Pygmalion – The Browning Version de Anthony Asquith

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Sans forcer la comparaison, des liens de parenté résident dans les deux films Pygmalion et The Browning Version. Réalisés respectivement en 1938 et 1951, cette comédie et ce drame se nouent autour d’un élément constitutif du théâtre et du cinéma, qui a plutôt fait ses preuves dans la culture anglo-saxonne : le langage.

La réputation de l’humour anglais n’est plus à faire : sophistiqué, noir, avec une pointe d’absurde.  Anthony Asquith, fils d’un premier ministre anglais, manie cette british touch de manière plus corrosive et ironique encore. Le réalisateur, sous l’apparente jovialité de Pygmalion, émet l’hypothèse d’une langue universelle, d’une utopie d’unité sociale. Réalisé en 1938, une courte décennie après l’arrivée du cinéma parlant, Pygmalion apparaît comme un pari osé qui bouscule autant les codes du cinéma britannique que la critique des apparences et préjugés. Adapté d’une pièce de Bernard Shaw (1912), ce film suit l’acharnement du professeur Higgins, expert en phonétique. Après avoir croisé Eliza, jeune fleuriste de Covent Garden, il se lance dans une expérimentation jugée impossible par son ami le colonel Pickering : transformer le cockney argotique d’Eliza en celui d’une duchesse, présentable et acceptée par la haute société londonienne.

La culture anglo-saxonne, au début du parlant, a souvent puisé ses sujets dans la confrontation entre les personnes de la haute société et les milieux défavorisés, explicitant ce contraste par le niveau de langue. Comme dans Boule de feu de Howard Hawks, comédie avec Gary Cooper  scénarisée par Billy Wilder, la langue argotique est démultipliée, exagérée et objet de farce. Dans le cas de Pygmalion, la farce et le goût du grandiloquent, visible dans My Fair Lady de George Cukor, est évincée au profit d’un réalisme social abrupt, d’une anticipation et d’une comédie de moeurs. Cette démarche permit de travailler sur la subversion d’une différence, et de définir un critère de la division sociale.

Anthony Asquith, dès la première séquence, brouille les pistes sur le genre du film, débutant dans la nuit londonienne tel un film noir. Après quelques plans du marché de Covent Garden, grouillant de badauds, un homme, à la nuit tombée, avance méfiant, se retourne maintes fois, guette le moindre passant et note assidûment ce qu’il entend. Vêtu d’un imperméable, chapeauté et cigarette aux lèvres, il est considéré par les londoniens qui le devinent dans le renfoncement d’un immeuble, comme un policier. Par la suite, la succession de gros plans sur son visage déterminé et sur les cahiers d’exercices empilés, perpétuent cette pensée inquiétante d’un démiurge avide de réussite, de pouvoir et d’effigies à son image. En réalité, la comédie légère et sentimentale prend le dessus et offre des scènes sobres et cocasses (la séquence du thé, première présentation d’Eliza à des ladies interloquées), à la différence du film de Cukor, recyclage en comédie musicale de Pygmalion, où la logorrhée à outrance d’Hepburn ainsi que la réalisation chargée, tranchent avec le style dépouillé de Leslie Howard et Anthony Asquith.

Le plus intéressant réside dans l’hypothèse d’un retournement des codes de dramatisation anglaise, et dans l’évocation d’une utopie sociale, voire asociale. L’analyse aujourd’hui de cette oeuvre de 1938, transcendée par celles des nombreuses comédies anglaises réalisées depuis, permet de mieux appréhender l’ironie d’Asquith. Le réalisateur s’amuse-t-il avec les principes et la bienséance anglaise ? La plus évidente réponse se situe dans la fausse prolongation du continuum voix/corps/paysage. Eliza n’est pas aristocrate mais en détient les apparences vocales ; elle vivra une histoire d’amour avec le professeur Higgins et continuera à rendre visite à sa famille dans le quartier de Covent Garden ; elle peut aller et venir dans tout Londres sans qu’on l’assimile à une classe sociale particulière. D’un point de vue culturel et filmique, Asquith tourne en dérision la construction scénaristique à l’oeuvre chez les anglais : caractériser les personnages par leur accent. La scène du bal, apothéose de la réussite du professeur, en est l’exemple pertinent. Aristid Karpathy, expert cette fois-ci des accents européens, affirme catégoriquement qu’Eliza Doolittle est une descendante d’une famille royale hongroise. Elle parle un anglais parfait, que seuls les étrangers peuvent apprendre. Sous l’oeil moqueur et pétillant du professeur, les supposées caractérisations par les accents sont réduites à néant et dupent le gratin anglais par l’immersion d’un double, caricature d’un des leurs, d’une statue froide, sans vie mais guindée, droite et éloquente.

Alors, Eliza est-elle ce tout parfait et aimé, modelé par les désirs de créateur ou la menace d’un parasite invisible, se fondant partout sans être surprise ? Les conséquences ne jamais sont exposées dans Pygmalion, mais ce jeu sur le langage est riche d’une ouverture thématique encore actuelle, qui dépasse la simple sphère du cinéma. Asquith aurait-il vu dans l’anglais la langue de la neutralité, suceptible d’entrer dans le monde et de se faire comprendre par tous? Comme dans La Grande Illusion, l’anglais, ici caractéristique de la haute société, n’est pas la langue maternelle d’Eliza mais un passeport reconnaissable par tous et en tous lieux.

The Browning Version explore également les ressources langagières, mais dans un ton plus sombre et de manière secondaire. Les ombres et les silences pesants qui prolongent le malaise du personnage principal, les mensonges adultérins et les ricanements des enfants constituent  le drame sentimental et personnel du professeur Crocker-Harris. La forme s’approprie-t-elle le personnage, ou est-ce ce professeur qui, par le surnom de « Himmler de la troisième classe », dépose une ombre solitaire  et planante  en référence à Frankenstein ?

 Anthony Asquith réitère la construction triangulaire, évitant ainsi tout manichéisme et développant la place du troisième, celle du « voyeur ». Le duo ( le couple) est en effet secondé, comme dans Pygmalion, d’un observateur et conciliateur, ici en la personne de Hunter, amant de Madame Crocker-Harris. Remarquablement interprété par Michael Redgrave, The Browning Version peut être vu comme l’envers négatif et pessimiste de Pygmalion. Le professeur Crocker-Harris demeure le dernier garant de la langue classique, le Grec, et des minutieuses combinaisons traductrices. A sa manière, il cherche, tout comme Higgins, une langue moderne, la traduction parfaite de la pièce d’Eschyle « Agamemnon ». En cela, les deux films sont tous deux les pygmalions des mythes grecs, une façon de parvenir à la mise en image la plus approfondie, crédible et distrayante possible d’un drame universel.  Anthony Asquith ne s’est pas trompé ; ses deux films ont déjà de nombreux remakes à leur actif.


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