Paradis : Foi / Paradis : Espoir

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Suite et fin de la trilogie infernale d´Ulrich Seidl.

On a laissé Teresa sur le sable fin des plages kenyanes, matant inlassablement une armée d’Apollons blacks bien gaulés qu’elle ne pourra jamais avoir qu’en tarifiant les échanges. C’était en janvier dernier dans Paradis : amour, premier volet de la trilogie du plus nihiliste des réalisateurs autrichiens. Ulrich Seidl poursuit, dans deux nouveaux films qu’Happiness Distribution a la bonne idée de sortir concomitamment, son exploration des vices cachés, corps flasques et sexe triste dans une Autriche sclérosée. Paradis : Foi et Paradis : Espoir ne font pas moins mal (ou peut-être si, justement, un peu, mais on y revient), et viennent clôre brillamment ce trio de longs métrages qui, s’il est loin d’être le plus fédérateur des cinéastes en activité, érige Seidl en modèle – trois films présentés en moins d’un an dans les trois plus grands festivals du monde (dans l’ordre Cannes, Venise et Berlin). Aujourd’hui, ils sont tous là, on peut les prendre indépendamment, l’un sans l’autre, dans l’ordre qu’on veut. Pourtant, il faudrait les voir bout-à-bout tant ils se répondent, se raccordent, forment un tout d’une cohérence folle, triptyque infernal qui n’aurait dû consister qu’en un seul film avant que Seidl, perfectionniste à outrance, juge après un an et demi de montage qu’il valait mieux les séparer.

Dans Paradis : Foi, on suit Anna Maria (Maria Hofstätter) – qui n’est autre que la sœur de Teresa – pendant ses congés d’été. Des vacances aussi, mais d’un ordre tout autre : Anna Maria, fervente catholique, les passe à prier Dieu, expier ses pêchés, embrasser des photos de Jésus et aller prêcher la bonne parole, Vierge à la main, chez les habitants du voisinage. Elle se fait parfois rabrouer, mais ça lui va bien, ce n’est qu’une croix à porter. Jusqu’à ce que son mari musulman, qu’elle n’a pas vu depuis des années, rentre soudainement d’Égypte. Ce deuxième volet est, a priori, le plus éprouvant de la trilogie. Seidl y observe une série de rites scrupuleusement appliqués, en boucle : auto-flagellation, gaines cloutées, kilomètres parcourus à genoux dans la maison, incantations litaniques sans lesquelles Anna Maria n’envisage pas de vivre son amour pour Jésus – son paradis à elle. Foi se situe presque entièrement en intérieur, renforce le sentiment d’asphyxie en obligeant à rester avec le personnage, et observer une relation exclusive dont toute autre personne est écartée. La gêne est d’ordre voyeuriste, d’autant plus que, quand Anna Maria sort, elle tombe sur des partouzes en plein air : le sexe, elle l’a refoulé depuis longtemps, et l’excitation qu’elle ressent n’est pas tout à fait catholique. C’est reparti pour un tour d’expiation, et une nouvelle salve de désespoir. Quand le mari rentre, paraplégique, le temps n’est pas au beau fixe non plus. Il décroche les crucifix, cache les photos de Jésus, réclame son dû d’époux. Comme dans Paradis : Amour, Seidl scrute les corps dans des séquences qui rappellent les peintures de Lucian Freud, où la crudité de la chair devient picturale. Le cinéaste, comme à son habitude, filme au plus près de ses acteurs, crée des tableaux saisissants qui renversent les conventions esthétiques pour faire surgir la beauté là où on ne l’attendait pas. Et Foi, s’il va chercher au plus profond du fanatisme religieux, ne s’interdit pas quelques salves comiques ici et là, fussent-elles affreusement cyniques.
 
 

Paradis : Foi
 
 
Paradis : Espoir arrive en dernier, presque comme une récompense. Melanie (Melanie Lenz) a 13 ans, c’est la fille de Teresa – et donc la nièce d’Anna Maria. Elle aussi est en vacances, qu’elle passe pour sa part dans un centre d’amaigrissement. Entre conseils nutritionnels et exercices physiques rigoureux, elle fume des cigarettes, a ses premières cuites, rigole avec ses copines – et tombe follement amoureuse du médecin du centre, de quarante ans son aîné. C’est à l’obsession du premier amour que Seidl s’attache ici, dans un troisième volet – presque – en forme de caresse. S’il charrie avec lui tous les interdits liés à la pédophilie, évoque naturellement le Lolita (1955)  de Nabokov (le dossier de presse précise que Melanie devait d’ailleurs, un temps, s’appeler Lolita), Espoir est beaucoup plus une réflexion, certes cruellement désenchantée, autour des déconvenues amoureuses qu’un objet sulfureux uniquement provocateur. Seidl trouve ici un ton étrangement compatissant, une distance salutaire – ose, peut-être pour la première fois, une quasi douceur. En s’attaquant à l’adolescence, il parvient à une peinture délicate des émois pré-âge adulte : ce qu’il filme, ce sont les petites peines, les confessions sur l’oreiller, les excursions en boîte de nuit, les bouteilles de bière qu’on échange entre amis. S’il va loin avec ses jeunes comédiens (tous amateurs) en n’omettant pas par exemple de filmer leurs corps flasques, première source de désarroi, il sait toujours s’arrêter à temps, n’oublie pas qu’il a ici affaire à des enfants. L’équilibre est précaire, le film évidemment pas confortable, mais Seidl touche enfin à un certain optimisme. Si Melanie souffre, ce n’est finalement que parce qu’elle vit, parce qu’elle fait l’expérience de ce qui est en train de la construire. À l’inverse d’Anna Maria et Teresa, le cinéaste semble dire qu’elle a encore une chance de, plus tard, accéder à la sérénité.
 
 
Paradis : Espoir
 
 

C’est en voyant Amour, Foi et Espoir à la suite que se dégage l’impression qu’Ulrich Seidl fonctionne à rebours, va de la violence de l’âge adulte, quand les illusions ont toutes été perdues, à l’adolescence, là où l’espérance a encore sa place, où la route n’est pas encore toute tracée. Il y a là la belle idée d’un retour à l’innocence, juste avant qu’elle ne se brise. Que Teresa, Anna Maria et Melanie partagent toutes un arbre généalogique commun n’est bien sûr pas anodin : en les faisant membres d’une même matrice, le réalisateur dit les liens familiaux comme support de mêmes désirs réprimés et de même tourments, bien que les trajectoires soient éminemment différentes. La trilogie de Seidl vient surtout rappeler à quel point le metteur en scène dispose d’une méthode désormais bien à lui – aspect documentaire fortement présent, où éléments fictionnels et « vrais instants » s’entremêlent si bien qu’il est difficile de distinguer le fictif du vécu ; casting mélangeant acteurs professionnels et amateurs (qu’on peine aussi à distinguer) ; tournage chronologique avec un scénario précis mais dont est absente toute ligne de dialogues. Amour, Foi et Espoir se répondent ainsi parfaitement, n’ont de cesse de s’appeler l’un l’autre et donnent la tonalité du cinéma de Seidl, un cinéma radical et peu aimable mais qui est aujourd’hui l’un des plus vigoureux, l’un des plus aboutis en Europe. Seidl travaille actuellement à Im Keller, son prochain film, qui traitera du rapport des Autrichiens à leurs caves, lieu idéal de dissimulation et de perversions enfouies. Après les sordides affaires Fritzl et Kampusch, difficile d’imaginer qui mieux que lui aurait pu s’emparer du sujet.

Titre original : Paradies: Glaube

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Durée : 113 mn


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