Gene Kelly a une personnalité contagieuse. “Danseur, il aime exprimer les ambiances et les états d’esprits les moins gratuits : l’exaltation amoureuse bien-sûr, comme tout le monde, mais plus souvent la nostalgie, la solitude, le désespoir. On ne peut lui reprocher cette vigueur, ce poids. Moderne avant tout, il veut les devoir à Martha Graham, pour qui la danse est plus reptation qu’envol, à Michael Kidd qui est, comme lui, la force musclée d’avantage que la grâce ailée et qui confie à de véritables acrobates des chorégraphies athlétiques.” (R. Tailleur, “Gene Kelly”, in Cinéma 59, n°39, août-septembre 1959, p. 62). Kelly sous la pluie… cela tient du miracle visuel. L’utilisation de l’eau efface les limites, dissout toute solidité de l’espace, éclabousse les lignes du corps de sorte que la danse devient un pur jaillissement de force : c’est une jouissance qui embrouille tout l’environnement corporel. La danse n’est plus prisonnière de ses règles et commence une nouvelle aventure : surprendre le corps. Il y a comme un laisser-aller, un « lâcher corps » qui replace l’affect émotionnel au premier plan, permettant enfin aux sentiments de s’exprimer, de déborder. Car c’est après avoir raccompagné la femme qui fait vibrer son coeur, qu’éclate ce moment d’exception. La pluie, qui pourrait être synonyme de tristesse, est ici la marque des larmes de joie que pourrait verser Don/Kelly. Mais de toute façon il ignore la pluie, car le soleil de l’amour brille dans sa vie : les sentiments transforment la réalité et la rendent plus belle, tout se résume à une question de perception, d’état d’esprit. Une fois Kathy rentrée chez elle, Don demande au chauffeur de taxi qui l’attend de partir : ce moment n’appartient qu’à lui, il a besoin de solitude pour qu’exulte à son paroxysme ce nouveau bonheur. La pluie, c’est le rythme de la danse, la neige aurait été un long sommeil.
Dans Escale à Hollywood, il s’endort au son de la voix de Clarence (Frank Sinatra) qui lui chante une berceuse, et se réveille en position fœtale. Dans ce même film, il vit une drôle d’expérience avec Tom et Jerry : Kelly est un clown, c’est à dire un adulte qui joue à l’enfant, ce qui lui permet de s’établir dans le monde du dessin animé sans que cela ne choque personne. Il est à sa place dans cet univers fantaisiste, son coeur est resté celui de l’enfant qu’il était, s’émerveillant devant toutes choses comme si c’était la première fois. Resté seul à l’extérieur du restaurant mexicain après le départ de Clarence, Joseph (Gene Kelly), en proie aux remords, retrouvera le sourire grâce à une danse avec une petite fille : l’innocence l’emporte sur tout, rien n’est grave tant que l’on continue à prendre la vie du bon côté. Il invite la petite mexicaine à une valse musette, puis, le rythme se faisant plus rapide, lui offre une démonstration de claquettes au milieu des castagnettes où tout est prétexte à transformation : deux bougies deviennent l’image d’un violon, puis bâtons pour percussions en tapant sur des pots en terre, un vase est pris pour une trompette… Le monde de l’enfance montre les choses derrière les choses et métamorphose les concepts. Le ballet Casse-Noisette avait déjà exploité tout cela en d’autres temps… Il saute à la corde, frappe dans ses mains, refait danser la petite sur la place déserte ; les plans d’ensemble nous les montrent seuls, comme isolés du monde par la magie de ce moment si particulier. Lorsque Joseph s’en va, quelques personnes reprennent doucement possession des lieux : le spectacle est terminé, la vie peut reprendre son cours habituel.
Comme le corps des enfants, le sien est l’occasion de se déguiser, de jouer à être un autre : dans la séquence “Be a Clown” de The Pirate (1947), Gene Kelly revêt, avec Judy Garland, un costume de clown, effaçant sans soucis son statut d’adulte . Dans Chantons sous la pluie (1952), il s’amuse avec les gouttes d’eau comme un enfant espiègle et désobéissant : peu importe d’avoir les vêtements mouillés, le nez qui coule et les pieds au froid, ce moment d’amusement vaut tous les désagréments du monde. C’est un bonheur dans l’instant qui ne se préoccupe pas des conséquences, l’avenir n’existe que dans la seconde d’après. Son jeu sous la pluie aurait pu nous émerveiller encore longtemps si un policier, symbole de l’autorité et par là-même du père castrateur, ne stoppait cet élan de joie. Kelly joue alors à être un adulte... et repart tranquillement chez lui, laissant dans nos mémoires un grand moment d’émerveillement.
À présent, vous pouvez comprendre. Devenue adulte, je garde au corps la mémoire de ces instants magiques et intemporels qui ont fait de moi une femme au cœur d’enfant. J’entends encore les musiques et je vois chaque image avec une troublante précision. Si le cinéma me fait vibrer aujourd’hui avec une telle intensité, c’est en grande partie grâce à Gene Kelly…