Carlos Reygadas est un cas irritant. S’il ne jouit pas de la même faveur critique que d’autres cinéastes ésotériques et méditatifs comme Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee, 2010), le réalisateur mexicain fascine par sa maîtrise formelle. Et se distingue par son art de susciter la controverse. Dans Japón (2002) et Bataille dans le ciel (2005), il excelle à faire languir ses spectateurs avant de mieux les brutaliser par les saillies charnelles et plastiques de sa mise en scène. La tentation de la pose, de l’affectation, ne cesse de planer chez ce cinéaste goulu d’esthétisme et ravagé d’aspirations mystiques, au point que devant tant d’outrances la question de sa sincérité se pose aussi ardemment que celle de sa cohérence.
Ombres et lumière.
« Après les ténèbres, la lumière », clame le titre biblique et solennel de son dernier film. Or, Reygadas a toujours mis en avant de façon assez littérale la dialectique des ténèbres et de la lumière, comme lors des lever et coucher de soleil en temps réel qui encadrent Lumière silencieuse (2008). Quatre ans après cette belle relecture de Ordet (Dreyer, 1955), le cinéaste propose avec Post Tenebras Lux (Prix de la mise en scène à Cannes en 2012) une errance plus labyrinthique que jamais, mâtinée d’autobiographie.Reygadas ne se contente pas de revendiquer lourdement sa part sombre et névrotique, il n’a également de cesse de rechercher la lumière et d’auréoler ses plans d’une irradiation crépusculaire, jusqu’à les animer d’une vibration onirique et mystérieuse, en deçà de toute dramatisation. Le recours exhibitionniste à un format d’image carré s’accompagne du brouillage des lignes de fuite par une lentille instable, dédoublant l’image et insistant sur son caractère flottant, insaisissable – comme si le réel, une fois filmé, devenait aussi diffus et énigmatique que les rêves. Idée à la fois belle et banale, rendue par un effet visuel qui d’abord intrigue, puis, trop systématique, laisse un peu perplexe.
Un labyrinthe angoissant…
Nous pénétrons de plain-pied dans le film, un peu ébahis, via une première scène crépusculaire et splendide, rien de moins qu’une des plus envoûtantes vues cette année. À la tombée du jour, dans un champ envahi d’animaux, la caméra se livre à un ballet hypnotique autour d’une fillette esseulée, tandis que la nuit et l’orage approchent. Construite sur un lent crescendo, cette séquence pré-générique constitue un prélude hypersensoriel et ahurissant, dont le reste du film ne retrouvera jamais totalement la magie.
Par la suite, il est question d’une famille mexicaine qui part vivre à la campagne. De son incursion dans un sauna échangiste français. D’une tentative de cambriolage ratée. D’un match de rugby disputé par des adolescents sous la pluie. Et de bien d’autres choses encore. À travers ce labyrinthe scénaristique rempli d’impasses, de bifurcations impromptues, de vertigineuses et inexplicables digressions, semble rôder une présence sourde et menaçante, une sorte de Minotaure. Serait-ce ce diable rouge aux organes sexuels saillants, qui s’insinue dans le logement familial au début et à la fin du film, fruit d’un croisement aussi artisanal qu’improbable entre dessin animé et créature à la Weerasethakul ?
… mais également ludique.
De fait, il ne faut pas sous-estimer la dimension ludique de Post Tenebras Lux. Tout en frôlant souvent une forme d’auto-parodie, Reygadas joue avec l’espace, s’amuse à bouleverser les temporalités et à entrelacer les univers parallèles. Dans ce dédale où l’on peut se perdre jusqu’à l’étourdissement, les fils d’Ariane ne manquent pas. Certains s’affichent même avec une évidence trop manifeste, à deux doigts de compromettre le délicat équilibre du film. Ainsi du monologue de Juan sur son lit de mort. La parole, pour la première et unique fois, prime alors sur les sortilèges optiques et sonores de la mise en scène – une parole célébrant les splendeurs du monde, le miracle des perceptions enfantines et animales, et un émerveillement quasi amoureux devant les choses, les êtres, jusqu’aux brins d’herbe caressant les pieds d’un enfant.
On ne peut se départir de l’impression qu’avec ce monologue, Reygadas exhibe la note d’intention du film. L’étourdissement sensoriel ainsi exalté aurait évidemment gagné à être porté seulement par la mise en scène, à la manière d’un Tarkovski (Le Miroir, 1975) ou d’un Malick (The Tree of Life, 2011). Néanmoins, tout en restant à un stade expérimental et inabouti, la proposition esthétique de Reygadas demeure stimulante. Lorsque l’instinct prime sur l’esprit de calcul, alors le film parvient de nouveau à captiver, jusqu’à produire des moments de fascination pure que peu de réalisateurs en activité seraient à même d’égaler. Voilà qui s’avère suffisant pour conférer à ce film fragile et imparfait un parfum unique, à la fois capiteux et étrangement revigorant.