Rainer Werner Fassbinder : La trilogie Allemande

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Entre 1978 et 1982 Fassbinder réalise trois films : Le mariage de Maria Braun, Lola une femme allemande et Le secret de Veronika Voss, qui ont pour point commun de suivre trois destins de femmes en quête de conjugalité et de respectabilité dans le cadre de l´Allemagne fédérale des années 50.

Ces films nous dévoilent trois trajectoires singulières qui se mêlent à la grande Histoire. Cette imbrication narrative de l’individuel et du collectif nous est racontée à travers le genre mélodramatique. Ce triptyque est composé de deux films en couleurs avec des héroïnes tournées du côté de la vie qui encadrent un film en noir et blanc qui traite des pulsions de mort.

Partie 1 : Le destin de l’Allemagne et des femmes

 

Section 1 : La reconstruction

L’œuvre de Fassbinder apparaît indissociable de sa vie personnelle qui est elle-même intimement liée à celle de l’Allemagne d’après guerre. En effet, Fassbinder grandit dans l’ère du « miracle économique » du chancelier Adenauer. Dans ces films, l’Allemagne d’après guerre y est moins présente dans les décors que dans les destins de ces trois femmes. D’ailleurs Fassbinder dira lui-même : « les conflits à l’intérieur de la société sont plus passionnants à observer chez les femmes ».

L’histoire de chaque femme peut être rapprochée de celle de l’Allemagne dans les années 50. Yann Lardeau insiste lui aussi sur le fait que cette période est particulièrement liée aux femmes souvent victimes des conventions de la société en affirmant : « Les années 50 sont une histoire de femmes. Ce sont elles qui portent sur leurs épaules l’effort de la reconstruction de l’Allemagne au lendemain de la guerre, de même que la volonté de détruire, l’effort de guerre avait été porté, la décennie précédente par des hommes ». Ainsi, lorsque Fassbinder traite de l’Allemagne des années 30 comme dans Despair ou Berlin Alexanderplatz le héros n’est pas une femme.

D’autre part, Fassbinder interroge aussi l’amnésie dont souffre l’Allemagne libérale contemporaine en revenant sur le passé de son pays. Ainsi, le Mariage de Maria Braun et Lola, une femme allemande coïncident avec cette après guerre qui allie le refoulement du passé nazi et une montée de l’anticommunisme. Le Secret de Veronika Voss évoque la tentative d’oubli et de la gloire passée du personnage de Veronika et de l’horreur des camps de concentration pour le couple d’antiquaires juifs. Mais cet oubli se fait par des méthodes froides et scientifiques qui rappellent celles des camps de concentration. Le Dr Katz vend littéralement de la mort. En effet, Veronika illustre au niveau individuel ce besoin de morphine nécessaire à l’oubli, afin de reconstruire une Allemagne nouvelle.

Mais elle ne peut trouver une rédemption dans un pays qui ne se préoccupe que de la croissance économique. D’autre part, le personnage du docteur dans le Mariage de Maria Braun a besoin aussi de se faire des injections de morphine afin de pouvoir continuer son métier car lui non plus ne supporte plus l’image que lui renvoie le monde dans lequel il vit.

En outre, le personnage de Maria Braun monte rapidement dans l’échelle sociale (relaté par l’utilisation de nombreuses ellipses) à mesure que l’Allemagne renaît. Maria Braun réussit car elle se vend au nazisme (avec Hermann) à l’armée américaine (avec le G.I interprété par Gunther Kaufmann) et à la libre entreprise (avec son patron). D’ailleurs, le nom « Braun » est tout de suite associé, pour les Allemands, au nom de la fiancée d’Hitler.

Pour réussir cette ascension sociale, Maria a dû aussi changer d’identité. En effet, elle délaisse la culture allemande comme le souligne la scène du marché noir opposant Hanna Schygulla à Fassbinder. En effet, Maria Braun préfère sans hésiter échanger l’œuvre complète de Kleist contre une robe du soir ; elle dit même : « Par les temps qui courent, les livres brûlent trop vite ! ». Non seulement elle délaisse la culture allemande mais elle va aussi à la recherche d’un autre pays : l’Amérique. En effet, elle apprend l’anglais et découvre les valeurs américaines qu’elle met en pratique. Ainsi, on peut rapprocher l’Allemagne du personnage interprété par Hanna Schygulla puisque le pays s’est reconstruit économiquement en imitant le marché américain au point de devenir la première puissance économique mondiale.

