Rencontre avec Frédéric Sojcher : « C’est à vous de jouer maintenant. »

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Entretien passionné et passionnant avec le réalisateur du surprenant « HH, Hitler à Hollywood ».

Frédéric Sojcher est un homme occupé. Maître de conférences à l’Université Paris I et auteur de nombreux ouvrages entre autres sur le cinéma européen (Cinéma européen et identités culturelles, Luc Besson : un Don Quichotte face à Hollywood ?…), il a aussi réalisé une dizaine de courts métrages et trois longs métrages. Très bavard, il nous a accordé un long entretien pour la sortie de son troisième long métrage. Après Regarde-moi (2000) et le documentaire Cinéastes à tout prix (2004), il sort le troublant et loufoque HH, Hitler à Hollywood qui met en scène dans leurs propres rôles Maria de Medeiros et Micheline Presle au cœur d’un complot visant le cinéma européen.

L’occasion de faire le point sur la difficulté de produire des projets qui sortent des sentiers battus, mais de leur absolue nécessité. Et l’occasion aussi de constater que l’enthousiasme du réalisateur est aussi contagieux que celui de son film….

Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur le cinéma européen, réalisé de nombreux courts et deux long métrages. HH, Hitler à Hollywood possède un arrière-plan documentaire, mais fait le choix de la fiction et du mélange des genres. Pourquoi ?

Justement pour ces raisons-là. Le film traite de la domination d’Hollywood sur le reste du monde et des pressions politiques dans l’histoire du cinéma. Il y a des éléments authentiques comme la phrase de Roosevelt : « Envoyez les films, les produits suivront. » Si j’avais fait un documentaire là-dessus, je n’aurais intéressé que les historiens ou les passionnés de cinéma. L’idée était pour moi, à partir d’un fond réel, de partir dans un mélange des genres et d’essayer de créer une intrigue avec des rebondissements comme des poupées russes : on enlève une poupée et on en découvre une autre et ainsi de suite… Et avec ce jeu de piste, d’amener un spectateur qui ne connaît peut-être rien au cinéma et à l’histoire, à être impliqué dans une intrigue menée par le personnage de Maria de Medeiros, à apprendre des choses mais de manière ludique. Mon rêve de cinéma, à la fois comme réalisateur et comme spectateur, c’est de faire des films qui amènent du divertissement, qu’on prenne plaisir à les voir, mais qui dépassent le simple divertissement. Certains films d’Hollywood, ou d’ailleurs, arrivent parfaitement à mêler divertissement et enrichissement – que ce soit esthétique, historique, émotionnel…

Je pense qu’aujourd’hui, et c’est l’une des raisons qui m’ont poussé à faire le film, il est de plus en plus difficile de pouvoir joindre les deux. Il y a malheureusement une bipolarisation du cinéma. Avec d’un côté, un cinéma commercial souvent très bien maîtrisé, très bien conçu scénaristiquement, avec de très bons acteurs et une maîtrise technique absolue, mais qui personnellement ne m’apporte rien et me donne l’impression de voir toujours le même film : un bon moment qui est aussitôt vu, aussitôt oublié ; et de l’autre côté, des films de recherche, des films qui sont souvent passionnants, qui recueillent des avis positifs de la critique ou des prix dans des festivals, mais qui sont réservés au ghetto, au réseau des salles « art & essai », à un public déjà convaincu – quand ça arrive, puisque ces films parfois ne sortent même pas ou alors seulement en France qui reste un pays privilégié dans son offre cinématographique. Ce clivage est très dommage. Mon rêve en tant que réalisateur et spectateur, c’est celui d’une certaine diversité, de pouvoir voir différents types de films et surtout que le film, même s’il n’est pas parfait, me laisse quelque chose : des images, une trace… J’aime l’idée du cinéma comme une entreprise virale qui contamine et qui apporte une vision sur le monde pour rappeler la phrase de Bazin. C’est ce cinéma-là que j’ai envie de faire – modestement, car je me considère comme un cinéaste débutant – et je pense que c’est un vrai défi aujourd’hui.


Au niveau du scénario, comment arrive-t-on à mêler le fond historique à la fiction et aux différents genres de cinéma abordés ?

Ce n’est pas un calcul, ni une posture. Je suis belge et je pense que sans le vouloir les Belges ont souvent un côté décalé. Il suffit de voir certains films belges ou certains acteurs comme Benoît Poelvoorde ou François Damiens qui ne cherchent pas à être originaux, mais le sont de nature. Il y a une personnalité de l’ordre de l’autodérision, du surréalisme. Et donc forcément quand on fait un film sa propre personnalité déteint sur le résultat. Je déteste le formatage, cette idée qu’il faut soit faire une comédie, soit un thriller… et qu’il faut mettre les films dans des cases. Je pense qu’on peut tout à fait avoir un thriller et à l’intérieur une scène de comédie. Il y a un plaisir de cinéma qui n’est pas dans une seule voie, mais il y a un plaisir de l’intrigue, de la comédie, le plaisir de mélanger de la fiction avec de vraies archives et des éléments authentiques sur le plan historique. C’est cet amour du cinéma que j’essaie de transmettre. Mais pour le film, ce n’était pas forcément réfléchi. Le scénario s’est construit petit à petit, par strates. Les choix importants de mise en scène se sont faits pour des raisons artistiques et aussi pour des raisons économiques.

D’où le choix de l’appareil photo pour tourner ?

En partie, mais pas seulement. On a décidé de tourner tout le film avec un appareil photo : le Canon 5D Mark II. On a été les premiers, je crois, en France à l’utiliser pour un long métrage. Depuis beaucoup l’utilisent car il permet une légèreté de prise de vue et un coût bien moindre que la pellicule. Mais surtout – et c’est là où le cinéma est formidable, c’est un travail d’équipe – cela montre à quel point chaque personne de l’équipe peut avoir sa part de création et l’amener dans le sens du film. C’est le cas de Carlo Varini, le chef opérateur qui a travaillé sur de très grosses productions comme les premiers Luc Besson ou Les Choristes, et qui a proposé cet appareil photo, pour des raisons économiques évidemment, mais aussi parce qu’il a interprété mon désir. Je ne voulais pas faire le film en vidéo HD. Je trouve que cela donne une image clinique, très précise mais qui n’a pas la même texture que la pellicule. Ce qui me plaît dans la pellicule et qui m’intéresse le plus au cinéma, c’est la profondeur de champ : je trouve sublime de faire le point sur le comédien tandis que l’arrière-plan reste flou avec des objectifs et des longues focales qui permettent ce jeu sur la profondeur de champ. Le Canon 5D permet d’avoir la même profondeur de champ que le film 35mm. Ce n’est donc pas seulement par dépit économique, mais aussi pour avoir un résultat qui va dans le sens de ce que je souhaitais.

