Philip Glass et le cinéma

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Sans doute l´un des compositeurs de musique << classique >> contemporaine les plus connus du grand public, Philip Glass a aussi beaucoup écrit pour le cinéma. Du film d´auteur à la grosse production, on retrouve son nom partout. Glass ne se pose pas de barrières quand il s´agit de transmettre sa musique.

Compositeur vedette et prolifique, depuis près de cinquante ans l’américain Philip Glass déploie sa musique allusive et ses notes cristallines dans les salles de concert, les opéras et autres créations théâtrales. Et bien sûr enchante nos oreilles. Il ne pouvait rester étranger au cinéma qui lui permet de toucher un public plus vaste et plus diversifié. Glass a su offrir à la musique de film de vrais chefs-d’œuvre comme sa collaboration au Mishima : A Life in four chapters de Paul Schrader (1985) ou celle de The Secret Agent de Christopher Hampton (1996). Il a aussi marqué les esprits en composant le thème de Candyman (Bernard Rose, 1992) qui hante encore bon nombre de compositeurs.
 


Jeunesse et premières interventions

Né à Baltimore en 1937, Philip Glass a très tôt baigné dans le milieu musical puisque son père, réparateur de radios, tient aussi un petit magasin de disque et permet à son fils de se constituer une importante collection. A une formation musicale brillante, il adjoint un parcours en mathématiques et philosophie qui influenceront considérablement son travail. Lauréat du prestigieux BMI Student Composer Awards, il étudie en 1960 auprès du compositeur Darius Milhaud. C’est à cette époque qu’il commence à composer. De 1964 à 1966, Glass est à Paris où il découvre la Nouvelle Vague et le théâtre de Jean-Louis Barrault, qui, dans deux domaines séparés s’attachent à produire une rupture à la fois esthétique mais aussi conceptuelle dans l’approche de leur discipline. En contact avec la future troupe de théâtre Mabou Mines, il compose Plays pour deux saxophones sopranos pour une pièce de Beckett en 1963. Très influencé par sa formation et le travail de Milhaud, on sent déjà poindre dans cette pièce ce qui fera sa réputation.
Philip Glass est en effet l’un des représentants les plus importants de la musique minimaliste. Courant musical qui naît aux Etats-Unis sous l’impulsion de La Monte Young et Terry Riley, il mêle les influences diverses du sérialisme, de John Cage, du free jazz et de la découverte des musiques non occidentales, indienne tout particulièrement. Glass appartient à l’école répétitive, avec Steve Reich et John Adams, du mouvement minimaliste. Sans toutefois réduire ce mouvement à ces quelques idées, le minimalisme se caractérise en partie par la répétition et la variation autour de structures musicales, dans une pulsation régulière, rendues audibles pour l’auditeur.
 
Sa première composition pour le cinéma est la musique du film Chappaqua de Conrad Rooks en 1966, pour lequel il collabore avec le grand compositeur indien Ravi Shankar. Film autobiographique, emblème de la beat generation narrant e parcours d’un junkie en désintoxication, on y croise Jean-Louis Barrault, William S. Burroughs et Allen Ginsberg. Il permet à Glass un nouveau rapport à la musique et le perfectionnement de sa formation en musique indienne, de ses structures répétitives et des râgas (cadre mélodiques propres venant des théories védiques). En contact avec le milieu underground new-yorkais, Glass donne un concert à la Filmmakers’ Cinematheque du cinéaste expérimental Jonas Mekas en 1968. On voit donc dès les années 1960 le rôle important que revêt le cinéma dans sa carrière. Entre compositions de musiques de film et intervention et proximité avec le milieu cinéphilique d’avant-garde, la carrière de Glass ne peut se comprendre sans ses nombreuses collaborations avec le cinéma et les arts visuels en général.
 


Les années quatre-vingt : une certaine idée du cinéma

Il est difficile de répertorier toutes les contributions de Philip Glass au cinéma. Entre les créations spécifiques pour des films, les réutilisations d’anciennes compositions (pour le cinéma ou autre) et les contributions diverses, le corpus de Glass est très important.
 