Section 2 : La coupe du monde de football

Les dernières scènes du Mariage de Maria Braun sont rythmées par le commentaire de la finale de la coupe du monde de football qui voit la victoire inattendue de l’équipe allemande sur la Hongrie en 1954. Cette victoire marquait le début du retour de l’Allemagne sur la scène internationale, mais Fassbinder ajoute une dimension individuelle à cette histoire collective. Alors que l’Allemagne remporte une victoire historique, et que Maria retrouve Hermann, le couple périt dans l’explosion de la maison. (On ne sait si la mort est intentionnelle ou non). Fassbinder nous montre qu’en temps de guerre ce sont les femmes qui prennent les décisions habituellement destinées aux hommes. Maria Braun imite les hommes et parvient à une véritable émancipation jusqu’au moment où l’Allemagne accède au titre de champion du monde. Ce jour marque donc la fin de la guerre et d’ailleurs le spectateur peut voir le visage de quatre hommes politiques montrant la fin du pouvoir des femmes en même temps que la mort de Maria Braun.

Dans Lola une femme allemande le même match de football est retransmis à la radio. Ici, l’accent n’est pas mis sur l’éclatante victoire de l’Allemagne car Lola ne prend pas part aux luttes pour le pouvoir comme le faisait Maria Braun ; elle est soumise aux hommes. Fassbinder souligne l’aspect brutal du match en faisant écouter au spectateur l’exclusion d’un des joueurs allemands.

Comme pour le Mariage de Maria Braun, le secret de Veronika Voss finit sur un match de football. La similarité entre les deux films est frappante puisqu’ ils se ferment tous deux sur l’association dramatique du football et de la mort. En effet, le journaliste Krohn ne parvient pas à sauver Veronika du complot dans lequel elle était piégée et il finit par aller au stade de munich.

Section 3 : Les fantômes

Dans le Mariage de Maria Braun le retour d’Hermann que l’on croyait mort s’effectue au moment où Maria, enceinte de Bill s’apprêtait à faire l’amour avec celui-ci. Hermann apparaît comme un revenant, sa silhouette se forme dans l’encadrement de la porte et sa présence devient vite troublante. La “traduction” de ce prénom est d’ailleurs assez parlante. En Allemand, Herr signifie monsieur et mann l’homme. Ce nom semble donc désigner tous les hommes, aucun en particulier. D’ailleurs, Fassbinder emploi très souvent ce prénom dans ces films. Pour Yann Lardeau, cela équivaudrait au « personne » que profère Ulysse au cyclope. Hermann est comme Veronika et l’ancien déporté des camps de Treblinka dans le secret de Veronika Voss, il est un revenant, parmi les survivants de la guerre.

La première séquence du Secret de Veronika Voss est aussi frappante. En effet, on y voit un extrait d’un film avec l’ex grande star de la U.F.A, où celle-ci est entrain de jouer sa propre histoire sans même le savoir. Le personnage sur l’écran n’est pas réel, il apparaît là aussi comme un fantôme. Mais bien plus qu’à l’écran, le personnage sortant de la salle sous une pluie battante est une ombre blanche comme échappée du film dans le noir de la forêt, prolongeant l’obscurité de la salle de cinéma. D’autre part, lors de la séquence dans le tramway, le visage de Veronika Voss est plongé dans une lumière blanche rappelant encore une fois la couleur des revenants. Les autres voyageurs sont d’ailleurs effrayés comme s’ils avaient aperçu un spectre.

Cependant, le personnage de Lola s’oppose à celui de Veronika puisque Lola est du côté de la vie et non de la mort, nous n’avons pas trouvé de figures spectrales dans ce film. Lola est rayonnante et jeune, elle représente l’Allemagne reconstruite, Maria incarne plutôt l’Allemagne en reconstruction alors que Veronika symbolise les restes du IIIème Reich.

