Mektoub My Love : Canto Uno

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Premier chant d´une grande fresque familiale, ce nouveau film d´Abdellatif Kechiche est une ode naïve, sensuelle et radicale à l´hédonisme collectif et à la beauté des regards.

Il y a des films qui ne partent pas gagnants. Des films qui, en nous imposant un regard bien spécifique, risquent à tout moment de nous en faire sortir. Mektoub my Love : Canto Uno, premier volet d’une saga familiale dont la suite est encore à venir, est de ceux-là. Il faut en effet voir à quel point Abdellatif Kechiche ancre ici son récit de plus de trois heures au sein d’un seul et même regard : celui d’Amin, aspirant scénariste, revenu à Sète passer ses vacances d’été près de sa famille et de ses amis, qui est aussi – et surtout – celui de Kechiche lui-même. Très rapidement, on se rend compte que ce dernier y filme les corps féminins de manière insistante voire gênante, penchant sa caméra vers les paires de fesses exhibées par les mini-shorts de ses jeunes actrices, détournant son cadre de manière à pouvoir filmer n’importe quelle courbe féminine. Il devient l’auteur d’un male gaze envahissant, ce regard masculin que Laura Mulvey a dénoncé et combattu dans les années 70 en soulignant, à juste titre, son omniprésence au sein du paysage artistique et médiatique. Mais si Kechiche incarne ce réalisateur imposant son regard d’homme par le biais de son cinéma, c’est qu’il s’attarde, justement, à transmettre son propre regard en étant bien conscient de ne représenter que le sien, jusqu’à en faire le sujet caché de son film. C’est ce qui différencie le male gaze de Kechiche de celui, inconscient et nocif, de n’importe quel film prétendant représenter universellement le monde en montrant, en vérité, celui-ci uniquement du point de vue de l’homme : le regard masculin a ici du sens. Car Kechiche ne cherche en aucun cas à retranscrire un quelconque regard universel (ce serait maladroit de sa part) ni à réparer les errements d’une industrie où l’égalité des chances entre les sexes est aux abonnés absents (ce n’est pas son rôle), mais simplement à donner sa vision du monde, aussi personnelle qu’excluante soit-elle, par le prisme d’un jeune adulte autour duquel gravitent corps et désirs.

Sans interruption

Dès la première scène du film, l’idée de la retranscription d’un regard de cinéaste nous est donnée : Amin y surprend son cousin, Tony, en plein ébat amoureux avec Ophélie. En entendant les étreintes torrides des deux amants, il finit par les observer très furtivement par la fenêtre comme un vulgaire voyeur. Fasciné tout en étant mal à l’aise, Amin respecte leur plaisir et n’ira sonner qu’une fois qu’ils aient joui tous les deux. Il s’agit ici pour Kechiche d’exprimer ses intentions et sa démarche vis-à-vis de ses personnages (féminins notamment) qui vaudra pour le reste de Mektoub my Love. Par la façon dont Amin observe et n’interrompt pas les deux amants avant de décider à entrer en scène, Kechiche, de la même manière, observe ses personnages comme un voyeur et s’efface systématiquement face à leur toute puissance, ne les interrompant que lorsqu’il devient nécessaire de passer à la séquence suivante. Il les laisse jouir, parler, s’exprimer, s’amuser, jusqu’à étirer ses scènes sur des durées totalement déraisonnables. Des blocs de quinze à vingt minutes s’enchaînent et forment un ensemble de capsules temporelles qui, mises bout à bout, composent une fresque hédoniste dont l’ininterruption systématique devient vectrice d’émotion. Et si cette tendance à étirer les scènes a toujours été présente dans l’oeuvre du cinéaste, elle est ici exacerbée au point qu’elle finit par provoquer des sensations nouvelles. Le naturalisme habituel du cinéma de Kechiche, celui cherchant à capter une forme de beauté-vérité ancrée dans un milieu social bien défini, laisse ici la place à une poésie insaisissable et nouvelle, détachée d’un contexte spécifique pour lorgner à plusieurs reprises vers une certaine grâce malickienne. Comme son homologue texan, l’extase de Kechiche pour tout ce qui nous entoure, de l’accouchement d’une brebis à de simples jeux à la plage, nous contamine.

Seul sur la plage

Il est cependant possible de passer complètement à côté de Mektoub my Love, la faute sans doute à la radicalité d’une démarche qui a tendance à ostraciser les spectateurs ayant un regard sur le monde différent à celui mis en scène ici. Chanceux ou chanceuse sera donc celui ou celle qui pourra alors pleinement s’y retrouver. Car lorsque cela arrive, l’expérience n’a plus de prix : une fois entraîné dans la danse hédoniste du film, impossible d’en ressortir. Face aux séquences d’anthologie qui s’enchaînent, on se surprend à ne jamais vouloir partir de là, à ne jamais vouloir quitter ces protagonistes, cette discussion sur le bord de la plage entre Amin et Ophélie, cette première soirée dans le centre de Sète, cette séquence effrénée en plein coeur d’une boite de nuit. On se met même à avoir envie de parler à la première personne pour évoquer ce film tant il parvient à faire ressurgir des souvenirs que l’on croyait perdus. Comme Amin, jeune cinéphile, à la fois intégré et légèrement en retrait de sa bande d’amis, ayant grandi dans une province ensoleillée, j’y repense à un festin entre amis, une après-midi sur les berges d’un lac, une journée à regarder des films dans le noir alors qu’il fait un temps magnifique dehors, une tentative de drague pas vraiment remarquée, un détour à la ferme voisine, des balades en vélo et, surtout, à un regard d’adolescent à la fois fasciné et détaché posé sur ces jeunes femmes et ces jeunes hommes qui ne pensent qu’à s’amuser. On en sort revigoré, convaincu du besoin de revenir à l’essentiel, au plaisir de vivre dans ce qu’il a de plus pur et d’anodin. Kechiche le transmet dans Mektoub my Love avec une ambition aussi épurée que radicale, toujours avec fascination et respect, sans condescendance ni démagogisme, jusqu’à transformer un tableau du quotidien en fresque mythologique. Tout cela donne le tournis à qui s’y retrouve.

Titre original : Mektoub My Love : Canto Uno

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Durée : 177 mn


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