Rencontre avec Bohdan Sláma

Article écrit par

Alors que sort le troisième film de Bohdan Sláma, « Country teacher », le cinéaste tchèque – encore trop méconnu – a accepté de répondre à nos questions. Il nous parle plans-séquence, sentiments amoureux et Nouvelle Vague tchèque. »

Comment est né le film ? Pourquoi avez-vous eu envie de filmer cette histoire ?

J’avais quelques histoires qui « circulaient » dans ma tête. A un moment, deux ou trois d’entre elles ont convergé dans mon esprit, et je me suis demandé ce qui se passerait si une femme tombait amoureuse d’un homme homosexuel, qui lui-même tomberait amoureux de son fils à elle. C’était juste une idée, mais ça m’intéressait de savoir à quel point ce serait difficile pour la mère, mais aussi pour le professeur qui, bien qu’il soit attiré par le fils, est aussi en étroite connexion avec la mère. A partir de ces trois personnages, j’ai développé l’histoire.

Les personnages sont-ils exclusivement fictifs ?

Fictifs, oui, mais beaucoup de leurs situations m’ont été inspirées par la vie. Beaucoup de mes amis sont homosexuels, et je partage avec eux la souffrance qu’ils peuvent parfois ressentir de ne pas trouver chaussure à leur pied. Quand un homme homosexuel tombe amoureux d’un hétéro, c’est toujours douloureux, car il n’existe pas de solution. Cette situation m’est donc familière. D’autre part, je connais certaines femmes qui sont tombées amoureuses d’hommes homosexuels et qui ont dû se contenter de leur amitié, au final. La réalité a donc souvent rejoint la fiction, pour ce film.

     

Pour vous, l’amour est donc toujours compliqué et douloureux ? Le film semble aller vers un certain pessimisme, avec des sentiments constamment à sens unique…

C’est vrai. En revanche, les amitiés profondes que les personnages ont tissées et les erreurs commises pourront sans doute les aider à appréhender les prochaines relations amoureuses. Il n’y a pas de happy end, mais pour moi, c’en est un d’une certaine manière, dans la mesure où ils sont capables de se pardonner. Pour moi, c’était même le thème principal de l’histoire : les personnages vont-ils pouvoir se pardonner, non seulement entre eux, mais aussi eux-mêmes ? Car je crois que ne pas savoir pardonner à soi-même, c’est l’assurance d’une vie détruite.

Mais n’est-ce pas beaucoup demander au personnage de Lada, que de pardonner à celui qui l’a « violé » ? Comment envisagez-vous cette scène ? Est-ce même un viol, pour vous ?

C’est une question récurrente. Il est difficile de décider catégoriquement s’il s’agit d’un viol, ou ce qu’il signifie… Cependant, aussi doux soit-il, aussi tendre soit-il comparé aux « vrais » viols, c’est réellement un viol, ne serait-ce que d’un point de vue psychologique. Personne n’a à toucher une autre personne si elle n’en a pas envie. Dès le départ, je savais que le professeur était sur le point de briser un tabou. Dès lors que le tabou est brisé, la situation devient dramatique. Pour en revenir au pardon, je pense que c’est toujours difficile. Ici, l’influence de la mère aide beaucoup. Lada ne serait jamais capable de pardonner lui-même. Mais Maria est une femme forte, capable de pardon même envers la personne qui a impunément mal agi à l’encontre de son fils. Pour moi, elle est le personnage principal : sans elle, le film ne pourrait pas exister. Et grâce à sa force, elle peut amener son fils non pas à un pardon immédiat, mais à la possibilité du pardon dans le futur.

     

Votre film aborde des thèmes de société tels que l’intolérance face à l’homosexualité, les familles mono parentales, les incompréhensions entre campagne et ville… « Country Teacher » est-il un film de société, voire même politique ?

