1990 : Garry Marshall remet Roy Orbison et son Oh, Pretty Woman au goût du jour et propulse Julia Roberts de jeune première à suivre (nommée l’année précédente aux Oscars pour son rôle dans Potins de femmes d’Herbert Ross, 1989) à star mondiale. Tout ça grâce à Pretty Woman, conte de fées version américaine et années 1980 ou comment une fille de mauvaise vie sera sauvée du malheur par un requin de la finance (Richard Gere encore sex symbol avant son trip bouddhiste). C’est un peu le prince des actionnaires et la reine des trottoirs ou comment l’usine à rêve vous explique par A + B que oui, c’est possible, les rêves se réalisent. « Bienvenue à Hollywood. Quel est votre rêve ? Tout le monde a un rêve ! » harangue un homme dans la rue au début du film. Garry Mashall signe ce rêve qui sera partagé par des millions de spectateurs de par le monde et qui offrira à Vivian/Julia Roberts une deuxième nomination aux Oscars pour sa phénoménale métamorphose de pute de bas étage en bonne épouse bourgeoise. Le rêve de toute une vie…
Cendrillon ou la grande cuissarde éraflée
L’inspiration n’est pas à aller chercher bien loin : Pretty Woman s’offre comme un Cendrillon moderne et ne s’en cache pas. Vers la fin du film, Vivian refusant tout compromis face à son rêve et son prince charmant – le digne Edward qui lui propose ni plus ni moins de l’entretenir comme une escort de luxe – demandant à son amie de lui trouver une personne pour qui la rencontre avec un bel et riche homme d’affaire s’est soldée par un mariage en bonne et due forme se voit répondre : « Cette pétasse de Cendrillon ! » S’il existe de nombreuses versions du conte, c’est de celle de Charles Perrault (1667), Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, déjà adapté par Disney (Clyde Geronimi & Wilfred Jackson, 1950), et donc largement popularisée, dont Pretty Woman est le plus proche. Le film distille ainsi et actualise les éléments du conte.
Cendrillon, celle qui vit parmi les cendres, qui occupe une position inférieure, non plus dans la famille mais directement dans la société, la Aschenputtel des frères Grimm, fille de cuisine chargée des basses tâches, n’est plus bonne à tout faire, mais travailleuse du sexe sur Hollywood Blvd. Ce ne sont plus des haillons qu’elle porte, mais des nippes aguicheuses, juchée sur de hautes cuissardes éraflées, censées appâter le client. La dimension de rivalité fraternelle de l’histoire passe à la trappe – à peine apprend-on que son grand-père portrait cravate tous les dimanches – mais le personnage reste destitué et déconsidéré socialement. « À force d’être traitée comme de la merde, on finit par en devenir » confie Pretty Woman pour qualifier son état. Et l’assertion se vérifie à plusieurs reprises dans le film. Fille de joie, son corps est considéré comme immédiatement disponible par les hommes (l’avocat et ami d’Edward) et elle est instantanément soupçonnée des pires travers : un passage éclair par la salle de bain signifiant forcément qu’elle se drogue, et non qu’elle puisse souhaiter prendre soin de son hygiène bucco-dentaire (« J’ai des graines de fraises. Il ne faut pas négliger ses gencives ! »). Cette image dégradée que lui renvoient les autres est d’ailleurs largement intégrée par Pretty Woman elle-même qui finalement fait ce qu’on attend d’elle : baisse la culotte et écarte les jambes. Être une pute, seulement une pute. Ce sentiment pénètre son discours. À la question, comment avez-vous appris à faire les nœuds de cravate, elle répond : « J’ai sauté les membres du conseil au lycée. » avant d’avouer la vérité. Être une pute, rien qu’une pute. C’est sans doute en ce sens-là que Pretty Woman est le plus proche de la destinée originale du conte : aider l’enfant à traverser une situation personnelle vécue comme difficile. Cendrillon est l’histoire de la rivalité fraternelle et de la sensation de désamour des parents lorsque l’enfant grandit et se voit confier plus de responsabilités. Dans Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim décrit ainsi le conte : « Cendrillon guide l’enfant depuis ses plus grandes déceptions – les désillusions œdipiennes, l’angoisse de castration, la mauvaise opinion qu’il a de lui-même, calquée sur celle qu’il prête aux autres – jusqu’au moment où il développe son autonomie, où il devient sérieux dans son travail et où il atteint une identité positive » (1). Devenue souillon d’elle-même, le défi le plus intéressant de ce conte moderne est sans doute l’estime de soi que Pretty Woman pourra retrouver en cours de route. En attendant, la belle princesse déchue jette un dernier coup d’œil à la série comique à la télé pour se donner du courage avant de sucer son prince. Au boulot, Cendrillon !