En 1977, il compose la musique d’un film sur le sculpteur Mark di Suvero (North Star : Mark di Suvero, Barbara Rose et François de Menil). Centré sur une exposition de l’artiste, chaque morceau porte le nom d’une œuvre exposée de di Suvero. Bande originale non seulement pour le film, mais pour la sculpture en elle-même, la totalité du score devient ainsi une sorte d’équivalence sonore de l’exposition. Jeu sur la répétition d’une même phrase mélodique, canon à l’octave, la musique de Glass crée ici un écrin pour le travail du sculpteur.
 
  
Koyaanisqatsi (1982) & Powaqqatsi (1987), G. Reggio
 
Les années 1980 engagent Philip Glass vers un certain type de cinéma, pas nécessairement le plus visible. Il débute en 1982 une fructueuse collaboration avec Godfrey Reggio pour le premier volet de la trilogie Qatsi, Koyaanisqatsi, Life out of balance, préfiguration intello des films du type Home (Yann Arthus Bertrand, 2009) qui use (trop) du montage parallèle pour évoquer la disparation progressive du naturel dans l’urbain. Le score de ce premier chapitre de la trilogie nous place en terrain connu. En effet, si la musique de Philip Glass se fonde sur des structures répétitives (du moins dans la première partie de sa carrière), les mêmes motifs mélodiques reviennent fréquemment dans ses différents travaux. Ainsi les schémas des six mouvements Glassworks composés en 1981 sont régulièrement utilisés et se retrouvent assez naturellement dans Koyaanisqatsi. Le second volet, Powaqqatsi, Life in transformation (1987), marque une implication plus importante de Glass et une recherche musicale plus originale. Malgré cela, le résultat est assez déroutant. Débutant sur des images de travailleurs dans une mine d’or, Glass offre une musique d’inspiration brésilienne carnavalesque assez troublante créant un fort décalage avec l’image. Lien avec la musique traditionnelle, force de dénonciation, contrepied ironique… ? Glass joue sur les clichés de la musique populaire locale tout le long du film, la musique s’adaptant à la localisation géographique de la séquence. Cherchant à mêler son style à celui du pays représenté, le résultat n’est pas nécessairement des plus probants. On se situe plus face à une reproduction stéréotypée qu’à une réelle transcription d’une musique populaire. Glass n’évite pas un certain folklorisme qui guette souvent les compositeurs de cinéma. Il sombre aussi parfois dans un lyrisme maladroit, notamment dans le morceau Anthem – Part 3 lorgnant vers l’emphase propre à Richard Strauss. Le dernier chapitre, Naqoyqatsi, Life as war, sort en 2002 et marque notamment la collaboration de Glass avec le violoncelliste Yo-Yo Ma. Objet étrange, la trilogie Qatsi ressemble à un produit pour IMAX à la musique dont le défaut est d’être souvent trop magistrale.
 
Sa contribution à Mishima, A Life in four chapters de Paul Schrader en 1984 figure parmi les œuvres les plus intéressantes de sa carrière. Pour ce film grandiose sur la vie de l’auteur japonais et son suicide public comme acte de contestation politique, Philip Glass joue cette fois-ci à merveille de l’emphase avec une orchestration dramatique et démesurée. Thème qui se propage à travers tout le film dans différentes instrumentations, fortes ruptures, il mêle instruments traditionnels et électroniques pour faire un pendant à la puissance évocatrice des images. Retravaillé par Glass, cet hommage à Mishima donne par la suite naissance au Quatuor à corde n°3 en 1985.
 

L’invasion musicale du cinéma

Le travail de Philip Glass gagne en popularité au cours des années 1980. En 1991, Bertrand Blier va utiliser des compositions existantes pour son film Merci la vie. En 1992, Glass écrit ce qui doit être son thème le plus connu : Candyman pour le film de Bernard Rose. Composé pour piano, orgue, flûte et voix, il y a une adéquation entre le thème et le personnage meurtrier. Si cette musique est très appréciée des fans du film,  elle ne correspond pas réellement à la version de Candyman sur laquelle a travaillé Glass durant la composition. En effet, le film a été ensuite remonté par le studio et le compositeur s’est montré fort critique face à la nouvelle version, ce qui a pendant longtemps empêché la commercialisation de la bande originale.
 