Non, même si la politique fait toujours partie de notre vie, de notre travail. Mais mon intention n’était pas de faire un film politique, comme elle n’était pas de faire un film gay. Le personnage central est homosexuel, c’est tout. D’un autre côté, les préjugés ont toujours la peau dure en République Tchèque, même si les choses ont changé depuis l’époque communiste, durant laquelle l’homosexualité n’existait pour ainsi dire pas. C’est pour cela qu’il est toujours difficile pour un professeur de campagne en école primaire de déclarer son homosexualité, par peur de perdre l’autorité sur les élèves et le respect des parents. Je voulais rendre hommage à ces gens-là, en faisant de Petr un excellent professeur. De ce point de vue, le film est, sinon politique, du moins révélateur de certains faits de société.

Vous avez l’air de bien connaître la campagne… Aviez-vous peur de la réception du film par les habitants du village ?

Nous avons filmé dans mon village. Au moment du tournage, les habitants ne connaissaient rien du scénario, et j’avais un peu peur de leur réaction quand ils apprendraient le sujet. Mais finalement, ils ont été incroyablement compréhensifs. Je pense que cela vient du personnage de Maria, auquel ils peuvent se référer. Et j’ai eu la chance de ne pas avoir de mauvaise réaction de leur part. Au contraire, certains homosexuels ont été déçus par mon traitement de la sexualité. J’ai dû leur expliquer que le film ne traitait pas de l’amour qui peut exister entre deux hommes.

Il semble toujours faire beau dans le film, les scènes sont souvent tournées en très beaux et longs plans-séquence… Était-ce volontaire, afin de contrebalancer les situations dramatiques ?

Tout à fait. Mon film précédent était entièrement filmé en milieu industriel, dans des bâtiments en béton. De manière volontaire, je n’y avais mis presque aucun élément naturel. Mon plus grand souhait, donc, pour ce film, était de filmer à la campagne, surtout depuis mon déménagement dans cette campagne incroyablement belle. Nous avons donc décidé de la prendre en compte, sans pour autant forcer le beau temps. C’était l’avantage de ces plans longs : on laissait tout simplement tourner la caméra, sans penser à quelle lumière utiliser… Et nous avons souvent eu la chance d’obtenir des lumières naturelles incroyables, sans avoir à planifier quoi que ce soit. Bien sûr, tout cela sert de contrepoint aux situations dramatiques. Je voulais opposer la tristesse et le désespoir des personnages à la beauté de la campagne, ce qui rend les choses un peu absurdes : on se rend compte que la beauté n’a pas de prise sur la tristesse.

     

Auriez-vous pu tourner cette histoire en ville ?

Oui, car elle est suffisamment forte. En ville, en intérieur… elle fonctionnerait aussi. Mais je voulais filmer en extérieur, et pouvoir montrer la beauté de la campagne. Je trouve sincèrement que si on rate la beauté de la nature, on rate la beauté de la vie, en quelque sorte.

Il y a d’ailleurs un côté un peu naturaliste par moments. Je pense notamment à la naissance des veaux, tournée en temps réel. Était-ce voulu ?

Oui. Nous avions prévu depuis longtemps de mettre en scène une naissance animale. Nous avions six vaches, et à la fin de la grossesse, nous avons attendu deux jours durant qu’elles donnent naissance. Nous avons été chanceux : nous avons pu la filmer à la toute fin du jour, juste avant que la lumière ne disparaisse. Et que le vent arrive inopinément, donnant une atmosphère sonore incroyable et inespérée…

Parlez-nous de vos deux acteurs principaux… Est-ce plus facile de tourner avec Pavel Liska, maintenant que vous le connaissez bien ? Et pourquoi avoir choisi Zuzana Bydzovská?

Pavel Liska est l’un des comédiens les plus populaires de République Tchèque. Bien que je lui aie donné le rôle principal de mes deux autres films, j’avais le sentiment qu’il fallait encore que je tourne avec lui, qu’il pouvait encore exprimer davantage sur un tournage. J’ai toujours envie de travailler avec lui ! Mais ça devient trop facile, nous sommes toujours satisfaits l’un de l’autre. Il m’a clairement fait comprendre qu’il ne serait pas dans mon prochain film : on a besoin d’un break l’un de l’autre ! Quant à Zuzana Bydzovská, elle travaille plus au théâtre et à la télé, où elle tourne surtout dans des comédies. Mais je savais qu’elle avait cette profondeur, cette émotion qui me faisaient vouloir travailler avec elle. J’ai vraiment écrit le personnage de Maria pour elle, ce ne pouvait être personne d’autre.