La technique est vraiment au service du projet et toutes les personnes qui y participent (les comédiens bien sûr, de même que tout le personnel technique) peuvent comprendre la direction donnée au film et apporter leur savoir-faire, leur part de création. Il y a eu un plaisir immense durant le tournage et tous ont apporté leur pierre à l’édifice : du mixeur avec qui on a fait des mixages non réalistes au compositeur Vladimir Cosma… Ce qui m’intéresse c’est de prendre des risques, quitte à être un funambule et risquer de tomber, parce que je crois que c’est ce qui manque beaucoup au cinéma actuellement. Tester d’autres manières de raconter des histoires, d’autres manières de filmer… Ce qui est formidable aujourd’hui c’est qu’on a des moyens techniques qui nous permettent d’aller beaucoup loin que ceux qu’avaient les réalisateurs de la Nouvelle Vague par exemple : les moyens à l’époque restaient considérables (caméra 16mm, problèmes de son synchrone…). Aujourd’hui, on peut tourner avec un budget moindre avec des moyens techniques qui ne sont pas des pis-aller mais qui peuvent servir la création. Chacun – réalisateur, critique et spectateur – peut s’en emparer. La grande question qui reste, c’est la salle. Y-a-t-il d’autres moyens que celui du marketing ? C’est une des questions que pose le film puisqu’à la fin Maria de Medeiros s’adresse au spectateur et dit : « c’est à vous de jouer maintenant. » Je pense qu’on a chacun une responsabilité individuelle et qu’il faut rester curieux. On peut prendre beaucoup de plaisir en allant voir autre chose que le dernier blockbuster ou la dernière grosse comédie. Les blockbusters peuvent aussi avoir quelque chose à apporter, je ne me positionne pas contre eux. Mais il ne faut pas qu’il n’y ait que ça. Dans les statistiques de part de marché en salle, on voit qu’il y a de plus en plus un fossé entre les films qui marchent – portés par le marketing, portés par un nombre de copies conséquent – et ceux qui ne marchent pas parce qu’ils n’ont pas la même chance de médiatisation. Il ne peut pas y avoir qu’une logique du marché, il faut que le plaisir du cinéma reste au cœur de la pratique.

Les interpellations, les adresses aux spectateurs, à sa prise de conscience, reviennent finalement de plus en plus dans des films extrêmement différents aujourd’hui. Que ce soit des films de grand studio ou des films plus confidentiels…

Je pense que c’est très important parce que le cinéma a un rapport direct avec la vie. On est dans une époque – on le voit au niveau politique – où il y a une série de montée des parties populistes nationalistes d’extrême-droite, en France comme dans d’autres pays européens. L’une des raisons probable est sans doute la globalisation. S’il n’y a qu’une seule culture qui est la culture de masse, identique partout, forcément cela va créer des réactions qui ne sont pas vraiment positives, des réflexes de repli sur soi et d’exacerbation identitaire. Je pense que le cinéma est un vrai enjeu politique par son regard sur le monde. Le fait qu’il y ait, statistiquement, d’une part le cinéma américain, d’autre part le cinéma national quand il existe, comme c’est le cas en France, et que le reste, toute cinématographie confondue, soit réduit à la part congrue du ghetto, je pense que ça pose une question d’ouverture sur le monde. L’homme a ce souci de l’identité, et l’identité peut être la meilleure comme la pire des choses. Le pire étant sans doute ce qu’on a vécu au XXe siècle, des temps d’exclusion, de nationalisme, de racisme et de repli sur soi. La meilleure des choses reste l’échange, l’ouverture, la diversité culturelle. En étant ouvert à l’autre, on ne se renie pas soi-même, au contraire on se rend plus riche. Quand on n’a aucun problème d’identité, on n’a aucun problème à être confronté à une identité autre et à être éveillé par cette différence.

Le cinéma en est un symptôme. S’il y a tant de cinéastes qui disent « il faut s’éveiller, rester curieux », c’est aussi pour sortir de ce paradoxe. Je ne veux pas être passéiste, parler d’un âge d’or, qui serait une complainte qui, à mon avis, n’a aucun intérêt car elle n’est pas constructive, mais être au contraire dans une démarche positive. Il y a des moyens aujourd’hui formidables qu’on n’a jamais eus par le passé, servons-nous en et essayons en tant que réalisateur, en tant que spectateur d’apporter, même modestement, notre pierre à l’édifice. Ce n’est pas le rôle d’une personne contre les autres, mais c’est une responsabilité collective qui dépasse le cinéma. Est-ce qu’on a envie de voir autre chose ou est-ce qu’on a envie de voir toujours le même film ? C’est aussi ces questions-là que pose le cinéma. Il est trop facile de dire que c’est la faute des autres – en l’occurrence d’Hollywood – je pense que c’est aussi notre faute à tous. Hollywood peut être aussi un formidable exemple car il y a de très grands cinéastes qui ont pu faire de très grands films à Hollywood malgré les contraintes des studios. Je ne veux pas être caricatural, anti-américain et anti-Hollywood. Ce qui m’inquiète c’est notre situation, cette espèce d’hégémonie culturelle à travers le cinéma qui pose problème, y compris d’un point de vue démocratique.

