Outrage

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Les six films d’auteur réalisés par Ida Lupino entre 1949 et 1966 traduisent l’état de « victimisation » dans lequel est maintenue
la femme américaine face aux défis de la reconstruction sociale de l’après-guerre. « Outrage » formalise, à travers l’esthétique du film noir, le trauma existentiel d’une jeune fille sauvagement violée. Poignant en version restaurée.

« Ce qui est en jeu dans les films de Ida Lupino est la psyché de la victime » Martin Scorsese

La faillite du rêve américain

Les films de l’actrice-auteure-réalisatrice-productrice Ida Lupino sondent les problèmes d’appartenance sociale auxquels est confrontée la femme américaine des années 50. Comment composer avec le traumatisme de la seconde guerre mondiale ? En butte perpétuelle aux inhibitions et en mal d’émancipation, la femme de classe moyenne doit se réapproprier une existence flouée par les conventions sociales.

La fin de la guerre contribua à bouleverser considérablement l’existence de chaque citoyen américain. Leurs appréhensions et leurs angoisses se reflétèrent en miroir dans le film noir. Avec son budget modique et une esthétique du noir & blanc privilégiant les éclairages contrastés en extérieurs naturels, le film noir, terme générique qu’on doit à Nino Franck, soulignait la faillite du rêve américain ; remettant en cause les idéaux du capitalisme, un
consumérisme naissant, le foyer familial et son avatar, l’institution du mariage, symboles infrangibles de la reconstruction sociale.

Esthétique du film noir

Dans l’immédiat après-guerre, le film noir agit comme un puissant révélateur des névroses de la société américaine de l’époque. Dans Outrage qu’on pourrait traduire par « Acte de violence », c’est toute l’architecture d’un espace émotionnel qui est mise en scène à travers le viol aliénant et opprimant d’une jeune secrétaire-comptable d’une localité du Midwest, Capitol city, Anne Walton (Mala Powers). L’oeuvre est scindée en deux parties distinctes : le théâtre citadin du délit criminel et sa résilience dans un hameau rural, havre de paix, à travers l’errance de son héroïne au sein d’une coopérative d’agrumes et la communauté de travailleurs qui l’héberge dans la vicinité de Santa Paula en Californie.

Anne subit le contre-coup d’une agression criminelle par voie de fait. Il faut toute l’habileté artistique de Ida Lupino pour contourner la censure du code de production Hays. Le mot viol n’est d’ailleurs jamais prononcé une seule fois dans le film comme si la violence devait être niée quand elle affecte la gente féminine.

Le film traduit en filigrane la période sombre du maccarthysme et sa « chasse aux sorcières » en montrant par endroits les manifestations de l’opprobre publique suite à l’agression qui a meurtri Anne dans sa chair et dans son amour-propre. Les preuves de compassion à son égard restent très réservées et la ville s’enfle et bruisse des ragots et des médisances des commères.

 

Victime et paria

Le thème de prédilection des films engagés de Lupino est la marchandisation des femmes dans une société patriarcale qui se formalise du traumatisme des vétérans de retour de guerre mais pas du sort des victimes de leur propre isolement passé à les attendre. Radicalement féministe dans son approche, Ida Lupino ouvre autant de fenêtres dans ses films qui attisent les braises de la controverse pour alerter sur l’aliénation de la femme dans la
société américaine. Les hommes et les femmes des films de Lupino sont des « somnambules » piégés dans les rôles sociaux qu’ils détestent mais qui les habitent.

Le tour de force de la scène du viol « suggéré »hors-champ

Les préliminaires du viol sont saisissants et percutants dans le même temps. L’acte vil et lâche proprement dit est oblitéré par le pouvoir de la censure tandis que ses répercussions seront montrées avec une rare acuité d’observation. La tension atteint son paroxysme et se fait insoutenable dans un long plan-séquence d’exposition qui constitue un morceau de bravoure en soi.

Arborant des joues pleines et vermeilles, Anne Walton sifflote sa joie au sortir de son travail ; évoquant infailliblement le petit chaperon du conte confronté à un grand méchant loup concupiscent en la personne du barman du « truckfood» qui lui emboîte le pas dans une traque improbable.

Dans le décor désaffecté de l’entrepôt de la scierie où officie l’employée, un jeu du chat et de la souris s’instaure entre elle et son poursuivant. Comme le « M » pour M le Maudit apposé au dos du psychopathe dans le film éponyme, la balafre dans le cou de l’assaillant d’Anne est omniprésente qui le caractérise de manière indélébile sans que la parade d’identification improvisée qui suivra au poste de police ne parvienne à « loger » le criminel.

