Pour une nouvelle nouvelle cinéphilie

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Rien de plus facile, de nos jours, que d´être catégorisé comme << cinéphile >>. Il suffit de dire que l´on regarde des films en VO, ou qu´il nous arrive de diriger notre regard vers autre chose que le dernier blockbuster surmédiatisé pour que notre interlocuteur – celui qui ne se dira pas cinéphile – nous qualifie comme tel. Bien loin de sa définition initiale, codifiant à l´après guerre un mouvement, voire un mode de vie, la cinéphilie d´aujourd´hui est une catégorie floue et réductrice depuis qu´elle est entrée dans le domaine (du grand) public. Retour vers son âge d´or des années 50 et 60, pour essayer d´y voir plus clair sur ce que la cinéphilie peut nous apporter en 2009.

Dès 1978, Louis Skorecki grondait contre la nouvelle cinéphilie : uniformisation des goûts due à une politique des « ôteurs » vide de sens, critiques prescripteurs et spécialistes qui ne savent plus parler des films, contaminés par l’érudition et une « dépersonnalisation lyrique ». La seule solution, c’est la télévision : un flot d’images continu, devant lequel les réflexes entraînés par les mutations perverses de la cinéphilie ne peuvent rien. « S’il est vrai que la télévision tue le cinéma, alors vite, une bonne fois pour toutes, que meurt ce cinéma ! » ( Louis Skorecki, Raoul Walsh et moi suivi de Contre la nouvelle cinéphilie, P.U.F., 2001.) , écrit alors rageusement l’ex-cinéphile qui s’apprête à passer 25 ans à écrire sur les films qui passent à la télé dans Libération.

Plus de trente ans plus tard, la situation ne semble pas avoir beaucoup évolué, si ce n’est qu’Internet a remplacé la télévision. Flux ininterrompu où tout se mêle sans discernement, et où triomphe la première personne, la toile numérique est devenue plus importante que celle sur laquelle les films sont projetés. Voilà le combat de Skorecki gagné ! Et pourtant, les cinéphiles sont partout, plus nombreux que jamais. Sans lieu (puisque la salle n’est plus le lieu du culte cinéphilique), sans combats (puisqu’ils ont tous été gagnés, qu’il n’y a plus de « chapelles » pour défendre tel ou tel cinéma), et sans besoin de créativité (rien ne sert d’être cinéphile pour faire un film, une caméra numérique est plus utile qu’une liste des 250 meilleurs films italiens ou qu’une dissertation sur les plus belles ouvertures à l’Iris), qu’est ce qui définit et justifie la cinéphilie d’aujourd’hui ?

1968 : Mort d’un regard

Loin de cette imprécision, la cinéphilie classique se définit pourtant à sa naissance comme un mouvement aussi précis que rigoureux. L’après-guerre voit fleurir autour d’André Bazin une génération occupant les premiers rangs de la cinémathèque de Langlois et vivant littéralement pour le cinéma. De la passion aveugle de cette poignée de fanatiques naît un regard critique, qui sera celui des Cahiers du Cinéma. Jusqu’en 68, l’âge d’or de la cinéphilie crée ses propres mythes, dont les héros s’appellent Truffaut, Godard, Rivette, Chabrol, Rohmer, puis Moullet, Daney, ou Skorecki. Intellectualisant un cinéma méprisé par la critique institutionnelle, ces cinéphiles deviennent vite critiques, et inventent la « politique des auteurs », afin que leurs cinéastes, avec en tête Hitchcock et Hawks (mais des variantes existent, les Mac-Mahoniens, se réunissant autour du cinéma du même nom, louent par exemple le carré d’as Lang, Walsh, Premminger, et Losey) soient reconnus comme de grands cinéastes. La cinéphilie est donc militante – il s’agit de faire accepter le cinéma comme un art – exclusive – la vie est subordonnée à cette passion – et extrêmement codifiée – la salle, et ses premiers rangs, sont le seul lieu où elle existe.

