Charlot. Comme tels, ils ne font pas partie des élites crétinisées, ni du milieu du banditisme mais tout de même un peu de la classe ouvrière moutonnière que René clair affectionne. Le canevas de ses premiers longs métrages montre immanquablement des destins croisés. Tous deux taulards, Emile et Louis projettent de s’évader. Louis y parvient quand Emile reste en carafe. Emile gravit les échelons de la réussite sociale jusqu’à devenir le grand manitou d’une entreprise de disques. Timide et fleur bleue, Emile, quant à lui, est relâché puis arrêté pour vagabondage. L’atelier de l’usine est le même que celui de la prison qui asservit l’homme aux tâches répétitives à la chaîne de montage. Le travail à la chaîne, le machinisme industriel enchaîne l’ouvrier. Emile est un point indiscernable sur le tapis roulant de la chaîne de montage mécanisée des phonographes tandis que les cheminées de l’usine bornent l’horizon comme les barreaux de cellule de l’établissement carcéral où il végète avec Louis. Emile est l’inénarrable fauteur de troubles à l’origine du blocage et du dérèglement de la chaîne de montage. L’hymne à la
productivité façon Métropolis tourne à la débandade. L’institution sociale est ébranlée et la solennelle inauguration de la nouvelle usine tourne à la déroute complète. Tous les avoirs financiers et les attributs décoratifs de la hiérarchie sociale, drapeaux et banderoles, sont emportés dans la tourmente d’un séisme de catastrophes en chaîne. Les deux compères se retrouvent comme au tout début, ramenés à leur stricte prérogative de déclassés. Pèlerins chaplinesques en transit, ils tournent le dos à la réalité sociale et reprennent le chemin buissonnier. C’est la morale libertaire du film.
Par l’affirmation entêtée de son principe de liberté, Emile est un trublion social qui désorganise et décourage par
là même toute forme d’ordre. La joliesse charmeuse du vaudeville n’opère plus de la même façon. Dans Casier
judiciaire, Fritz Lang se livrera à ce mélange des genres; le vaudeville musical cousinant avec le film noir ou la dénonciation réquisitoriale. Le séjour en prison est vu comme une empreinte indélébile sur la condition humaine.
14 juillet : Une complainte romanesque inoubliable
14 juillet marque un retour au réalisme populiste de Sous les toits de Paris tout en en étant l’aboutissement formel. La fête nationale à travers le bal musette esquisse les prémices du cinéma de liesse populaire et populiste de Duvivier, Carné et Grémillon. Le film sort le 14 janvier 1933 et fixe sur la pellicule ce qu’il y a de plus insaisissable de l’âme de la rue et du faubourg parisien. Dans un jeu du chat et de la souris, une jeune fleuriste Anna (Annabella) aux faux airs de midinette s’amourache de Jean (Georges Rigaut), chauffeur de taxi sur la mauvaise pente tandis que les préparatifs de la fête nationale s’activent et avant que les festivités battent leur plein dans un dévoiement inattendu.
14 juillet est une œuvre remarquable de fluidité synergétique entre les composantes de ce petit monde emblématique de René Clair: l’amourette traversée par l’influence maléfique de cette faune des mauvais garçons et ce monde interlope des apaches et des filles de mauvaise vie sous leur coupe. Avec beaucoup de liant, la musique, et en son cœur, la complainte leitmotiv de Jean Grémillon orchestrée par Maurice Jaubert opère un charme poétique irrésistible plus consonant et moins assourdissant que la ritournelle de Sous les toits de Paris.
Aussi, parce que le film est plus uni et offre une meilleure synthèse. Et les effets de désynchronisation son-image voulus par René Clair sont beaucoup plus naturels dans leur continuité.
Le film est admirablement rythmé par ses mouvements de caméra sophistiqués-particulièrement la scène du dancing et le contrepoint des lampions, des fanions et des drapeaux de la fête nationale et ses fondus au noir qui se prolongent dans des fondus sonores. De sorte qu’emboitant volontiers le pas au critique Noël Herpe, spécialiste de l’œuvre de René Clair, on pourrait à juste titre parler de 14 juillet comme du chef d’œuvre de René Clair et son aboutissement.
Sous les toits de Paris, Le Million, A nous la liberté et 14 Juillet ainsi que le tout premier long métrage muet de René Clair : Paris qui dort (1925) sont distribués en salles par Tamasa dans le cadre d’un cycle rétrospectif à compter du 14 Décembre.
Sortie le 24 octobre 2023 du Coffret René Clair, Combo Digipack Blu-ray & DVD chez Tamasa.