Rencontre avec Ester Martin Bergsmark

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« La marge et le centre dépendent de là où l´on se tient. »

À l´occasion de la sortie de « Something Must Break », bel essai sur le genre et l´identité, Ester Martin Bergsmark a répondu à nos questions.
Avec Something Must Break, la réalisatrice suédoise Ester Martin Bergsmark interroge les frontières du genre et de l’identité sexuelle. Installée à Berlin, elle nous explique par mail les intentions de son film, entre recherche d’une nouvelle définition du genre, l’intimité et la marge. La ligne est floue, dans Something Must Break, entre l’aspect documentaire et la fiction : était-ce intentionnel ? Il s’agit avant tout d’intimité. Grâce à la fiction, je peux davantage m’approcher des choses, qui deviennent plus vraies, plus nues. J’essaye d’être aussi honnête que possible, de peindre les choses de la manière la plus précise possible. De la même manière que pour le documentaire, je construis une relation de confiance avec mes acteurs, afin d’avoir le sentiment que l’on fait le film ensemble, même si je suis aux commandes.

Vous alternez entre plans très réalistes et d’autres plus artistiques (les ralentis à la Lars von Trier)…

La première image que j’avais en tête était celle d’un visage allant de la douleur au plaisir. En 2008, j’ai filmé une étude pour le film à partir de cette seule image, qui, grossièrement, résumait tout ce que je voulais dire. Le film parle de vivre pleinement, et de ceux qui négligent leur part intime pour fonctionner de manière correcte dans le monde. Sebastian est un personnage indomptable, qui s’expose à des limites fragiles entre la vie et l’auto-destruction. En ce sens, c’est un rôle modèle, une référence à Saint-Sébastien. Ce que je voulais montrer par l’image, c’était comment Ellie quittait le monde simplifié pour créer ses propres frontières.

Avez-vous eu du mal à trouver le bon acteur pour jouer Sebastian/Ellie ?

Beaucoup. Nous avons commencé par chercher quelqu’un partageant les expériences de Sebastian/Ellie. On a fait des essais avec des garçons et des filles androgynes, comme avec des personnes transexuel(le)s. Dans le livre, Sebastian est un garçon androgyne. Dans le film, Ellie est plus forte à la fin – j’en suis heureuse. Je crois qu’Ellie est sa vérité, qu’elle est ce qui vient avant Sebastian. Ellie n’est pas sur le point de devenir une « vraie femme » : elle élargit le spectre de l’être humain. Elle n’est pas coincée entre deux sexes, il s’agit d’une troisième voie.

 

 

C’est ce « troisième genre » que vous avez voulu montrer ?

Oui. On me pose souvent des questions sur les hormones et les opérations de changement de sexe. Mais dans le film, c’est Andreas qui est perdu quant à sa sexualité. Sebastian/Ellie, lui/elle, transgresse les catégories. Il n’y a pas de jeu de rôle, c’est quelque chose de plus « vrai ». Son personnage pointe du doigt le fait que deux mondes parallèles cohabitent : d’un côté, le monde intérieur, constitué par les pensées, l’imagination, les rêves ; de l’autre, la réalité extérieure, qui existe en dehors du corps. J’ai voulu chercher à comprendre pourquoi on donne toujours plus de crédit à l’extérieur qu’à l’intérieur, pourquoi on veut toujours tout rendre tangible, visible.


Comment avez-vous abordé les scènes de sexe, particulièrement intimes et réussies ?

Je ne fais jamais de répétitions. Pour les scènes de sexe, Saga Becker (Sebastian/Ellie) m’avait donné des exempIes de ce qu’il trouvait érotique et sexy. Ensuite, j’ai réuni les deux acteurs un mois avant le tournage afin de parler en profondeur de leurs scènes, mais aussi de leurs limites, de ce qu’ils étaient prêts à faire ou non. Ensuite, ça s’est négocié sur l’instant, mais ils savaient que je respecterais leurs limites, et je crois qu’ils se sont toujours sentis en sécurité. Je reste néanmoins surprise qu’ils m’aient accordé autant de confiance. Sans cette intimité, le film aurait été un échec total.

Vous filmez principalement les alentours de Stockholm et ses lieux plus underground – vouliez-vous que les décors correspondent à la « marge » dans laquelle vit Sebastian/Ellie ?

Je voulais parler des choses d’un point de vue radicalement différent, donner leur voix aux marginaux, sans opposer les standards mais en en créant de nouveaux. La banlieue contient une plus grande forme de « vérité », car plusieurs mondes y sont possibles. Je viens de Stockholm, où les pavés du centre-ville ne créent aucune place pour l’imagination ou la résistance, mais simplement une fausse unité. La marge et le centre dépendent de là où l’on se tient. Je ne voulais pas avoir à expliquer les choses, je pense que l’on peut tous se reconnaître dans des personnes a priori éloignées de nous. Sinon, cela revient à reconnaître que certaines personnes sont inhumaines.

 


Quelles étaient vos inspirations au moment du tournage ?

Aucune pendant le tournage, mais j’ai toujours en tête Chantal Akerman, Claire Denis et Derek Jarman, que j’adore. Je voulais un mélange entre le naturalisme et le mélodrame : à Séville, quelqu’un a défini le film comme étant un mix entre Douglas Sirk et Derek Jarman. J’en étais très heureuse.

Vous sentez-vous proche de certains réalisateurs scandinaves ?

Mai Zetterling [actrice et réalisatrice suédoise, féministe d’avant-garde, ndlr] est un génie. Son film Night Games (1966), interdit au Festival de Venise, est un gros morceau. Pour le reste, je trouve le cinéma scandinave assez ennuyeux, rempli de réalisateurs qui veulent faire de l’art et essai mais qui n’ont pas de voix propre.

Avez-vous des projets pour la suite ?

Je travaille sur deux courts, deux longs et un clip musical. On y trouvera de la comédie, du drame, une vieille dame et sa sexualité, un jeune homme qui meurt dans ses bras, et la mer.

 

Propos recueillis et traduits par Jean-Baptiste Viaud – Novembre 2014.


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