Les Sièges de l’Alcazar (Luc Moullet – 1989)

Terme d’initiés, la cinéphilie est strictement française (pour ne pas dire parisienne) et semble cantonnée à ces années un peu insouciantes et naïves. Mais ne nous leurrons pas, même glorifiée grâce au passage du temps et une relecture de l’histoire du cinéma français, la cinéphilie a depuis son origine quelque chose d’un peu ridicule. Dans Les Sièges de l’Alcazar, Luc Moullet épingle d’ailleurs gentiment ce mode de vie en présentant les cinéphiles de l’âge d’or comme de grands gamins un peu attardés, siégeant aux premiers rangs avec les enfants. Mais elle va aussi de pair avec un discours sur le cinéma. Voir des films n’est pas suffisant, il faut savoir en parler. Et comme en témoignent les textes de Bazin ou Daney, ou les films de la Nouvelle Vague, dans l’ouverture nécessaire qu’implique ce passage à l’acte créatif, qu’il soit littéraire, critique, où cinématographique, ce ridicule peut se faire grandiose.

En 68, se produit pourtant un mouvement paradoxal, qui signe à la fois la fin de la cinéphilie telle qu’elle est jusqu’à présent vécue, et une démocratisation du terme qui rentre dans le langage courant. Avec l’affaire Langlois, qui voit le directeur de la cinémathèque remercié par le ministre de la culture André Malraux, le politique s’immisce dans la vie des cinéphiles. Leur mobilisation pour la réintégration du directeur de l’établissement fait acte de passage à l’age adulte : la cinéphilie n’est alors plus absolue, puisqu’il s’agit aussi dès lors de se positionner dans la société et le monde. C’est Godard lui-même qui enterre symboliquement l’innocence de ces premières années, lorsqu’il lance, perturbant Cannes 68 : « Vous me parlez de travellings, de plans, de cinéma, et moi, je vous parle de la vie, vous êtes des cons. » Mais il est trop tard pour faire marche arrière : la politique des auteurs triomphe dans les universités, les anciens Jeunes Turcs des Cahiers deviennent cinéastes et font les plus importants films français, les réalisateurs qu’ils défendaient sont mondialement reconnus comme d’importants metteurs en scène. La cinéphilie est morte, mais tout le monde veut être cinéphile.

Claude Chabrol lors de l’"affaire Langlois" (1968)

Ouverture du regard

Tout ce qui caractérisait la cinéphilie appartient donc à une époque révolue, alors que le terme lui-même, loin d’être archaïque, est de plus en plus présent dans le langage courant. Nicolas Saada, ancien critique aux Cahiers passé à la réalisation, témoigne de cette contradiction lorsqu’il revient sur son parcours : « Je viens d’une "cinéphilie" qui n’est pas si reculée que ça. A mes débuts de journaliste de cinéma, les grandes heures du Mac-Mahon et de la Cinémathèque de l’Avenue de Messine appartenaient déjà au passé. Dans les années 80, beaucoup de batailles avaient été gagnées (aussi bien par Les Cahiers et Positif que par Starfix) et j’ai assisté aux toutes dernières au début des années 90 : reconnaissance de cinéastes majeurs comme Carpenter ou Cronenberg, redécouverte du cinéma "bis" et des films de genre non-américains, ouverture aux cinématographies asiatiques. Mais "grosso modo", tout était joué. »

Où sont alors passés les trois axes qui définissent le cinéphile – le goût de la découverte et la défense discursive d’un cinéma marginalisé, l’importance du lieu de diffusion des films et la volonté de création – et comment peuvent-ils s’exprimer maintenant ?

 
Fragments de Chacun son Cinéma (2007)