Edward : « Toi et moi, nous sommes semblables. Nous baisons tous deux les gens pour de l’argent. »
Si Cendrillon est traditionnellement souillon, le prince lui se doit d’être un être en haut de l’échelle sociale, brillant, sans tâche et sans personnalité. Ici, si l’argent est au rendez-vous, ce n’est pas forcément le prince le plus engageant que se trouve la belle. Le prince déboule sur son fier destrier, une Lotus gris métallisé, qu’il a bien du mal à maîtriser. Pire, il a perdu son chemin. Mauvais conducteur et égaré sur les routes, la honte pour tout mâle qui se respecte… Et en plus, les chevaux ne sont même pas à lui. Il se fait guider et conduire jusqu’à son hôtel de luxe par Cendrillon dont il loue ensuite les services pour la nuit, avant de l’engager pour la semaine pour être à son service et lui servir de trophée lors de sorties professionnelles. Si Cendrillon bénéficie, comme on va le voir d’un adjuvant bien à elle, le prince met la main à la poche et habille sa princesse pour la rendre acceptable à ses yeux. Il lui fait ôter ses attributs pour la revêtir d’habits plus conformes à son rang. À son rang à lui. Bien évidemment, l’amour va s’en mêler. L’échange tarifié peut-il alors se changer en relation sincère et durable ? Suspense… Quoi qu’il en soit, le prince, richesse exceptée, n’est pas non plus le parti le plus enviable. On le sait divorcé et pour l’instant toujours en couple, en instance de rupture, le début du film nous apprenant que sa petite amie est en train de faire ses bagages pour quitter leur appartement. De plus, il n’est guère un pieux chevalier. Aussi sympathique que soit rendu le personnage, il est un magnat de la finance qui rachète les entreprises en crise pour les démembrer et s’enrichir. Prince de la spéculation, rapace de la finance. Bonjour le romantisme !
Si le drame familial n’est pas au cœur de cette modernisation du conte, il faut tout de même à notre Cendrillon son lot de figures repoussoirs, aussi brèves que soient leurs apparitions. Cendrillon triomphe de ses sœurs, Pretty Woman, elle, prend sa revanche sur les deux vendeuses pimbêches d’un magasin de luxe qui avaient refusé l’accès à leur boutique et donc l’empêchaient d’aller au bal. Mais surtout, la pauvre Vivian se voit affubler d’un mal bien pire : le mâle désabusé et frustré qui se croit tout permis. Stuckley, avocat et ami, mêle les rôles de valet de pied, serviteur d’Edward, et frère ennemi de Pretty Woman avec qui il est en compétition pour ravir le coeur du prince. Stuckley vit mal l’arrivée de l’intruse qui change la vie de son prince et les rapports deviennent houleux : « Qu’est-ce qui te prend ? Je t’ai consacré dix ans de ma vie ! » Il se voit répondre le douloureux : « C’est le business que tu aimes, pas moi ! » Dans Cendrillon, le valet de pied est courtois et respectueux, ici Pretty Woman se voit coursée par l’avocat de son prince, jaloux, qui se voit bien essayer le costume du patron quitte à cogner dessus pour mieux rentrer dedans. Après tout, c’est une pute, on ne va pas lui demander son avis non plus. Pretty Woman est vainqueur par KO, mais repart marquée de coups. Le conte de fées est peut-être moderne, mais qu’est-ce qu’il est sordide…
Heureusement, Pretty Woman a sa bonne marraine la fée. Elle n’apparaît pas comme par magie quand il n’y a plus d’espoir comme chez Disney, mais comme chez Perrault, c’est une personne bien réelle qui révèle peu à peu ses talents à Cendrillon. La marraine est ici intégrée au système de marché sous les traits du génial Hector Elizondo. L’adjuvant de Pretty Woman, c’est le directeur de l’hôtel qui l’aide à s’habiller pour le bal – un dîner avec un riche industriel en déshérence que le prince s’apprête à plumer. Le directeur assure la transformation totale de la pute en poule de luxe en assumant aussi son éducation : telle Nadine de Rothschild, il lui enseigne le maniement complexe des différents couverts d’un dîner en société. Grâce à lui, son vocabulaire passe du langage courant à soutenu et elle est capable de corriger ses propres erreurs : du ‘ »yeaah », on passe alors au « please do so ». Bonne élève, passée entre les doigts de la fée, Pretty Woman peut alors soigner son entrée en scène, parade amoureuse pour séduire le prince : on la découvre de dos au bar de l’hôtel dans sa robe du soir les cheveux relevés en chignon et se retournant dans un mouvement langoureux. La pute est plus que sortable, elle est maintenant mariable. Sortez les violons, les avions, les sorties à l’opéra et le shopping de luxe… Le directeur/marraine aide même le prince dans un coup de baguette final pour le mettre sur la voie de sa princesse.