Partie 2 : Les influences de Fassbinder : Hollywood, le mélodrame Sirkien et Bertold Brecht

La découverte de Fassbinder en 1971 du cinéma de Douglas Sirk modifie ses films puisqu’il se dirige alors vers un cinéma plus simple et narratif: le mélodrame. Les choix esthétiques du réalisateur sont bien sûr indissociables de sa pensée de l’histoire et du politique. Le personnage féminin est le plus souvent la figure clé de ce genre et c’est pour cela qu’à partir des années 70, les femmes occupent une place de plus en plus importante dans les films de Fassbinder. (Notons par exemple la prolifération de titres aux prénoms féminins éponymes.)

Section 1 : Hommages narratifs

Dans la trilogie allemande, Fassbinder fait des hommages constants à la photographie et aux récits des studios Hollywoodiens, revenant ainsi aux films d’avant-guerre. Le Secret de Veronika Voss retrace la déchéance de l’actrice du cinéma nazi Sybille Schmitz, rappelant instantanément le film Sunset boulvard de Billy Wilder. D’autre part, Veronika Voss tout comme Lola peuvent rappeler l’Ange bleu de J. Von Stenberg dans le fond comme dans la forme. L’histoire entre Veronika et Robert est symétrique à celle de Marlène Dietrich et Emil Jannings et Lola reprend l’idée de l’humiliation d’un fonctionnaire par une femme fatale. Au début le spectateur pense que c’est Lola, en tant que prostituée qui se fait manipuler puis au fur et à mesure qu’on avance dans l’histoire, on finit par se rendre compte que c’est elle qui tient les rennes du pouvoir. Lola raconte comment une prostituée en quête de responsabilités finit par séduire et donc corrompre Von Bohm, un homme honnête.

Dans son livre sur Fassbinder, Yann Lardeau effectue aussi un parallèle entre la narration des films de Sirk et ceux de Fassbinder. Ainsi il explique que le mariage de Maria Braun sous les bombes, commence là où se finit le film Le temps d’aimer et le temps de mourir. Nous pouvons donc voir que Fassbinder se place dans la continuité de son maître non seulement dans l’esthétique et dans le genre, mais aussi dans le récit qu’il nous propose. D’ailleurs le début du Mariage de Maria Braun est intéressant puisqu’il raisonne complètement avec la fin du film. En effet, la plupart des éléments de la séquence d’exposition se retrouvent à la fin. Ainsi, l’explosion, la robe blanche, le contrat, et le portrait du chancelier (Hitler au début, et la succession des portraits des différents chanceliers allemands juste avant l’explosion).

Section 2 : Les miroirs

Dans ce triptyque, nous retrouvons aussi la thématique des miroirs très présente dans le cinéma de Douglas Sirk. En effet, ils soulignent le fait que les héroïnes soit sans cesse dans le paraître, elles regardent si elles sont conformes au rôle que veut leur assigner la société, mais ici les miroirs permettent aussi de dévoiler leur solitude. Ainsi, avant de mourir Veronika qui est enfermée à clef dans sa chambre (sa cellule) est toute seule et se met du rouge à lèvres avant d’avaler des somnifères. De plus, la séquence d’ouverture de Lola où celle-ci se coiffe dans le miroir est accompagnée d’un poème de Rilke sur la solitude: « Qui n’a pas de maison ne se construira plus, toute personne qui est seule maintenant le restera à jamais. »

Section 3 : L’esthétique

L’étude des trois génériques illustre très bien l’esthétique choisie pour chacun des films. En effet, dans Le secret de Veronika Voss le titre apparaît sur l’écran en belles lettres stylisées à la manière des génériques Hollywoodiens classiques. Dans Le mariage de Maria Braun l’écran se remplit des noms du générique en rouge vif recouvrant tout l’écran. Cette couleur est présente tout au long du film (un peu comme dans Paris-Texas de Wim Wenders). Enfin, dans Lola une femme allemande le générique est similaire à celui de Maria Braun mis à part que le rouge laisse place aux couleurs complémentaires qui remplissent l’écran comme plus tard elles éclaireront la chambre de Lola, donnant d’emblée un caractère léger au film.

Le cinéma de Douglas Sirk, comme celui de Fassbinder ne cherche pas à être vraisemblable. Il parle des passions qui se traduisent esthétiquement par une artificialité de la mise en scène qui rappelle l’esthétique des studios plutôt éloignés de tout réalisme. Cette esthétique permet d’amplifier les émotions chez le spectateur qui pourtant est distancié de l’image qu’il voit puisque celle-ci ne ressemble guère à la réalité. Ainsi, des palettes de couleurs utilisées dans chacun des films de la trilogie soutiennent aussi l’histoire que raconte chaque film. En effet, Lola est globalement un personnage du côté de la vie alors que Veronika est plutôt tournée vers la mort.

