Nos années sauvages

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Fantasque, sensuel et poétique, « Nos années sauvages » reste aujourd’hui l’un des meilleurs films de son auteur.

« J’ai situé l’action en 1960 parce que c’était une époque optimiste. Et je voulais lancer le film sur le lancement de la mission Apollo, avec le premier astronaute marchant sur la lune, et puis faire démarrer l’histoire d’amour en même temps. (1) »
L’écriture d’une cinquantaine de scénarios (chiffre revendiqué par le cinéaste, qui n’est officiellement crédité que d’une dizaine) entre 1982 et 1987 – drames, comédies romantiques, films de kung-fu et de gangsters (genre très en vogue à Hong Kong suite au succès considérable des Syndicats du crime de John Woo en 1986-87) – ouvre à Wong Kar-wai les portes de la réalisation. Produit par Patrick Tam, pour qui il avait notamment écrit Final Victory (1986), une sombre comédie mafieuse qu’il considère comme son meilleur scénario, son premier film, As Tears Go By sort en 1988. Il y prend à contre-pied les codes du genre en faisant de ses gangsters des délinquants juvéniles aux réactions pulsionnelles inspirées à la fois par la vision du Mean Streets de Martin Scorsese (un film qui l’a profondément marqué) et les personnages croisés lors de ses propres pérégrinations dans des bars mal famés quelques années auparavant. Le film déstabilise le public hongkongais, qui le reçoit tout de même correctement, et séduit la critique. Il connaîtra également un beau succès en Corée et à Taïwan.

C’est sur ces bases que se met en place le projet Nos années sauvages. Sous couvert de tourner un film noir tous publics situé dans le Hong Kong des années soixante, Wong se voit confier un important budget et mettre à disposition six des plus grandes stars hongkongaises du moment. Il envisage un diptyque. Seule la première partie verra le jour. Sortie en salles en 1990, elle constitue la totalité du film que nous connaissons aujourd’hui. Le désastre commercial qu’elle va représenter précipitera l’interruption du tournage au tiers de la seconde et sa mise au placard. Sa dimension contemplative très affirmée tout comme sa manière elliptique de conduire le récit rebutent le public hongkongais en déjouant ses attentes. Inachevé, fulgurant, porté par un titre invitant à l’excès et à la révolte, Nos années sauvages va largement contribuer à l’édification de l’image d’ « auteur à l’européenne » de Wong Kar-wai (parfois comparé à Pasolini, citant lui-même les noms de Godard et Bresson en interview). C’est seulement pour son quatrième film, Chungking Express (1994), que le cinéaste connaîtra les honneurs d’une distribution à l’échelle mondiale (sortie en France en avril 1995). La critique et le public, enthousiastes, suivent. Ses films précédents sont alors montrés, Nos années sauvages une année plus tard, début 1996, soit six ans après sa houleuse carrière hongkongaise. Cette reconnaissance conduira au succès phénoménal d’In The Mood For Love en 2000.

Alors que la figure de Wong Kar-wai se fait, depuis les années 2000, moins présente, plus difficile à appréhender – avec un film, 2046 (2004) qu’à bien des égards on peut qualifier de « monstrueux », un exil américain certes réussi mais pour le moins surprenant (My Blueberry Nights, 2007), quelques participations à des ensembles de courts-métrages (Chacun son cinéma, Eros), des projets qui tardent à prendre forme –, revoir Nos années sauvages rappelle quelle pureté de style le cinéaste avait su imposer il y a plus de deux décennies. A la fois dense, incisif et follement poétique, contemplatif et violent, il enivre par ses appels à la rêverie. Au moment de la sortie française du film, le rédacteur en chef des Cahiers du cinémaThierry Jousse, concluait sa critique par un : « C’est ça le cinéma. (2) » Ca l’est toujours, indiscutablement.

On comprend aisément à la vision du film qu’une telle manière de conduire le récit ait pu désorienter au milieu d’une production hongkongaise pour l’essentiel particulièrement codifiée. Si le personnage de Yuddi (Leslie Cheung, en jeune corps androgyne), petit voyou bourgeois tentant de dissimuler ses tourments sous des airs de libertin, apparaît dans un premier temps comme la figure centrale du film, le cinéaste ne cessera de prendre cette donnée à contre-pied en focalisant son attention suivant les moments sur les deux femmes (Maggie Cheung et Carina Lau, une guichetière-barmaid employée dans un stade de foot et une danseuse aux tempéraments opposés) ou deux autres hommes (un policier rêvant d’être marin croisé par une nuit pluvieuse, un ami désargenté de Yuddi : Andy Lau et Jacky Cheung). Organisant des relais de l’un à l’autre suivant leurs errances identitaires et sentimentales, multipliant les sautes temporelles, et parfois même spatiales, il structure sa continuité autour d’une série de fragments de récit défiant ainsi toute conception ordinaire de la narration.

