Nous nous sommes tant aimés

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Avec « Nous nous sommes tant aimés », Ettore Scola, en mémorialiste du temps qui passe, porte à son comble un regard critique sur trois décennies de l’histoire collective de l’Italie à travers les destins croisés de trois amis. Une œuvre chorale en version restaurée.

« La nostalgie est le regret de ce qui aurait pu être et n’a pas été » (Marcel Proust)

« L’Histoire ne repasse pas les plats »

A revoir Nous nous sommes tant aimés à l’aune du cinquantenaire de Mai 1968, on mesure à quel degré Ettore Scola est un mémorialiste du temps qui passe. On susurre pour soi les paroles du « tourbillon de la vie » où le transitoire de l’existence est une éternelle palinodie, un reniement de soi et des autres. « On s’est connus, on s’est reconnus. On s’est perdus de vue, on s’est r’perdus de vue. On s’est retrouvés, on s’est séparés dans le tourbillon de la vie. Chacun pour soi est reparti. »

La structure itérative du film est ce qui fait son extrême richesse stylistique. L’Histoire avec un grand H est ici la somme des histoires individuelles émotionnelles. Ettore Scola est à ce titre un grand humaniste à l’enracinement populaire indéfectible et c’est précisément ce qui rend ses personnages si attachants : leur porte-à-faux avec le réel et les ratages pathétiques que ce décentrement engendre. C’est la pierre de touche et la clef de voûte de tout son cinéma de la controverse et du déphasage.

L’Histoire est ce retour du même à travers le prisme de l’époque qu’elle dévoile pan à pan en l’espace de trois décades : les années de l’immédiat après-guerre, les années 50 , les années 60 et le début des années de plomb. Pour paraphraser la fameuse formule de Céline : « l’Histoire ne repasse pas les plats » sauf dans Nous nous sommes tant aimés.


« L’amitié est une conjuration d’égoïstes, une complicité anti-sociale »

Les trois protagonistes : Gianni (Vittorio Gassman), Antonio (Nino Manfredi), Nicola (Stefano Satta Flores) scellent leur amitié qui se délite insensiblement à l’épreuve du temps dans cette même trattoria romaine où ils ont leurs habitudes et se retrouvent pour conjurer le sort et consommer confraternellement leurs désillusions.

La référence aux I Vitelloni (1953) de Fellini est flagrante qui reprend cette galerie de portraits de trentenaires velléitaires confits dans l’indolence et qui refusent de grandir ou encore à Nos chers amis (1982) de Mario Monicelli qui se focalise sur les frasques de quinquagénaires immatures.

« Quand on a risqué sa vie avec quelqu’un, on lui reste attaché pour l’éternité » confiera Antonio à Gianni tandis que Nicola remonté contre ses compagnons profère : « l’amitié est une conjuration d’égoïstes, une complicité anti-sociale ».

Chaque décennie amorcée ouvre autant de brèches de nostalgie dans l’amitié déclinante des protagonistes. Le présent n’est plus qu’un ressassement du passé qu’on voile pudiquement par des éclats de rire ou des éclats d’humeur des trois protagonistes et chacun à son tour devient le troisième larron ; entendre, celui qui profite du conflit des deux autres. Ce que la guerre a soudé, la paix s’ingénie à le défaire dans un démaillage de l’Histoire en marche.

Un détricotage de l’Histoire « en marche »

Antonio, Gianni et Nicola se partagent tour à tour le récit choral. La scène de préambule historique en noir et blanc qui inaugure un long flash-back évoque le ferment de la Résistance italienne qui fait consensus. Les trois hommes au coude à coude sont rattachés à une brigade Garibaldi qui a pris le maquis. En 1943, Mussolini s’apprête à être renversé et l’Italie à se ranger du côté des alliés. Malgré la confusion et le chaos qui règnent au sommet de l’Etat, le fascisme et le nazisme sont à l’apogée de leur oppression qui va précipiter leur chute.

Des poches de résistance sont encore très présentes sur le terrain des hostilités notamment dans le centre-nord montagneux où l’on assiste à une action de l’unité formée par les trois hommes contre un char d’assaut allemand. Ellipse : l’explosion supposée du blindé se diffuse dans les clameurs de liesse populaire intercalées en images d’actualités d’une foule libérée du joug fasciste qui applaudit, enthousiaste, la fin de la guerre.

A partir de ce fait d’arme fédérateur, Scola montre comment la dynamique sociale et le boom économique qui s’ensuivent vont générer une société individualiste qui désavouera les promesses de réconciliation nationale et creusera les disparités entre schématiquement la classe ouvrière massifiée, la classe intellectuelle anarchisante et la classe bourgeoise enrichie et corrompue par l’ère de domination fasciste.