Le cinéma permet aussi à Philip Glass de mettre en avant son engagement envers le Tibet, pays qu’il a visité au milieu des années 1960. Lors de la venue du dalaï lama à New York en 1981, il joue la pièce Mad Rush qui lui est dédicacée. Il co-fonde la Tibet House en 1987 avec Robert Thurman et Richard Gere. En 1992, il compose la bande originale du documentaire de Mickey Lemle, Compassion in Exile, the story of the 14th dalai lama. Et surtout en 1997, il participe au Kundun de Martin Scorsese. Se débarrassant des mauvaises habitudes de la trilogie Qatsi. Il produit un score original sans forcer l’adéquation à la musique locale. Les références sont plus subtiles et c’est notamment par l’utilisation des cors et cymbales à mains tibétains que l’influence du pays surgit. Jouant habilement sur les codes de la musique de film et la multiplicité des instruments traditionnels et technologiques (s’y mêlent flûte, cordes, vent, célesta, glockenspiel, synthétiseur, voix…), la musique n’illustre pas les images (sans doute le plus grand danger de la musique de film) mais entre en résonance avec elles. Elle est aussi le symbole d’un Glass qui a réussi à dépasser les contraintes de la musique minimaliste. Les structures répétitives sont toujours présentes, mais font corps avec une orchestration plus complexe. Cette composition vaudra à Glass la première d’une importante série de nominations aux oscars.
 
  
Kundun, M. Scorsese (1997) & The Hours, S. Daldry (2002)
Dès le milieu des années 1990, le nom de Philip Glass apparaît de plus en plus souvent au génériques des films, dans des genres variés : du film fantastique avec Johny Depp, Fenêtre secrète (2004), au drame familial inspiré de La Nuit du chasseur, L’Autre Rive de David Gordon Green (2004) ; chez des réalisateurs que tout oppose (de David Koepp à Woody Allen) et un cinéma essentiellement plus populaire (la comédie romantico-culinaire Le Goût de la vie, avec Catherine Zeta-Jones, de Scott Hicks en 2007). Il est à nouveau nominé aux oscars pour The Truman Show (Peter Weir, 1998), The Hours (Stephen Daldry, 2002) et Chronique d’un scandale (Richard Eyre, 2006). Dans cette période riche, plusieurs compositions se détachent par leur qualité. On peut penser à celle de The Secret Agent de Christopher Hampton en 1996, d’après un roman de Conrad. Glass y traduit l’atmosphère du XIXème siècle londonien dans un style volontairement classique, l’English Chamber Orchestra lui permettant, au sein de structures minimalistes, d’insérer finement moult références (aux Funérailles de Liszt notamment). Volontairement en retrait, sans grands élans, le score de The Hours frappe par son apparente simplicité. Constituée en couches successives d’instruments (cordes et piano), jouant sur l’alternance des nuances et les changements de mode, la musique vient relier les époques et les destinées des trois héroïnes. On y entend de lointains rappels des Glassworks, de Metamorphosis II ou de Mishima. A nouveau, la touche Glass n’hésite pas à se confronter à un style et à des références du XIXème siècle. Sans paraître imposante, la musique, par sa pulsation et sa structure, construit un environnement qui enveloppe les personnages le long du film et semble les porter, jusqu’à diriger leurs gestes parfois ou les précéder.
 