Au-delà des questions politiques, il y a une démarche esthétique importante et un traitement de l’image très particulier.

Le film pose en partie la question de la manipulation du spectateur. On prend du plaisir comme spectateur à être manipulé pendant une fiction. Il y a cet état de double conscience dont parle Edgar Morin : on sait parfaitement qu’on va voir une fiction et en même temps, on ne demande qu’une chose, c’est de croire à cette fiction le temps du film. Pour la fiction, cela ne me pose pas problème. Mais il y a depuis quelques années une tendance à faire du faux documentaire où on joue sur des codes documentaires pour faire croire au spectateur que c’en est un alors que ce dernier se rend compte en cours de route qu’il a été manipulé. Je voulais absolument éviter ce travers-là. Je n’avais pas envie de manipuler le spectateur en lui faisant croire que ce que je racontais était entièrement vrai. Il fallait trouver un traitement visuel qui permette dès le départ, même si c’est de manière inconsciente, de comprendre qu’on est dans la fiction, dans un cinéma non réaliste.

Ensuite, il y avait l’idée qu’un film a sa propre identité. J’aime les films qui ont une cohérence artistique, d’avoir un parti pris affirmé tout le long du film. J’avais envie d’une image qui permette de relier esthétiquement l’ensemble du récit. Surtout, j’avais envie d’apporter un côté ludique : il y a un côté bande-dessinée dans le film. Micheline Presle et Maria de Medeiros ont été toutes les deux touchées par cet aspect-là. Je leur disais que je voulais qu’elles deviennent des personnages de BD. Chacune joue son propre rôle dans le film, mais de manière ludique, dans une sorte de dérision. Elles acceptaient de mettre en jeu leur carrière, puisqu’on parle régulièrement de Pulp Fiction dans lequel jouait Maria de Medeiros ou de la carrière de Micheline Presle, mais plutôt dans le sens d’un appel à l’imaginaire. Elles étaient amusées à l’idée de devenir elles-mêmes leurs propres personnages. Il fallait donc trouver le traitement visuel correspondant.

Enfin, il y a avait mon plaisir de cinéaste à travailler avec des comédiens et de les sublimer, de trouver une image qui fasse qu’elles soient les plus belles possibles. En discutant de tout ça avec le chef opérateur, on a eu l’idée de créer une image où les acteurs principaux verraient leurs couleurs renforcées et tout le reste de l’image qui serait désaturé vers le noir et blanc. On a fait des essais. Et on s’est rendu compte qu’à l’étalonnage par le biais de masques, un peu comme on peut le faire avec Photoshop, qu’on pouvait détourer la silhouette d’un comédien, faire un étalonnage particulier sur cette zone, puis en faire un second pour le reste de l’image. Puisqu’on a fait ce choix avant le tournage, avec la costumière Monic Parelle, on a aussi choisi des costumes aux couleurs vives, bariolées, type BD aussi pour Maria de Medeiros pour qu’elle ressorte encore davantage en postproduction.

C’était un autre défi parce qu’on avait vu que ça marchait sur un bout d’essai, mais encore fallait-il que ça marche sur l’ensemble du film. On n’a pas pu anticiper le temps nécessaire au traitement de l’image en postproduction. On a finalement mis trois mois, alors que pour un étalonnage classique on met quinze jours. On n’avait pas un très gros budget, donc ça a eu une grande incidence sur la production. Et je dois rendre hommage au producteur qui lorsqu’il s’est rendu compte que ça allait gonfler par six le budget prévu pour l’étalonnage, a accepté en considérant que ça apportait vraiment au film. C’était aussi un défi artistique. A savoir : est-ce que ça allait tenir tout le long du film. Sur ce point-là, je suis rassuré aujourd’hui. J’ai eu la chance d’aller présenter le film dans un grand nombre de festivals. Les débats avec le public ont montré que ce traitement visuel non naturaliste n’empêchait pas le spectateur d’être pris par l’histoire, qu’il n’y avait pas de distanciation qui se créait.