1. Combats

En 1978, Skorecki nous expliquait l’uniformisation des listes des meilleurs films de l’année des critiques, spectateurs et récompenses officielles (Césars, Oscars, festival internationaux). Aujourd’hui, Saada nous dit encore que tout est joué. Et l’espace de découverte réservé aux cinéphiles semble en effet de plus en plus réduit. Quand Eastwood gagne un oscar comme réalisateur, ou que Johnnie To est sélectionné à Cannes, on se dit effectivement que le cinéphile n’a plus vraiment de combats à mener. Pire encore, l’espace de découverte, qui semble être multiplié à l’infini avec les moyens de diffusion moderne (notamment Internet, mais aussi le DVD), semble favoriser une certaine forme de cloisonnement plutôt que l’ouverture. D’un côté, tout le monde va voir les mêmes films (soit ceux médiatisés par la publicité, ou ceux d’auteurs reconnus), de l’autre, des spécialistes ne se concentrent que sur un pan culturel : le fan ne sera pas cinéphile, mais s’intéressera uniquement à un certain cinéma asiatique, ou ne verra que des séries, là où le plus acharné des MacMahoniens se fascinait aussi pour le cinéma italien ou japonais. Le travail du cinéphile n’est alors plus un travail de reconnaissance (puisque ce travail là à déjà été effectué) mais d’ouverture. Faire discuter les films les plus populaires avec l’histoire du cinéma le plus exigeant, créer des liens entre les genres, faire communiquer entre eux les œuvres et leurs spectateurs, voilà donc le combat de la cinéphilie moderne. Certes, des cinématographies (africaine, notamment) où des formats (court-métrage, documentaire) doivent encore être découverts et défendus, mais cela n’est d’abord possible qu’à travers cet assemblage, ce décloisonnement et cette ouverture.

2. Lieux

Si la salle était dans les années 50 le seul lieu où le cinéma existait, la télévision, et surtout Internet ont depuis des années enterré cette idée. Nombreux sont aujourd’hui les « cinéphiles » n’allant plus au cinéma, puisque le confort que leur offre leur home cinéma est supérieur à celui d’une salle, et que le choix de films dont ils disposent à portée de clic est incomparable à la programmation à proximité. Si je reste persuadé que la salle de cinéma est nécessaire au cinéphile (puisque que c’est le seul lieu qui le plonge réellement dans une temporalité propre au film, impossible à reproduire ailleurs), il serait absurde de dénier qu’Internet offre une liberté qui peut aussi lui servir. Création artistique ou images d’actualités volées au portable, la toile offre une source inépuisable de possibilités, ainsi qu’un lieu d’échange et de communication sur lequel il est impossible de faire l’impasse.

Home (Alone) Cinema

3. Création

Un contresens important sur la cinéphile vient encore de son âge d’or, celui où les critiques des Cahiers se sont mis à faire des films. Résumant le parcours des trois C (Cinéphile, Critique, Cinéaste), Truffaut a instauré l’idée qu’un passage à la mise en scène était nécessaire au cinéphile, alors qu’il ne parlait que d’un chemin, le sien. Cette idée n’est bien sûr pas absolument fausse, puisqu’aujourd’hui encore, lorsque Saada évoque sa cinéphilie, il la voit comme uniquement « instrumentale », un moyen de se familiariser avec les films avant d’en faire soi-même. Pourtant, comme la réalisation n’implique pas forcement cinéphilie, la cinéphilie n’impose pas un passage à la réalisation (ce qui est d’ailleurs encore une idée toute française). Elle est d’abord un discours sur les images, et s’exprime donc naturellement dans les idées d’un texte écrit. Exercice rhétorique, la cinéphilie a donc autant à voir avec le journalisme et la littérature qu’avec le cinéma, et si c’est nécessairement qu’un cinéphile devient critique (ou distributeur, programmateur, historien du cinéma, etc.), c’est accidentellement qu’il devient cinéaste.

Le seul moyen d’exister aujourd’hui pour la cinéphilie est donc d’être active, critique et décrypteuse, attentive au monde comme à la diversité des images qu’elle produit sous toutes ses formes. Regard adolescent sur le cinéma, la cinéphilie passe à l’âge adulte en devenant un regard critique sur le monde. Le cinéphile, loin de se contenter d’aimer le cinéma ou de manger de la pellicule à longueur de journée comme le cinéphage, version moderne du boulimique de cinéma, a encore, comme dans l’âge d’or qu’il ne peut se permettre aujourd’hui de regretter et de pleurer, sa place pour penser les images, et aider ses contemporains à s’y retrouver en aiguillant leurs regards tout en éduquant perpétuellement le sien.


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