Ainsi, les couleurs vives et artificielles qui se mêlent dans Lola s’opposent au noir et blanc très tranché du Secret de Veronika Voss. Nous pouvons même associer facilement une couleur à chacun des personnages : Le visage de Lola baigne constamment dans le rouge et le rose et celui de Von Bohm est toujours lié au bleu cyan et pastel. Yann Lardeau va alors jusqu’à parler de : « l’alliance de l’eau et du feu ». Nous pouvons aussi associer Schukert, l’entrepreneur de la ville, à la couleur verte, celle de l’argent, mais aussi des tables de jeux.

Dans le secret de Veronika Voss, Fassbinder recrée un monde avec un noir et blanc extraordinairement lumineux avec une lumière surexposée et très souvent une perspective déformée. On a l’impression que l’on s’approche d’une hallucination, d’un cauchemar. L’image s’éloigne là aussi de la réalité. La blancheur de la clinique devient presque insoutenable et révèle sûrement la fausseté des valeurs de l’époque. Le noir et le blanc s’opposent en supprimant toutes les nuances de gris possibles. D’ailleurs Yann Lardeau dit que ce n’est pas un film en noir et blanc mais « en noir ou en blanc ».

Les scènes les plus inquiétantes baignent dans un blanc évoquant la froideur et la mort. D’autre part, nous pouvons voir la fausseté des jeux de lumière dans la scène du restaurent car celle-ci y est très sophistiquée. En effet, dans un excès de colère de Star, Veronika demande que la lumière soit baissée à tout prix, mais nous pouvons voir que l’éclairage du reste de la scène qui se fait à la bougie, est encore plus éblouissant que précédemment, mais celui-ci ne la dérange pas. Le plus souvent, la lumière du film n’éclaire pas mais aveugle. Cette sophistication visuelle fait du film une grandiose imitation des mélodrames d’Hollywood et de la U.F.A auxquels Veronika fut redevable de son succès. Fassbinder utilise aussi la forme des films d’avant-guerre en rompant avec l’esthétique bazinienne par les effets narratifs du montage tels que les effets de volets par exemple. Fassbinder transforme donc l’espace diégétique en espace scénique avec l’utilisation de lumières artificielles.

Ainsi, comme dit Sylvie Rollet (Dans le dossier consacré à Fassbinder dans le n° 524 de Positif ) : « La théâtralité du cinéma de Fassbinder semble donc, dans un prolongement de la réflexion brechtienne, la seule réponse esthétique et politique au contrôle des images comme instrument essentiel du pouvoir ». De plus, l’effet de kitsch que produisent les lumières, la musique et le jeu des comédiens, impose rapidement une distanciation entre le spectateur et le film qui se déroule sous ses yeux.

Conclusion

En définitive, Fassbinder réussit à réunir le public sans jamais renier ses obsessions et sa critique de la société. En effet, les trois films qui ont tous une fin tragique ont connu un grand succès auprès du public comme de la critique. Le mariage de Maria Braun reçut deux prix au festival de Berlin et Le secret de Veronika Voss fut récompensé par un ours d’or l’année même de la mort de son réalisateur. Le secret de Véronika Voss est un film très sombre et il est difficile de ne pas rapprocher le destin de cette femme à celui de Fassbinder lui-même puisqu’il y décrit la destruction d’une personne par la drogue. En effet, Fassbinder meurt en 1982 détruit par la cocaïne. Ainsi, lorsque Veronika Voss dit : « Je vous appartiens, je ne puis plus vous donner que ma mort », il ne faut pas oublier qu’elle parle à travers la bouche de Fassbinder. (Le secret de Veronika Voss est par ailleurs le dernier de ses films où il apparaît.)

Au moment du tournage de ce triptyque, Fassbinder réalise une autre trilogie sur les années 30 et 40 et sur l’ascension du fascisme : Despair, Berlin Alexanderplatz et Lili Marleen comme pour reconstituer l’histoire de l’Allemagne en montrant que l’avant et l’après guerre ne pouvaient être séparés.


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