Le film a un côté sur le vif, en direct et caméra au point. On se doute pourtant qu’il y a une préparation et un découpage important. Comment avez-vous envisagé le découpage et comment s’est déroulé le tournage ?

Tout est en caméra subjective, tout est du point de vue de l’appareil qui film. Et donc cela a une incidence sur la mise en scène. Finalement, c’était très reposant en fait ! On a visité avec le chef opérateur tous les décors, tous les lieux de tournage avant le film. C’est ce que je préfère : faire une vraie préparation qui n’est pas un story-board extrêmement précis, mais choisir les angles de prise de vue, trouver comment tourner une scène d’après le lieu… Et grâce à cela avoir la capacité à changer en cours de route, être ouvert aussi aux comédiens, à ce qu’ils proposent et en fonction de comment ils bougent dans un décor, éventuellement adapter ce qu’on a prévu. On peut d’autant plus l’adapter qu’on a cette base, qu’on sait ce qu’on veut au départ. L’improvisation ne peut marcher que s’il y a en amont un travail de préparation. Il y a deux ou trois moments dans le tournage où on a décidé de changer ce qui était prévu parce qu’il y avait une proposition qui fonctionnait mieux. Par exemple, le chef opérateur m’a proposé, à un moment quand on est dans le restaurant avec une vue panoramique sur la Mer du Nord, de faire la mise au point du diaphragme sur l’extérieur et donc de voir les acteurs dans l’ombre. Mais il s’est aperçu au cours du plan qu’il avait mal réglé son diaphragme. On le voit donc s’approcher de son objectif et changer le diaphragme, le mettre sur les acteurs alors que l’arrière-plan devient surexposé. On pouvait avoir ce côté ludique grâce au parti pris de la caméra subjective. Cela permettait aussi un point de vue cohérent puisque les personnes dans le plan étaient toujours suivies par le caméraman et ne pouvaient donc pas être n’importe où. Le choix du point de vue était relativement facile. Là le parti pris de mise en scène était imposé par la narration elle-même.

Le temps de tournage a été long ?

Non. Six semaines. On a tourné dans plusieurs pays. Même pour des courtes scènes, on est allé à Londres, à Venise, à Cannes, à Berlin, pas à Malte mais sur une île au Sud, à Paris, en Belgique… Le film a un côté road-movie européen. On tournait pratiquement toujours en plan-séquence, parfois avec deux grosseurs de plans pour plus de latitude au montage. On savait aussi dès le départ qu’on ferait des jump cut au montage pour donner une dynamique dans le rythme d’action. Si on avait dû faire un film beaucoup plus découpé, ça n’aurait pas tenu avec tous les lieux de tournage. Ce parti pris de la caméra subjective – même si ce n’est pas ce qui a déterminé le choix – a aussi permis de tenir dans ce petit nombre de jours de tournage.

Le tournage était continu?

Non. On a tourné en trois périodes. Deux ans avant ce qui apparaît à Cannes avec Wim Wenders, Manoel de Oliveira… Puis pour le reste, on a fait 80% du tournage en un bloc et 20% – par exemple deux jours à Londres, quelques jours à Venise… – en fonction des disponibilités de chacun. Quand on ajoute les trois périodes, on a six semaines de tournage.

 

Le montage financier n’a pas été trop complexe à mettre en place ?