Plongées menaçantes et travellings alternent qui emprisonnent la jeune femme comme dans un étau de fatalité se resserrant sur elle. Les claires-voies des semi-remorques viennent clôturer l’espace pour mieux en prévenir toute échappatoire. La caméra fluide et mobile de Lupino s’insinue dans les moindres aspérités du décor. La peur est mauvaise conseillère et expose la victime à être la proie désignée de son prédateur. L’éclairage naturel est
expressionniste en diable et projette d’immenses ombres portées sur le macadam et sur les murs de l’entrepôt couverts par endroits d’affiches de clowns figés dans un rictus grotesquement grimaçant. Quelques gros plans magistraux de la victime pantelante et de son bourreau infléchissable parviennent à provoquer en nous cette contagion émotionnelle.

Mais surtout, les bruits sont amplifiés comme dans une chambre d’écho : le sifflement rauque de loup lubrique du pervers à ses trousses, le claquement des pas qui résonnent sur le trottoir, le bruit d’une poubelle renversée par Anne dans sa fuite éperdue trahissant sa présence,le beuglement d’un klaxon de camion que déclenche malencontreusement la jeune fille apeurée sans parvenir à l’interrompre. Cette tension éprouvante préfigure la
scène de viol en hors-champ comme une matérialisation du cri de l’agressée qui ne peut être montrée explicitement à l’écran dans sa dimension orale.

Au terme d’une course-poursuite effrénée, Anne se recroqueville en position foetale, stoïque et résignée, attendant son agresseur.

 

Selon la rumeur publique, la victime est « coupable d’avoir été violée »

La communauté citadine de la bourgade où a eu lieu la scène du viol est empêtrée dans l’ignorance d’un acte de violence dont les effets psychologiques équivalent à une commotion cérébrale des suites de l’explosion d’un obus pour le vétéran de retour de guerre. Non seulement prétend-elle ne rien vouloir connaître de l’expérience d’Anne mais elle est indifférente : le taxi qu’elle hèle dans l’entrepôt refuse de s’arrêter et le résident alerté par le vacarme strident du klaxon referme ostensiblement sa fenêtre ; ignorant les supplications d’Anne.

Le titre du film est fortement teinté d’ambiguïté puisqu’il désigne aussi bien la brutalité de l’acte que le manque
d’empathie communautaire à son endroit.

Innocence perdue

Ayant perdu son hymen et donc à jamais son innocence, Anne se déteste au point de faire voler en éclats son portrait virginal. Le foyer familial s’est mué en prison, son mariage tant convoité avec Jim, son béguin, en cauchemar tandis que la route est synonyme d’évasion et de liberté sans entraves. L’espace du film est devenu un no man’s land patriarcal hostile. Son foyer, son bureau, les rues de la ville, l’enquête policière, la parade d’identification, le qu’en-dira-t-on motivent autant de déplacements dans un microcosme masculin éprouvant. L’espace claustrophobe de la rue,du bureau et de la maison est remplacé par l’espace agoraphobe des paysages agrestes de la Californie, terre mythique de l’opportunité. La route cahoteuse et titubante d’Anne croise celle du pasteur Bruce Ferguson (Todd Andrews) qui lui tend la main et lui ouvre la voie d’une guérison rédemptrice et d’une autre vie. Au sein de cette enclave communautaire, le révérend est un vétéran hanté par les horreurs de la guerre qu’il conjure dans un sacerdoce compassionnel.

A l’occasion d’une fête champêtre, Anne revit son viol dans une série de surimpressions subjectives où elle confond son agresseur avec un jeune paysan de la communauté, bien intentionné mais un peu trop entreprenant. Elle l’assomme avec une clé anglaise se retrouvant au banc des accusés.

Entre trauma et retour à la vie normale

Outrage condense le produit d’une conscience d’après-guerre dans la transition entre trauma et retour à la vie normale. La subjectivité d’Anne est entièrement aliénée par les violences qu’elle subit ; le viol est d’autant plus « inouï » qu’il n’est pas montré mais suggéré. Et son désir d’émancipation passe par un examen de conscience et une psychothérapie sur elle-même afin qu’elle retrouve prise sur son existence et agisse pour son propre bénéfice. Aujourd’hui, le recul temporel modifie notre regard sur le film de Ida Lupino qui apparaît comme une entreprise encore plus courageuse dans son propos à l’aune de l’époque où le film fut tourné.

Dans une interview de 1974, Ida Lupino déclarera en substance à propos de Outrage : « J’ai senti que c’était faire preuve de salubrité publique que de réaliser ce film au moment où je l’ai entrepris en évitant le prêchi-prêcha moralisateur. Après tout, ce n’était pas la faute de la jeune fille, clouée au pilori par la rumeur publique et trop effrayée à l’idée de ne pas être crue pour en piper mot à la police. »

 

Distributeur : Le théâtre du temple

Titre original : Outrage

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Durée : 75 mn


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