Cruauté du diagnostic : la narration de l’entrelacs des destins, des amitiés et des amours contrariés de Gianni, Antonio et Nicola est suspendue à ce seul fait de guerre sur lequel elle s’est sédimentée. Gianni est un avocat tiraillé par sa conscience et sa lutte pour exister. Antonio est un brancardier fidèle à ses convictions de prolétaire mais déconsidéré par les religieuses en cornettes pour qui il travaille, Nicola est un enseignant anarcho-communiste déchu de son titre et mis au ban de l’éducation nationale. A l’exception d’Antonio, ils vont tous abdiquer les idéaux dont ils se réclamaient. Ettore Scola exprime ici toute son empathie pour les êtres en rupture de ban social.

Les intrigues sentimentales emplissent la chronologie

Le cinéaste oscille entre histoire collective et histoires individuelles. Les intrigues sentimentales et la ténuité de l’ amitié de ces camarades de résistance emplissent la chronologie et sont ramenées à un seul instant historique coagulant dont reste à jamais la nostalgie et à partir duquel le temps suspend son vol. Le plongeon interrompu de Gianni dans sa piscine de bourgeois parvenu qui a trahi ses convictions marque les prémices d’une longue parenthèse existentielle de trente années d’amitié réduites en charpie.

La structure filmique complexe en ellipses et inserts d’images d’archives traverse trois décennies où les faits historiques marquants successifs sont figurés par les états d’âme des personnages :l’instauration de la République en 1946 à l’issue du référendum où la gente italienne se détermina et choisit de ne plus respirer les miasmes frelatés d’une monarchie croupissante, l’industrialisation de l’Italie et son corollaire, la société de consommation, en 1958, la légalisation du divorce et la dérive terroriste des brigades rouges en 1970 .

Le réalisateur fige le récit narratif au gré d’intermèdes extatiques où les protagonistes fantasment leurs relations avec l’autre. A l’exemple de la comedia del arte, la satire mordante qui ajoure à travers la comédie devient alors le théâtre de l’a vie et le révélateur des tares existentielles.

Ettore Scola prend à partie le spectateur dans un aparté digressif avec l’acteur qui endosse la narration à son tour. Le décor se solidifie dans la pénombre et pour marquer l’effet d’intériorité, une poursuite isole l’acteur- narrateur dans un rayon de lumière. Dans une manière de parabase, l’acteur se mue en coryphée. Volontairement intrusif, il interpelle le spectateur dans un face à face frontal complice comme pour le prendre à témoin.

Ces interpellations intempestives interrogent le devenir social et politique de la péninsule engluée dans ses contradictions et ses errements politiques. Seul le bourgeois parvenu et accompli a des certitudes et n’étale pas ses états d’âme au grand jour. Ainsi du cynique marquis Romolo Catenacci « commandatore » campé avec un aplomb féroce par Aldo Fabrizzi, le corrupteur, qui, comme Méphistophélès avec Faust et pour s’acheter la fausse bonne conscience et les services de Gianni, l’avocat de gauche jusqu’ici incorruptible, proclame à qui veut l’entendre : « Si il n’y avait pas les riches pour dépouiller les pauvres, il n’y en aurait plus de pauvres » et pour enfoncer le clou : « Celui qui triomphe de sa conscience gagne le dur combat de l’existence ». L »inconstance de l’Italie est aussi à l’image de cette femme volage, Luciana, qu’incarne Stefania Sandrelli et qui, avant de devenir la louve romaine matricielle et rangée de la fin du film est ce succube qui louvoie d’une passade amoureuse l’autre entre Antonio, Gianni, Nicola et Antonio pour de bon.

Le cinéma italien est indissociable de ses mutations sociales

Ettore Scola se revendique inconditionnellement du néo-réalisme italien et c’est d’autant plus probant dans Nous nous sommes tant aimés que cela le sera dans Splendor (1988).

Le professeur Nicola Palumbo est en miroir son alter ego dans le film. Critique cinéphile passionné, il est un âpre défenseur du néo-réalisme contre la bien-pensance démocrate-chrétienne. Dans le même temps, le cinéma italien est indissociable des mutations sociales du pays qu’il accompagne par ailleurs.

Pour authentifier son propos dénonciateur et par souci de vérisme, Scola entremêle non seulement des images d’archives sans points de suture visibles au montage comme il le fera amplement dans Une Journée particulière (1977) mais il recrée un envers du décor fictionnel documenté. Ainsi pour l’intrusion du tournage de La Dolce vita (1960) de Fellini dont il reconstruit l’atmosphère en extérieur jour /Fontaine de Trevi avec la complicité de Marcello Mastroianni et Fellini. L’intertexte du film abonde en références cinématographiques qui appellerait une recension exhaustive.

« Nous voulions changer le monde mais c’est le monde qui nous a changés » conclut Nicola avec amertume. Les trois protagonistes tirent ce même constat d’échec. Leurs ratages sont le sel de la comédie satirique et reconduisent les ratés de l’histoire de l’Italie tandis que la réussite financière de Gianni traduit sa compromission, l’abdication de ses idéaux au profit d’un confort bourgeois matérialisé par la piscine dans laquelle il achève son plongeon à la toute fin du film. Le riche est le plus seul au monde. « Il n’y a pas de nostalgie heureuse, que des nostalgies tristes ».

Titre original : C’eravamo tanto amati

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Durée : 124 mn


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