Je dois rendre hommage à Bruno Deloye de CinéCinéma qui est la seule chaîne tv qui soit intervenue dans le film. Et on a eu deux Sofica dont celle d’Arte. Mais il y a eu très peu de financement en France. On a eu heureusement l’avance sur recette aussi, mais non pas sur scénario, mais après réalisation. Je pense, et je ne suis sans doute pas le seul réalisateur à penser ça, qu’il devient très difficile de faire des films quand on sort des cases. De plus en plus, il y a un côté formaté. Il faut rentrer dans un genre ou avoir des acteurs bankables. Il y a des codes en place et il devient très périlleux de faire des films qui dérogent à la norme, qui respectent certaines contraintes mais apportent quelque chose en plus. C’est quelque chose qui était possible, même à Hollywood où des films complètement fous ont été financés par les studios. C’est de plus en plus difficile à faire si on veut trouver un financement conséquent pour un film. il y a encore une fois ce clivage entre les films qui peuvent prendre des risques mais sans gros financement et auront peu de promotion à leur sortie puisque c’est lié, et des films qui vont trouver plus de financements mais en rentrant dans un cadre plus balisé. Là, je pense par exemple que les acteurs, et les acteurs français, ont une vraie responsabilité. Dans l’histoire du cinéma, il y a souvent de très grands acteurs qui ont permis, de par leur notoriété, à des films différents de se faire. C’est de la responsabilité d’un comédien d’accepter des rôles, des projets plus atypiques et pas uniquement se contenter des projets les plus commercialement évidents, d’alterner entre les projets commerciaux et ceux du cinéma d’auteur pour permettre à ces films de se faire. C’est là qu’on reconnaît un vrai grand comédien. Pas seulement dans son talent d’interprétation, qui évidemment est à la base de tout, mais aussi dans ses choix. Ce qui est dramatique, c’est qu’il y a des comédiens exceptionnels mais il ne va rien rester de leur filmographie. Dans la carrière d’un grand comédien, il y a des films, parce qu’ils prenaient des risques, sont devenus des références par la suite. C’était valable dans le cinéma hollywoodien comme en France. Ça paraît aujourd’hui aberrant, mais Jean Renoir n’arrivait pas à faire La Grande Illusion car personne n’en voulait. C’est uniquement parce que Jean Gabin voulait faire ce film qu’il a pu être fait.

Parlant d’acteurs, le film est centré tout autant sur le personnage de Maria de Medeiros que sur sa personne réelle ou son image. Le choix de Maria de Medeiros était une évidence dès l’écriture du scénario ou est-elle arrivée plus tard ?

Dès le départ et pour plusieurs raisons. D’abord personnelle puisqu’on se connaît depuis longtemps et on avait envie de travailler ensemble. Je l’ai contactée très vite. Elle a ce côté bande-dessinée je trouve. On parlait ensemble de donner au film un aspect de Tintin au féminin. Mais elle est aussi une vraie actrice européenne. Elle est d’origine portugaise. Elle vit en France. Elle parle couramment cinq langues. Elle a tourné aux Etats-Unis, en Italie, en Espagne… Cet aspect cosmopolite et polyglotte était important par rapport au sujet du film. Il fallait aussi, comme Micheline Presle, qu’elle accepte de mettre sa carrière en jeu. Ce qui était formidable avec Maria de Medeiros, c’est qu’elle est aussi réalisatrice. Elle a fait un long métrage de fiction qui s’appelle Capitaine d’avril, mais aussi un documentaire très drôle sur les relations entre critiques et cinéastes (Je t’aime, moi non plus). Il était donc tout à fait crédible qu’elle puisse faire un documentaire sur une autre actrice. Il y a certaines actrices qui sont formidables, mais qui n’ont pas réalisé. Donc oui, Maria de Medeiros était vraiment une évidence et elle a accepté de suite.

Pareil pour Michelin Presle ?