Philip Glass et le cinéma : entre nouvelle approche et portrait

En 1995, Philip Glass écrit un opéra. Jusque là, rien de très surprenant. Ce n’est ni le premier, ni le dernier opéra du compositeur. Sauf que Glass choisit La Belle et la bête de Jean Cocteau. Le film de 1946 sert de fondation à une performance scénique. L’opéra est censé être chanté en direct devant les images du film. L’opéra est synchrone avec celles-ci en quelque sorte, comme si les personnages avaient jailli de l’écran pour venir performer sur scène. Il se veut un aller-retour entre la scène et l’écran. Si la composition n’est pas l’œuvre la plus originale de Glass, elle offre de beaux moments : Overture ou The Beast Beast’s Pledge of faith notamment. Mais l’ensemble, aussi fascinant soit-il, laisse un peu indécis entre la beauté du rendu du fantastique poétique de Cocteau et un sentiment de déjà vu. Entre film vivant et simple décor, il s’agit véritablement d’une nouvelle expérience tant pour le cinéphile que pour l’amateur d’opéra.
 
En 1999, les studios Universal proposent à Glass de travailler sur une composition pour l’édition d’un film en vidéo. Son choix se tourne sur le Dracula de Tod Browning (1931) avec Bela Lugosi dans le rôle titre. Le score, composé pour un quatuor à cordes, s’adapte parfaitement à l’atmosphère intimiste du film baigné de souvenirs expressionnistes. Sa composition a été jouée en ciné-concert. Si l’appel à un compositeur contemporain pour redonner une musique à un film ancien et le fait de la jouer en direct ne sont pas des nouveautés, Glass est intervenu sur le dispositif de présentation du ciné-concert. Dissimulé derrière un écran transparent, l’orchestre, auquel se sont adjoint Glass au piano et le chef d’orchestre aux claviers, apparaît à des moments clés du film par un jeu de lumière : une manière de rappeler la présence des musiciens dans la salle lors des premiers temps du cinéma et de lier d’une façon autre film et musique.
 
  
La Belle et la bête, J. Cocteau (1945) & Dracula, T. Brwoning (1931)
 
Si Philip Glass a autant composé pour le cinéma, ce dernier a su mettre le compositeur au centre de certains films. En 1998, Philip Glass apparaît brièvement dans The Truman Show. Il joue son propre rôle, derrière un piano. Plusieurs documentaires lui sont consacrés. Four American Composers a été réalisé en 1983 pour la télévision par le cinéaste Peter Greenaway. Entre portrait intime et musique, il évoque les travaux de John Cage, Meredith Monk, Robert Ashley et Glass. Looking Glass (2005) est entièrement consacré au compositeur. Sept mois durant, Eric Darmon le suit au gré de concerts à travers le monde. Revenant sur sa vie et sa carrière, il donne à voir le long processus de création musicale. Montrant des images de ses différents spectacles, il fait aussi intervenir plusieurs artistes avec qui Glass a pu collaborer, notamment le metteur en scène Robert Wilson avec qui il créa Einstein on the beach (1976). Enfin en 2007, le réalisateur Scott Hicks, qui a collaboré avec Glass pour Chronique d’un scandale (2006), lui consacre un nouveau portrait : Glass : A Portrait of Philip in twelve parts, reprenant le titre de l’une des compositions les plus importantes de Glass (Music in twelve parts, 1971-1974). Ce documentaire fait la part belle aux compositions cinématographiques de Glass via des entretiens avec des réalisateurs (Martin Scorsese, Godfrey Reggio, Errol Morris…).
 
Au cinéma, Philip Glass est donc partout. Il a à la fois réussi à y imposer ses créations personnelles et celles composées directement pour le cinéma. Personnage marquant de la musique classique contemporaine, il a aussi permis à la musique de cinéma d’exister en tant que genre. Nombreux sont les compositeurs de musique de cinéma actuels qui se réclament de Glass et dont l’emprise est visible dans leurs scores. On ne peut ici manquer d’évoquer les liens qu’ils existent entre les travaux de Glass et de Danny Elfman, sans doute l’un des compositeurs de cinéma les plus connus et réclamés aujourd’hui. Poursuivant son chemin, Glass continue de films en films à distiller sa musique envoutante. En allant au cinéma, on retrouve le jeu d’un acteur, le style d’un réalisateur, mais aussi les notes de Glass.


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