Operación E

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Miguel Courtois trouve le ton juste dans ce fait divers situé au fin fond de la jungle colombienne, entre l´armée régulière et les FARC. Sans parvenir toujours à échapper à la tentation de la guimauve.

Miguel Courtois fait partie des cinéastes de l’école EuropaCorp qu’il faut prendre avec des pincettes. Lui qui sait se montrer efficace quand il s’agit de mettre en avant la lutte contre ETA en Espagne (El Lobo, avec Eduardo Noriega, en 2003 ; GAL, avec José Garcia, en 2008) s’avère aussi capable du pire : il suffit de jeter un œil à Skate or Die (2008) ou à sa mini-série adaptée de Marc Lévy, Où es-tu ? (2007). En regard de cette carrière en dents de scie, son Operación E, discutable sur certains points, reste une bonne surprise dans l’ensemble. Le scénario d’Antonio Onetti (déjà auteur de El Lobo et de GAL) adapte un fait divers advenu en Colombie en 2008, avant que le gouvernement de Juan Manuel Santos, arrivé au pouvoir deux ans plus tard, n’adoucisse sa position et n’engage des négociations prometteuses avec les FARC. Les rebelles s’apprêtaient alors à libérer deux prisonnières, Consuelo Gonzalez et Clara Rojas. Cette dernière, qui fut longtemps la camarade de captivité d’Ingrid Bétancourt, avait entretenu une relation avec l’un de ses geôliers et donné naissance à un petit garçon, Emmanuel. En vue de cette vaste opération de communication, essentielle pour les FARC, ceux-ci éprouvèrent quelques difficultés à mettre la main sur l’enfant Rojas, confié, dès son plus jeune âge, à une famille pauvre de la jungle, avant d’être remis à des parents adoptifs de Bogota.

Populations en souffrance

Operación E touche donc à un sujet sensible : les conséquences du conflit colombien sur les innocents, symbolisés par cet enfant introuvable qui sert de monnaie d’échange. Il faut laisser de côté l’esbroufe du prologue – un Luis Tosar en apesanteur, les yeux fous, qui, sous une lumière blafarde, raconte d’où il vient et comment il a rencontré sa femme face à d’invisibles interrogateurs – pour entrer plus sereinement dans la diégèse. Le récit s’ouvre sur un plan fixe : une plaine déserte, la jungle en arrière-plan, et bientôt les cris déchirants d’une femme suivis des pleurs d’un nouveau-né. Rapidement l’espace est envahi par la guerre, d’abord à travers le son des hélicoptères et des tirs, puis par l’entrée en scène d’une troupe rebelle. Le ton est donné, les cartes ont été distribuées : la mère, l’enfant, les armes, la forêt inextricable – les quatre côtés du carré narratif à venir.

 
 

 
 
Au-delà de la belle photographie de la jungle, due à l’opérateur Josu Inchaustegui (Mar adentro – Alejandro Amenabar, 2005 ; Lucia et le sexe – Julio Medem, 2001), la mise en scène de Miguel Courtois reste relativement impersonnelle. À cela s’ajoute une représentation caricaturale des FARC, dénuée de la plus élémentaire psychologie, ainsi que le jeu ambigü des comédiens qui incarnent l’autorité (le policier ou le chef du service d’accueil des orphelins), le tout offrant une impression désagréable de manichéisme. Heureusement, le cinéaste s’appuie aussi sur des acteurs exceptionnels capables de porter le sujet sur leurs épaules : Luis Tosar, par la seule force de son regard éternellement perdu, est impeccable, à l’instar de sa compagne à l’écran, Martina Garcia. Et tous se reposent sur un scénario bâti autour d’une dichotomie fondamentale entre deux décors en opposition. D’un côté, la jungle, mystérieuse, envahissante et dangereuse, mais aussi source de vie et de bonheur (la famille y a érigé sa maison, son quotidien). De l’autre, l’espace urbain, civilisé, protecteur, mais encore inquiétant, peu sécurisant et synonyme de précarité sociale (Crisanto forcé de réaliser des caricatures pour survivre avec les siens). Cette dichotomie est marquée par l’atmosphère kafkaïenne qui règne au sein de la jungle : interdiction d’utiliser des médicaments, de sortir de la zone de sédition, soumission forcée des enfants aux FARC, comportement inique des généraux à l’égard de Crisanto… D’où le besoin de fuir, de changer d’espace, de retrouver la société. La première ville qui accueille les Crisanto dans leur fuite effrénée s’appelle d’ailleurs "El Retorno" : « Le Retour », tout un symbole pour ceux qui tentent de renouer avec un semblant de civilisation.

Jose Crisanto et Jésus Christ

Le parcours de Crisanto est une fuite en avant motivée par la survie de cet enfant confié par les FARC, dont dépend aussi celle de sa famille. Toute la vie du personnage se définit par une tentation de dérobade : il a échappé à une sociale traditionnelle en se terrant dans la jungle, cherchant une certaine qualité de vie ; il fuit maintenant les sécessionnistes aussi bien que les policiers. Vers un avenir toujours plus improbable, reflet de l’inconstance de la société colombienne. Toute l’attention du film est ainsi tournée vers Crisanto, véhicule des doutes et des espérances de toute une population, tandis que le propos politique est laissé de côté. C’est que, dans un premier mouvement, Crisanto personnifie le peuple dans son ensemble, forcé de jouer une partition équivoque pour ne pas être brisé ni par les uns (la rébellion FARC) ni par les autres (les autorités officielles), chacun devenant alternativement l’Ennemi.

 
 

 

Dans un second mouvement, Crisanto est identifié à celui dont le nom est si proche. Sa proximité phonique avec Jésus-Christ est illustrée à l’écran par le chemin de croix qu’il doit emprunter jusqu’à la rédemption, un parcours mystique qui se clôt par une crucifixion métaphorique, derrière les barreaux d’une prison. Un parcours solitaire qui, en guise de prix à payer, l’éloigne des siens. C’est ici que le portrait peint par Courtois n’est pas sans s’accompagner d’une suspicion de misérabilisme, tant le cinéaste semble prendre plaisir à plonger la famille Crisanto dans le trente-sixième dessous – notamment lors d’un épilogue plus que douteux. Cette obscénité finale contraste avec la subtilité affichée durant tout le film, et coupe court au cheminement spirituel du personnage principal. Pendant ce temps, l’enfant, objet de toutes les convoitises, a disparu du cadre, prisonnier du hors-champ : on en parle à la télévision et au téléphone, les rebelles le cherchent, mais il n’est plus là. Car le vrai sujet du film n’était pas l’enfant, mais l’adulte ; non pas la démonstration d’une jeune innocence pleine d’espoir, mais celle d’une existence emmurée, dénuée d’avenir, qui dresse le constat d’accablement d’un pays tout entier réduit au visage éreinté de Crisanto.

Titre original : Operación E

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Durée : 109 mn


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