Quel directeur d’acteurs êtes-vous ? Sont-ils libres, ou êtes-vous très directif ?

Je ne suis pas le genre de réalisateur à tout avoir en tête avant de filmer. Pour moi, mes comédiens sont de vrais partenaires, auxquels je suis presque « marié » le temps d’un film ! Il faut accepter les discussions, les débats… Nous discutons toujours chaque scène, chaque sentiment. Et mes acteurs m’aident énormément à trouver le « vrai », lors du tournage. C’est une véritable coopération.
Prenons l’exemple de Ladislav Sedivý, qui joue Lada. Nous l’avons rencontré à l’école du village, il n’est pas professionnel, mais je dirais qu’il a un don. Il était capable de faire ressortir exactement ce que j’attendais de son personnage : la tension, l’agressivité… Il est souvent arrivé qu’il aide les acteurs à trouver les émotions adéquates pour telle ou telle scène.

 

Poursuivez-vous, avec « Country Teacher », une thématique que vous aviez déjà abordée dans vos deux premiers films ?

Oui, absolument. Je continue à développer le thème de la recherche de l’amour. Je ne sais pas parler d’autre chose ! Ces trois films font bloc ; ils m’apparaissent comme des étapes logiques dans mon processus de création.

Comment le cinéma tchèque se porte-t-il ?

La plupart des films tchèques se font avec peu de moyens, car le gouvernement ne débloque pas beaucoup de fonds pour le cinéma. Heureusement, certains réalisateurs arrivent encore à faire de grands films, mais il leur faut toujours trouver des co-producteurs. Trente films environ sont produits chaque année en République Tchèque, essentiellement des documentaires, ce qui n’est pas si mal. Mais on est loin des années 60, et de la nouvelle vague tchèque, lors de laquelle les réalisateurs travaillaient dans un climat beaucoup plus professionnel, ce qui se ressent dans leurs films. Aujourd’hui, il faut se battre. Je ne suis jamais sûr de pouvoir tourner mon prochain film, d’autant plus que mon nouveau projet se déroule au Xe siècle et devrait nécessiter un plus gros budget. J’étais très heureux que mon premier film, Les abeilles sauvages, gagne des prix dans plusieurs festivals, dont celui de Rotterdam, car cela nous a permis de trouver des co-producteurs pour Something like happiness, dont Karl Baumgartner. Ce qui nous a plutôt réussi, puisque le film a gagné des prix à San Sebastian… ce qui nous a donné la possibilité de financer Country teacher  ! Et ainsi de suite. Ce film est en fait plus financé par l’Allemagne et la France que par la République Tchèque, car il était trop cher à produire pour mon pays.

Quels sont vos maîtres de cinéma ?

Beaucoup m’inspirent. Mais mes trois maîtres absolus sont Tarkovski, Fellini et Bergman. J’aime tout chez eux, et surtout leur identité très personnelle, qui ne ressemble à rien d’autre. Je trouve que c’est une vraie force pour un cinéaste de trouver son style, sa propre approche de la réalité et des scénarios : c’est ce qui rend les œuvres universelles et uniques. J’ai été très influencé par la nouvelle vague tchèque, bien sûr : Milos Forman, Ivan Passer, Jirí Menzel, Jan Nemec, Věra Chytilová… Ce sont mes parents de cinéma. Leur façon de penser est proche de la mienne.
Dans la nouvelle génération, j’aime Jim Jarmusch, Emir Kusturica, Aki Kaurismaki… Ils ont aussi une grande influence sur moi. Je crois qu’on ne peut jamais vraiment échapper à la conscience collective du cinéma. On n’est jamais seul, on utilise un langage commun dont l’utilisation évolue sans cesse.

 


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi