Rencontre avec Shahrbanoo Sadat

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« Je voulais faire un film qui possède un véritable point de vue afghan. »

Entretien avec la jeune et passionnante réalisatrice à l’occasion de la sortie de « Wolf and Sheep ».

Comment définiriez-vous votre film ? Comme une œuvre de fiction ou comme une œuvre autobiographique ?

En fait, c’est un mélange des deux. On pourrait dire que c’est une autobiographie, mais aussi une biographie de mon meilleur ami. Dans ce film, j’ai essayé de faire un mélange entre son enfance et la mienne. En effet, nous n’avons pas vécu au même moment dans le village :  lui y a vécu dans les années 70 et moi entre 2001 et 2008. Je récrée dans ce film un temps fictionnel dans lequel nous passons notre enfance ensemble dans ce village. Pour répondre à votre question, il s’agit d’une fiction avec des éléments qui viennent du documentaire, de l’autobiographie et de la biographie.

 

Le cadre du récit est-il contemporain ou correspond-il plutôt aux années soixante-dix ?

 
En fait, le cadre n’a pas changé. On peut même dire que rien n’a changé dans l’Afghanistan rural. C’est un sujet de conversation fréquent entre mon ami et moi. On était vraiment étonné que les choses soient restées les mêmes : les mêmes gens, les mêmes façons de vivre. Rien n’a changé dans l’Afghanistan rural, et c’est peut être un des problèmes de notre pays. Je pense que le changement n’est pas chose facile, les gens ne changent pas facilement. C’est pour cela que je n’ai pas donné de cadre temporel précis à cette histoire. Il s’agit d’une forme de nulle part temporel, mon action pourrait aussi bien se dérouler dans le passé que dans le présent.

 

Pour vous, est-ce un regret que rien ne change ?

 

On peut dire que je regrette et que je ne regrette pas que les choses ne changent pas. D’un côté, c’est dommage que les gens vivent toujours la même vie, qu’ils soient tellement loin de tout changement. De l’autre côté, c’est tellement beau d’aller dans le centre de l’Afghanistan, dans les villages et de voir les costumes, les gens qui s’habillent de la même façon. C’est un peu comme ma mère me le racontait, c’est comme si sa mémoire visuelle me revenait, je peux passer à travers elle et le vivre moi aussi. C’est bien, par ailleurs, de se rendre dans un monde où nous ne sommes pas envahis par tous les magasins clinquants, les téléphones mobiles… De se trouver dans un endroit où l’on retrouve l’éternel.

 

 

Très rapidement, une tension s’installe dans le récit et une peur semble hanter les personnages. Cela signifie t-il pour vous que cette communauté vit continuellement dans la peur ?

 

Oui, on pourrait dire que la peur est inséparable de tout le peuple afghan et surtout des gens de cette région du centre de l’Afghanistan.Parce que là-bas vivent les gens les plus pacifiques de tout le pays, qui font également partie de la population la plus tiraillée par les autres ethnies. Et puis il y a également les tracas de la vie qui s’ajoutent à ça. A la fin du film, on voit la communauté s’apprêter à partir car les habitants ont entendu parler de l’arrivée d’hommes armés. Dans la vie réelle, ils partent, ils se cachent dans la montagne pendant une semaine, ensuite ils retournent chez eux et se rendent compte que ce n’était que des commérages. A d’autres moments, ils ne partent pas, pensant que ce ne sont que des commérages. C’est comme cela que l’on a vu des villages entiers décimés. Par ailleurs, je pense que la peur est la même partout, surtout en Afghanistan. Il y a une forme de peur, les gens sont obligés de suivre la foule, sinon ils se retrouvent dans une situation où ils font quelque chose de singulier : comme le petit garçon dans le film qui parle à la fille, les deux enfants se lient d’amitié alors qu’ils n’ont pas le droit de le faire. Ils ont peur d’être découverts, de faire quelque chose de différent. Il y a aussi la peur que peut ressentir le public, car ce dernier est habitué à voir des images peu rassurantes de l’Afghanistan.

