Retour aux sources de l’intime pour Terence Davies par le biais du documentaire, et magnifique ode à Liverpool.
L’œuvre de Terence Davies s’était distinguée par sa dimension nostalgique et autobiographique durant ses trois premiers films, les merveilleux The Terence Davies Trilogy (1984), Distant Voices, Still Lives (1988) et The Long Day Closes (1991). Le réalisateur s’était détaché de cette veine intime dans ses films suivants en privilégiant la transposition littéraire, avec The Neon Bible (1996) et Chez les heureux du monde (2000), respectivement adaptés des romans éponymes de John Kennedy Toole (1989) et Edith Wharton (1905) – sans parler de la première tentative avortée d’adapter Sunset Song (1932) de Lewis Grassic Gibbon en 2005. Terence Davies renoue avec cette approche dans Of Time and the City, en se renouvelant grandement. Distant Voices, Still Lives et The Long Day Closes trouvaient un équilibre entre situations autobiographiques et saine distance de la fiction avec une forme singulière traçant une véritable symphonie visuelle et narrative faisant baigner l’ensemble dans une chaleureuse nostalgie. Ici, la distance se fera en optant pour le documentaire, l’intime se révélant par la voix off de Terence Davies et la nostalgie passant par les nombreuses images d’archives, dont l’agencement dictera l’émotion. Of Time and the City est un véritable poème filmique célébrant Liverpool, dans lequel Terence Davies dépeint les mutations sociales et esthétiques de la ville de ses vingt-huit premières années, ce jusqu’à son départ en 1973. La ville pauvre et sinistrée d’après-guerre se déploie ainsi dans une grisaille où Davies capture aussi bien l’ennui que les échappées simples que sont la musique, le cinéma ou le football.
La douceur et la nostalgie qui passaient par l’émerveillement et la communion des personnages (les fameux instants suspendus où l’on chante le standards traditionnels anglais) se ressentent désormais par l’exaltation de la narration de Davies, entre aveux impudiques et déclamations poétiques (A Shropshire Lad – A. E. Housman, 1887, qui ouvre le film ; Ozymandias de Percy Shelley, 1818 ; Four Quartets de T.S. Eliot, 1943 ; James Joye) sur fond d’archives explorant la ville et s’attardant sur les belles tranches de vie. L’aspect polyphonique et élégiaque, typique de Davies, ne s’estompe pas sous prétexte qu’il s’agit d’un documentaire, et le travail sur l’image et l’ampleur apportée par la musique classique en font une œuvre stylisée s’éloignant d’un réalisme terre-à-terre. Tout ici confère à élever le souvenir, sans pour autant céder à une béatitude niaise pour ce passé. Davies délaisse la ferveur pour le fiel et l’ironie quand il se moque de la monarchie anglaise, la première incursion de la couleur concernant le fastueux couronnement d’Elizabeth II, qui entrecoupe le noir et blanc des images de misère du peuple, exprimant ainsi le fossé les séparant. Le rapport conflictuel à la religion se ressent également dans une captivante contradiction entre les vues majestueuses de la cathédrale de Liverpool (sur les envolées pieuses de la Symphonie nº 2, Résurrection, de Mahler, 1888-1894), traduisant la fascination de Davies enfant, tandis que son pendant adulte affirme sa méfiance sans totalement se délester de cet attrait initial. L’émotion naît cependant lorsque Davies se livre de façon plus personnelle, sur sa famille, sur son homosexualité coupable dans une société rétrograde – magnifique moment où il évoque son éveil sexuel devant le Victim (1961) de Basil Dearden avec Dirk Bogarde, lorsqu’un camarade qui l’attire pose sa main sur son épaule.
Terence Davies s’amuse de son propre passéisme quand il montre les premières images de l’hystérie Beatles, la festivité rock naissante jurant avec ses propos narrant sa passion d’alors pour la musique classique. Cette conscience d’être – et sans doute avoir toujours été – hors de son époque offre donc au spectateur une empathie bienveillante plutôt que de l’agacement, comme lorsque sur des vues biaisées du Liverpool d’aujourd’hui (barres d’immeubles sociaux, commerces et parkings impersonnels), Davies se lamente ainsi : « Où es-tu, le Liverpool que j’ai connu et aimé ? Où es-tu parti sans moi ? » C’est la douleur d’un vieil homme face au temps qui passe, mais Davies atténue ce regard quand il s’attarde sur la ferveur ordinaire de la jeunesse un samedi soir, ce besoin de s’oublier et de se divertir n’ayant pas d’âge. Le réalisateur a ainsi rendu profondément personnel ce qui était pourtant une commande des producteurs Solon Papadopoulos et Roy Boulter dans le cadre du programme « Liverpool Ville Européenne de la Culture 2008 ». Le travail sur les images d’archives est impressionnant, la multiplicité des sources (Pathé, BBC, ITN, Conseil municipal de la ville et films de famille) contribuant au ton si singulier du film. Assurément l’une des plus belles réussites de Terence Davies.