O Somma Luce

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Démonstration du pouvoir du cinéma à consacrer le verbe par la vision, « O somma luce » nous fait redécouvrir la langue de Dante.

Au point de départ d’un film des Straub on trouvera toujours un ou plusieurs textes, marque d’une véritable passion pour la langue, et d’une croyance dans le pouvoir du cinéma à les dire avec la plus grande justesse. O somma luce adapte le dernier chant du Paradis, troisième partie de la Divine Comédie de Dante. Jean-Marie Straub continue ainsi le travail entamé par le cinéaste avec Danièle Huillet dans les années soixante-dix de filmage de la langue italienne, et poursuivi après son décès en 2006. Après s’être intéressé aux textes d’auteurs communistes de l’après-guerre (Pavese, dans De la nuée à la résistance en 1979, ou Ces rencontres avec eux en 2006, Vittorini, dans Sicilia ! en 1999 ou encore Ouvriers, paysans en 2001), il plonge avec le poète florentin aux sources de l’italien moderne. La création du film fut menée de concert avec celle d’une mise en scène théâtrale, donnée en 2009. Cette collusion, habituelle chez Straub, entre théâtre et cinéma, résulte naturellement d’un travail de préparation de plusieurs mois avec les comédiens centré sur la diction du texte.

On pourrait comparer l’œuvre des Straub à un précis de pédagogie de l’image appliquée. Il s’agit pour eux d’interroger notre perception. Une Visite au Louvre (2003) organisait ainsi la confrontation entre le verbe houleux de Cézanne, recueilli par son ami poète et critique d’art Joachim Gasquet dans un ouvrage consacré au peintre, et les œuvres décrites et critiquées occupant le cadre. Il ressortait de cette sorte d’enquête sur la beauté et le jugement esthétique une attention dirigée, au-delà de la « simple » maîtrise du trait, vers une dimension charnelle, ce qui dans la peinture troue la toile. Il ne sera donc pas surprenant pour le cinéaste d’en venir, comme ici, à faire de la lumière son personnage principal. Car c’est par ce qu’en fait le peintre, par la manière dont elle traverse le tableau et dont elle touche les corps et les objets, dont elle harmonise ou détache les couleurs, que peut advenir ce miracle de la peinture dont Cézanne cherchait à se remplir les yeux.

Faire naître la lumière, c’est l’arracher aux ténèbres, à cet écran noir hanté par la musique d’Edgar Varèse (une pièce nommée Déserts) qui tient lieu d’enfer et de purgatoire inquiétant les premières minutes du film. L’image nous montre alors un homme, assis sur une chaise, disant le texte de Dante. Le dispositif fait alterner ce cadrage avec des panoramiques sur un paysage. La caméra progresse peu à peu dans son mouvement, joue d’allers et retours depuis son point de départ, le montage visant une pure musicalité de l’ensemble. Le verbe fait plonger dans la vision extatique. L’écran blanc sera l’aboutissement naturel de ce jeu formel, instituant au terme de variations, d’assombrissements ponctuels de l’image, le règne d’une lumière toute-puissante qui dévore l’écran sur lequel nous ne distinguons alors plus rien du tout.

Comme Une Visite au Louvre, le film est présenté en deux versions successives, se différenciant par des petites variations de jeu et de montage. La répétition est un élément essentiel de la pédagogie straubienne, révélant par la dissemblance instituée, déplaçant notre attention tout en permettant une meilleure appréhension du mouvement du film dans sa globalité. Elle défait également le culte de l’unicité de l’objet cinématographique, en refusant de se plier aux normes de l’industrie culturelle. C’est là, pour le cinéaste, une manière d’inscrire son action dans un territoire marqué par les échanges, et de les donner à voir comme tels. Chez Straub, on chemine du texte au théâtre et au cinéma. On passe également par l’opéra (Moïse et Aaron, 1974 et Du jour au lendemain, 1996, d’après Schönberg). Mais jamais le film n’absorbe totalement l’œuvre d’origine pour la transformer. Il s’y confronte plutôt, tout en maintenant une distance. Façon de faire qui fut souvent désignée comme marginale ou expérimentale (elle est en réalité plus marginalisée que marginale), mais qui au fond n’a pas vocation à l’être.

O somma luce est précédé d’autres films plus courts, Europa 2005, Joachim Gatti et Corneille-Brecht, ou Rome l’unique objet de mon ressentiment, sans doute moins essentiels car un peu naïfs dans leur manière d’user de répétions et de variations. La dimension pédagogique s’y trouve bien à l’œuvre, un peu trop insistante, quelque peu agaçante même, notamment dans le premier qui reprend un montage de deux mouvements de caméra avec des changements de lumière. Il témoigne néanmoins d’un désir du cinéaste de toujours entretenir des résonnances avec son temps. Ce film prend pour point de départ la journée du 27 octobre 2005 qui avait vu deux adolescents mourir électrocutés alors qu’ils se cachaient dans une installation électrique EDF à Clichy-sous-Bois pour échapper à la police.

Dans cet ensemble de films, le cinéaste utilise pour la première fois le support numérique, ce qui lui garantit sans doute une plus grande souplesse économique. Cela n’est pas rien pour quelqu’un qui déclare peiner chaque fois pour réunir les fonds nécessaires à ses films. Egalement un gage de plus du refus de sa part de tout hermétisme.

Titre original : O Somma Luce

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Durée : 75 mn


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