Vivian : « Je veux vivre un conte de fées. » Drôle de conte
Drôle de conte oui. Le monde contemporain fiche un sacré coup de pied aux traditions. L’enjeu de Cendrillon, comme souvent dans le conte, est celui du statut social retrouvé. Un personnage est injustement déclassé, ou temporairement éloigné de son monde, et le prince (plus rarement la princesse) lui redonne la place qui est la sienne, remet le monde en ordre. Ce n’est pas le cas dans Pretty Woman. À la différence de Cendrillon, on n’est pas dans le retour du statut social, mais dans l’élévation sociale : la pauvresse érigée en bourgeoise. Bien qu’il faille négocier sec pour l’obtenir, cette promesse de mariage… En mâle échaudé, ce que souhaite tout d’abord le prince moderne c’est une escort personnelle et privée. Pas question de partager son bien avec d’autres, on le voit bien avec l’avocat jaloux qui se prend une prune pour avoir convoité la propriété du patron. Le prince lui propose de sortir de la rue, mais pour mieux la mettre en cage : un bel appartement à New York et de l’argent pour vivre. On se voit quand on en a envie et quand Monsieur a besoin d’un « plus un » pour faire bien devant les gens de ce monde. De prostituée bas de gamme, Pretty Woman peut devenir vagin qui parle. Le problème, c’est qu’en une semaine, elle a compris qu’elle valait mieux que ça et retrouvé l’estime d’elle-même qu’elle avait délaissée en mettant le pied sur le trottoir. Avec les 3000 dollars gagnés en une semaine de pute de luxe, Pretty Woman a décidé de reprendre ses études. Surprise ! Edward, Pretty Woman a aussi un cerveau ! Vivian prend ses cliques et ses claques, son argent durement gagné et ses nouvelles fringues et s’en va vers de nouveaux horizons. Car des années 1980, elle aura compris que l’argent permet beaucoup et qu’une femme peut être accomplie. Le film se terminerait ici, il aurait quelque chose de révolutionnaire, tout en étant tout à fait respectueux du conte (2) : Pretty Woman aurait transcendé la misère et prendrait le taureau par les cornes pour reprendre ses études et devenir quelqu’un. (3)
Mais ça ne se passe pas comme ça à Hollywood. Le conte de fées est devenu comédie romantique et l’adjectif revêt une importance capitale. Vivian elle-même souhaite la concrétisation de son fantasme de jeune fille : son beau prince qui vient la chercher sur son fier destrier et vient la délivrer de la haute tour dont elle est prisonnière. Edward déboule donc dans sa limousine sur fond de Traviata avec un bouquet de fleurs moche en hurlant : « Vivian !» dans un envol de pigeons. Il ne manque qu’un ralenti pour parfaire la scène. Mais Richard Gere a le vertige et l’ascension des escaliers de secours sera difficile. Laissant totalement de côté la profondeur du conte, Pretty Woman se rabat sur la romance, le rêve cité au début du film et qu’il faut vendre à des millions de personnes. Il n’aide en rien au dépassement d’une situation mal vécue, mais nous laisse dans l’expectative qu’un jour un(e) prince(sse) viendra nous sauver. Il n’y a rien à faire, seulement à attendre. Comme souvent, Hollywood souhaite condamner à l’immobilisme et à l’ingestion de films pour autant calmer que préserver la léthargie de son spectateur. « Bienvenue à Hollywood. Quel est votre rêve ? Tout le monde a un rêve ! »
Pretty Woman est à la croisée de nombreux chemins : le renouveau d’un genre cinématographique et le consensualisme le plus hollywoodien, une certaine dose d’ironie vis-à-vis de ses personnages et un respect passéiste de l’ordre des choses, le dernier avatar du capitalisme tardif et sa critique… Plutôt que reprendre ses études, Pretty Woman se verra offrir un statut de « Madame de ». Le prince a-t-il vraiment sauvé la princesse ? On ne saurait dire. Il a surtout dominé et domestiqué la femme sauvage, en a fait une épouse présentable. C’est finalement peut-être plus la princesse, la femme du peuple, qui sauve son prince en lui rachetant une conscience. De carnassier de la finance, il s’associe au pigeon qu’il tentait de plumer et va donc maintenant se mettre à construire des « bons gros bateaux ». C’est beau. C’est la fin des années 1980, la fin des années fric et la renaissance des utopies sociales ? Non, c’est Hollywood et le héros ne peut pas être foncièrement mauvais. De toute façon, on nous l’a dit, tout ça c’est parce qu’il a eu des problèmes avec un père absent. Modèle du spectateur, Pretty Woman parvient à vivre son rêve et laisse des traces derrière elle : Pretty Woman a modelé vingt ans de comédie romantique à sa suite et n’a même pas pris une ride. De quoi donner envie d’aller faire un tour sur Hollywood Blvd, histoire de voir si « un jour mon prince viendra. » Un film qui vous donne envie d’être une pute ? Ça c’est une sacrée réussite !
(1) Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris : Pocket, 1999, p.409.
(2) Comme l’écrit Bettelheim pour l’enfant lecteur du conte : « jusqu’au moment où il développe son autonomie, où il devient sérieux dans son travail et où il atteint une identité positive. », id.
(3) Au passage, une version 2012 de Pretty Woman donnerait sans doute quelque chose de très différent. Vivian, étudiante sans le sou, est obligée de se prostituer pour payer ses études et son loyer. Elle rencontre un riche client qui s’amourache d’elle. Celui-ci est marié, mais lui fait miroiter monts et merveilles. Elle le fait chanter en menaçant de ruiner couple. Il paye pour sauver sa famille et sa réputation. Elle finit ses études et ouvre sa propre agence d’escort.