Micheline Presle, je l’ai rencontrée peu de temps avant le tournage. On ne se connaissait pas. C’est pour moi une vraie rencontre. C’était extraordinaire de pouvoir travailler avec elle. D’abord parce que c’est une très grande comédienne, mais c’est aussi devenue une amie. On a une complicité en matière de curiosité cinématographique. Elle va toujours voir les nouveaux films en salle. Elle a 88 ans et reste plus jeune que beaucoup de personnes de notre génération. Elle a gardé cette envie d’aller toujours vers de nouvelles aventures, cette ouverture et ce désir presque enfantin de jouer que j’espère moi-même conserver.

Comment dirige-t-on Maria de Medeiros et Micheline Presle quand on leur demande justement de jouer leurs propres rôles ?

Il y a plusieurs niveaux à cette question. De manière générale en ce qui me concerne, le terme de direction d’acteur est impropre. Je ne pense pas que ce soit une direction dans le sens de « diriger ». C’est plutôt un accompagnement, qui est mutuel. J’ai remarqué que les comédiens avec lesquels j’ai travaillé comme Michael Lonsdale, observent le réalisateur. Il y a une sorte de vase communiquant entre les comédiens et le réalisateur. Ce n’est pas un hasard si, dans un certain nombre de films, on voit comme le double du réalisateur à l’écran. Il y a une vampirisation mutuelle qui existe, de manière consciente ou inconsciente. Le plus important est la relation qu’on arrive à tisser ensemble. Et cette relation ne commence pas au tournage, mais bien avant : en parlant du scénario bien sûr, mais aussi en parlant de choses qui n’ont rien à voir avec le film. C’est une rencontre entre le travail sur les costumes qui définissent vraiment le personnage, la discussion sur le rôle et tout le non-dit, le non-explicite qui peut exister. C’est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans la relation entre comédien et réalisateur.

Il y a aussi bien évidemment le moment du tournage. Si je fais des films, c’est pour ce moment très précis où le comédien s’empare du personnage et quand le scénario devient vivant. Tout à coup le film prend vie, prend sens. Grâce aux comédiens essentiellement. C’est là-aussi un travail d’accompagnement. Je pense qu’on peut influer sur le jeu des acteurs en donnant des indications très simples comme changer le rythme d’un mouvement, l’intonation d’une phrase… C’est comme accorder un instrument. On dit souvent que les comédiens jouent de leurs propres instruments. C’est quelque chose de l’ordre de la modulation, de très légères modulations qu’on peut faire par petites touches. C’est absolument passionnant.
Il y a aussi – et là peut-être qu’on peut parler de direction – le choix des cadrages, des grosseurs de plans qui a une influence sur la perception émotionnelle de telle ou telle scène. Et le choix au montage, sans les comédiens, de garder telle ou telle prise, telle longueur de plan ou de supprimer certaines scènes si elles ne trouvent pas leur place dans le film.

Dans ces trois étapes, il y a un vrai échange. On n’est pas dans le sens du diktat, mais plutôt d’un vrai dialogue singulier entre le réalisateur et chaque acteur. La responsabilité du réalisateur est d’avoir une relation singulière avec chacun des acteurs – j’essaie d’avoir cette relation, même avec les seconds rôles que j’ai rencontrés avant le tournage – et une vision d’ensemble. L’acteur doit défendre son personnage et ne penser qu’à son interprétation. Le réalisateur a la responsabilité de voir tous les personnages tels qu’ils doivent apparaître et savoir comment ils évoluent les uns par rapport aux autres, mais aussi la vision particulière de chacun.

Les caméos dans le film sont nombreux et plutôt prestigieux. Ces grands noms du cinéma ont-ils été faciles à convaincre ?