Cette ambition du cinéaste de vouloir mener ainsi sa barque a pris forme, selon ses propres dires (3), dans la lecture assidue après le tournage de As Tears Go By de romans d’auteurs sud-américains tel que Gabriel Garcia Marquez (Chronique d’une mort annoncée) et surtout Manuel Puig (Heartbreak Tango, Le Baiser de la femme araignée), ainsi que dans son goût prononcé pour le cinéma de Bresson et Godard. « A la fin, dit-il, les émotions n’en ont que plus de force de nous parvenir sous cette forme. (4) » Le mot n’est pas anodin car il s’agit bien pour le cinéaste de chercher à faire ressortir de son film une émotion particulière et purement cinématographique. Une émotion qui prend forme notamment dans l’installation d’un rapport particulier au temps, entre sautes brutales et dilatation extrême. Le premier plan est un travelling avant accroché à la nuque du personnage de Yuddi s’enfonçant dans un couloir du sous-sol du stade où travaille Su Lai-Chun, la jeune femme interprétée par Maggie Cheung. Première rencontre entre deux inconnus et futurs amants : les plans durent, le cadre est serré, le dialogue axé sur la provocation, la tension perceptible. Yuddi promet à la jeune femme qu’elle rêvera de lui. La situation est répétée deux fois, les deux jours suivants. Jusqu’au possible partage d’une minute (« Regarde ma montre », lui dit-il, et ensemble ils regardent défiler la trotteuse durant soixante secondes) qui semble devoir les unir indéfectiblement. C’est sur cet instant de silence qui les montre tous deux regardant dans la même direction que se construit leur liaison. Ces premières scènes ouvrent le désir d’arrêt et de maîtrise du temps travaillant le film et les personnages. Un désir fou ne pouvant susciter que la nostalgie du temps perdu.

« Le Hong Kong de Days of Being Wild est situé dans les années 60, mais la société que montre le film n’a jamais existé comme telle, c’est un monde inventé, un passé imaginaire. (5) »

Pas de reconstitution véritable dans Nos années sauvages, tant le cadre semble ne jamais devoir s’élargir pour accueillir la présence de plus de deux personnages. Si fresque il y a, elle est bien d’ordre intimiste. Et Hong Kong y devient la ville du rêve d’un saisissement du passé, point de jonction sur l’écran entre l’aujourd’hui et l’autrefois regretté. Bref, une vraie ville de cinéma propice à la rêverie, une ville imaginaire traversée par la fuite du temps. La très belle lumière du chef-opérateur Christopher Doyle fait plonger dans une vision mélancolique de la jeunesse qui va s’incarner dans l’histoire de Yuddi, celle sur laquelle le cinéaste va donner le plus de détails, entre impossible quête de sa mère véritable résidant aux Philippines (et qui refusera finalement de le recevoir) et obsession de la retrouver dans des relations amoureuses presque toutes sans lendemains. Toute la ville se trouve imprégnée des émois amoureux des personnages, toujours empreints de tristesse et de déception. Les cadres extrêmement composés de Wong (que l’on a pu accuser d’être excessivement maniériste) dessinent, à la manière de cette magnifique séquence qui voit se rencontrer sous une pluie surréaliste l’amoureuse déçue Su Lai-Chun et un taciturne policier patrouillant de nuit, dessinent une chorégraphie dont l’intensité fait que communiquent ainsi corps et décors. Une forme de mise en scène qui deviendra par la suite un véritable trait de caractère du cinéaste, presque une marque de fabrique.

Le dernier plan pousse cette logique jusqu’à l’excès. On y découvre un personnage nouveau (interprété par Tony Leung), dont on ne sait rien. D’apparence distinguée, tout d’abord assis sur un lit, il se lève, sort un pègne, se recoiffe. La caméra, soutenue par la musique, bouge très lentement, sans jamais s’arrêter. Cet homme devait occuper une place centrale dans le récit de la seconde partie, qui ne vit jamais le jour. Il semble rétrospectivement anticiper le personnage que jouera le même acteur près de dix ans plus tard dans In The Mood For Love. Ce film qui entretient  avec Nos années sauvages un lien fort : même intérêt pour les années soixante (correspondant à l’enfance du cinéaste), même sensualité dans le filmage, même chorégraphie de la mise en scène. Dans ce plan d’une intensité phénoménale, c’est M. Chow qui apparaît pour la première fois.

 

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(1) Entretien avec Bérénice Reynaud, Cahiers du cinéma n°490, avril 1995, p 37

(2) Thierry Jousse, « Boy meets girls », Cahiers du cinéma n°500, mars 1996, repris dans L’état du monde du cinéma, Petite anthologie des Cahiers du cinéma, p 231

(3) Il en fait mention dans un entretien avec Michel Ciment publié dans Positif n°410, avril 1995

(4) Ibid., p 43

(5) Entretien avec Bérénice Reynaud, p 39

Titre original : A Fei jing juen (Days of Being Wild)

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Durée : 94 mn


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