Portier de nuit, réalisé par Liliana Cavani, sort sur les écrans en 1974 et crée une polémique retentissante dans la presse et l’opinion. Une nouvelle brèche avait été ouverte après Les Damnés de Luchino Visconti (1969), qui évoquait, dans un plan, les égarements incestueux de Martin, s’engageant à la fin du film dans la SS. Désormais, des cinéastes se mettent à exploiter les névroses sexuelles générées par l’imaginaire nazi. Les bottes de cuir, les casquettes à tête de mort, les svastikas devenaient de nouveaux objets de fantasme et surtout de scandale. Michel Foucault s’est interrogé sur ce type de monstration cinématographique. Selon lui : « Le problème qui se pose est de savoir pourquoi aujourd’hui nous nous imaginons avoir accès à certains fantasmes érotiques à travers le nazisme. (…) N’est-ce pas l’incapacité où nous sommes de vivre réellement ce grand désenchantement du corps désorganisé, qui nous fait nous rabattre sur un sadisme méticuleux, disciplinaire, anatomique (1) ». Le nazisme devenait ainsi, dans la première moitié des années 1970, un phénomène sado-maso à la mode.
Le récit de Portier de Nuit se dédouble entre le temps présent de la narration et l’histoire intime qu’ont vécue les personnages dans les camps de concentration. La mémoire s’organise. Lucia s’isole dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel. Elle se souvient. Contrechamp. La séquence est filmée en caméra subjective et montre Max perçu cette fois par Lucia.
Les protagonistes partagent le souvenir d’une même expérience, perçue selon deux prismes différents. Le procédé cinématographique choisit par Cavani place le spectateur d’abord dans la peau du tortionnaire, puis dans celle de sa victime. L’expérience du film ne peut se vivre que de chaque côté du miroir. L’emploi de la caméra subjective n’est pas pour autant systématique. Cavani ne veut pas risquer de perturber en profondeur les niveaux de réception spectatorielle.
La représentation des lagers et des violences nazies est assez édulcorée. Max terrorise d’abord Lucia en tirant des coups de revolver autour d’elle. Puis il l’a fait participer à différents jeux sadiques, sous l’œil hagard des autres déportées. Les crimes des SS sont donc réduits à une série d’actes dégradants auxquels prend peu à peu goût la captive. Le travail forcé, la faim, la mort sont exclus du champ filmique. L’idéologie racialiste du régime et sa politique d’extermination sont réduites à des pratiques sexuelles perpétrées par des érotomanes névrosés. Le phénomène concentrationnaire est donc présenté dans un rapport d’individualité et de perversité, qui évacue toute conception globalisante de la Shoah.
Portier de nuit aborde par ailleurs le tabou de la mauvaise conscience des nazis, essentiel pour comprendre la psychologie des criminels qui ont échappé à Nuremberg. Max appartient à un groupe formé par d’anciens SS. Ces derniers organisent entre eux des procès factices. Il s’agit en fait d’une psychothérapie collective, où chaque membre est jugé et lavé de ses exactions. Ce simulacre juridique permet aux nazis de débarrasser leur conscience de tout ressentiment, pour que leur mémoire, ainsi que la mémoire du national-socialisme, puisse être purifiée.
Les documents qui pourraient prouver leur culpabilité sont méthodiquement détruits. Il en va de même pour les individus jugés dangereux. Un ancien prisonnier, qui fut épargné grâce à ses talents de gastronome, est assassiné par Max, qui craint d’être dénoncé. Les stigmates du passé sont minutieusement effacés pour permettre aux nazis de continuer de vivre dans un monde dénazifié. Un monde qui souhaite, contrairement à eux, réduire le IIIe Reich à un régime criminel.
(1) Michel Foucault, entretien avec Gérard Dupont, « Sade, sergent du sexe », in Cinématographe, n°16, décembre 1975-janvier 1976, pp. 3-5.