Ça n’a pas été compliqué. Ça demandait de l’énergie et de l’investissement. J’en connaissais certains – Michael Lonsdale par exemple – qui ont accepté facilement. Il y en a d’autres que je ne connaissais pas comme Gilles Jacob, le président du festival de Cannes qui a accepté parce qu’il a une grande admiration pour Micheline Presle. Il y a des personnes que j’ai contactées spécifiquement pour le film et qui ont été des découvertes comme Marisa Berenson. Tous ont accepté assez facilement une fois que le contact était pris parce qu’ils s’amusaient, comme Edouard Baer, du sujet : le complot hollywoodien contre l’existence d’un cinéma européen. Tous les cinéastes présents dans le film sont parfaitement conscients de cette domination d’Hollywood sur le reste du cinéma et parfaitement impliqués dans cette question car eux-mêmes sont confrontés aux difficultés de diffusion de leurs films. Aucun cinéaste ne fait des films pour qu’ils ne soient pas vus. La question de dépasser le cadre national les obnubile. C’est au centre des préoccupations de Wim Wenders par exemple, dans ses films mêmes. Les convaincre de faire des courtes apparitions était donc relativement facile car il y a quelque chose qui les motivait dans le sujet du film.

– Auteur, professeur, réalisateur… Vous devez être débordé !

Débordé pour l’instant parce qu’il y a la sortie du film ou débordé quand il y a un tournage. Mais je prends un grand plaisir dans ce pas de deux entre enseigner et faire des films. Il n’y a pas d’un côté cette réflexion sur le cinéma et de l’autre la pratique sur le cinéma. Je viens d’écrire un livre qui s’appelle Pratique du cinéma qui justement pose ces questions : comment on peut avoir un lien entre la réflexion sur le cinéma et le fait de réaliser, diffuser ou produire des films. La France est une exception positive dans le domaine. Dans l’histoire du cinéma français depuis très longtemps, bien avant la Nouvelle Vague, il y avait des critiques qui étaient devenus réalisateurs : Louis Delluc par exemple. Il y a encore aujourd’hui des critiques qui passent derrière la caméra. C’est formidable d’avoir ce plaisir de transmettre (dans la critique ou l’enseignement) et de faire. Certaines personnes n’ont pas envie de réaliser et veulent rester critique ou enseignant, mais certaines en ressentent le besoin et parviennent à mener ces deux combats de front. C’est une vraie richesse, je pense, de pouvoir être dans la réflexion et dans l’action en même temps ou successivement.

Vous avez déjà de nouveaux projets au cinéma ?

J’ai le projet d’un long métrage qui va s’appeler Bankable sur un acteur bankable qui prend le pouvoir sur un plateau de cinéma et donc un tournage qui se passe mal. J’ai envie d’explorer le microcosme qu’est le tournage sur lequel le pire comme le meilleur peut arriver, d’explorer la dynamique de groupe qui se met en place et peut amener à des choses délirantes. On est tous confrontés à une dynamique de groupe à différents moments de sa vie, mais c’est exacerbé au cinéma car il y a des enjeux financiers et artistiques, et des egos souvent surdimensionnés en présence. C’est aussi une manière de se moquer de l’emprise qu’ont les acteurs bankables sur le cinéma français.

Qu’est-ce qui vous a marqué récemment au cinéma ?

Ce qui me marque actuellement, c’est la variété de films qui permettent de mélanger fiction et documentaire. Il y a de nouvelles écritures qui sont possibles. J’ai par exemple vu un film qui, j’espère, sera diffusé en salle. C’est un des plus beaux moments que j’ai vu ces derniers mois. C’est un film de Serge Dalou avec Bruno Putzulu qui s’appelle Et si. C’est un mélange entre réel et fiction, avec une autre manière de filmer et de raconter quelque chose. Mon souhait, c’est qu’il y ait plein d’émulation, de nouvelles formes d’écritures cinématographiques qui trouvent leur place au-delà d’un certain ghetto ou du domaine festivalier.

Propos recueillis par Mickaël Pierson à Paris, avril 2011.

Pour le portrait et la photo de la Canon 5D : © Frédéric Remouchamps/Keops

 


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