 

Les enfants, mais aussi les adultes utilisent des récits imaginaires pour parler de leur histoire et évoquer leur avenir. Peut-on dire que la fable est un élément important dans la culture afghane ?

 

Oui. Je suis tellement heureuse que vous me posiez cette question. Les histoires, les fables font partie de la vie de ces habitants. Elles fonctionnent comme des lois, car chaque fable a une morale et va constituer une ligne de conduite à suivre dans la vie. Par exemple, si un parent veut transmettre une leçon à son enfant, il ne lui dira pas directement, il lui racontera une de ces histoires. C’est à travers cette histoire que l’enfant réalise son apprentissage et choisit sa propre morale. C’est de cette façon que chaque membre de cette communauté connait les règles par cœur. Personne ne lui dit : « Tu dois ou tu ne dois pas faire ceci ». Par exemple, tout le monde sait qu’une fille ne devrait pas être très proche d’un garçon, à moins d’être de sa famille. C’est pour cela que c’est un événement tellement grandiose quand ce garçon et cette petite fille décident de communiquer, et deviennent amis.

 

Le loup est un animal qui a une forte valeur symbolique dans notre culture occidentale, quelle place occupe-t-il dans la culture afghane ?

 

En Afghanistan, surtout dans la partie centrale, on peut dire que c’est le domaine des loups gris. La peur la plus grande des gens, c’est de rencontrer un loup. Imaginez-vous, ce sont des bergers qui habitent dans des villages où il n’y a pas l’électricité. Le soir, ils sont dans le noir le plus profond. Il y a deux peurs qui hantent les habitants : l’obscurité et le loup. Le loup n’est pas chez nous un symbole, mais quelque chose qui fait partie de l’environnement. C’est une présence.

 


Dans votre film, c’est une femme qui prend l’aspect d’un loup. Pour quelles raisons ?

 

Vous savez, ici le loup est une femme et, quand, enfant, j’écoutais des histoires sur le loup, c’était des histoires que mon père me racontait. Ce sont des contes très répandus dans le centre de l’Afghanistan,.Il y a plusieurs versions, personne n’écrit les histoires, la transmission est uniquement orale, chacun est donc libre de changer et d’ajouter ce que bon lui plaît. J’ai choisi la version où le loup est une femme : d’habitude, c’est le symbole du pouvoir, et donc une vision plutôt masculine, mais moi je me sentais plus concernée par l’existence d’un loup femme. C’était plus parlant. Dans le film, ce que je trouve intéressant, c’est que tout le monde ait peur de cette créature énorme, sur deux pattes, et tout d’un coup, on se rend compte que c’est une femme. Pour moi, c’est plus fort ainsi.

 

La fin du récit est volontairement ouverte, on se demande ce qu’il va arriver aux membres de la communauté. Pourquoi nous laisser ainsi dans l’incertitude ?

 

L’Afghanistan est un pays très instable. Pendant le film, on voit la simplicité du quotidien de ces personnes, mais à la fin, je me suis reconnectée : l’Afghanistan est un pays en guerre. Même si on a eu le temps d’observer ce que pouvait être des moments de vie paisibles : à la fin, la guerre leur tombe dessus.

 

En coproduisant Wolf And Sheep avec des sociétés françaises et suédoises, cela signifie que votre film sera diffusé en Europe. Le fait qu’une partie du public soit européen a-t-il influencé votre façon de construire votre film ?

 

Non, je ne voulais pas faire un film pour un public européen. Je n’ai pas eu cela en tête. Je voulais faire un film pour les Afghans même si je savais pertinemment que les Afghans auraient du mal à le voir, car chez nous il n’y a pas de cinéma en tant que tel, j’ai quand même fait ce film pour eux. Il était important pour moi de faire un film auquel je crois, auquel les afghans puissent s’identifier. Je montre leur point de vue. Je savais que ce film serait vu par un public européen et je voulais que, pour une fois, contrairement aux images qui lui parviennent habituellement, ce public soit en présence d’un film qui possède un véritable point de vue afghan.

 


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