Construit dans un entre-deux temporel, juxtaposant sa vie au sein de la secte et l’après chez sa sœur, le polar nourrit une extrême tension, un basculement incessant entre deux états d’esprits propres à Martha, bien plus qu’il ne joue d’une progression scénaristique qui aboutirait sur un climax, ou encore d’une rencontre entre ces deux univers. Si les deux environnements sont en apparences opposés, une vieille ferme remplie de ses nombreux occupants versus une belle maison bourgeoise où un couple de yuppies tente de remplir l’espace le temps des vacances, l’esprit confus de la jeune femme finit par les entremêler. La verdure entourant les bâtisses, la proximité d’un étang et l’isolement quasi complet des deux lieux permet au réalisateur de basculer visuellement, sans rupture marquée, d’un espace à un autre.
Ce va et vient permet de mieux comprendre les réactions du personnage, qui communique malgré elle les restes traumatisants de cette expérience. Le titre à rallonge du film n’est en rien une coquetterie, mais bien l’illustration de la multiplicité des identités du personnage de Martha, re-baptisée par le chef de la secte, accumulant les prénoms comme autant de pertes de repères. De retour dans un environnement familial « normal », la jeune femme traîne avec elle les reliques de son endoctrinement, qui surgissent confusément de son esprit en bribes d’opinions pré-enregistrées, réflexes de conditionnement.
À ce titre, le traitement du récit par épisodes de sa vie dans la secte, régie par le travail de la terre, par une volonté d’auto-suffisance la conduisant à un isolement total, par les interdictions au développement de toute individualité, de tout mouvement contraire à l’avancée du groupe, est pertinent. Les scènes de sexe forcé suggérées par des ellipses, où des jeunes femmes découvrent le « maître » lors d’une nuit passée sous drogue, sont glaçantes, et renforcent l’impression de danger, de menace qui pèse sur le présent de Martha.
L’intérêt majeur du récit ne tient pas tant au doute que le spectateur peut développer sur la santé mentale de l’héroïne, qui croit que les membres de la secte la poursuivent, mais plutôt de l’extrême précision de l’agencement des scènes, relevant d’un puzzle mental. Chaque épisode vécu chez sa sœur renvoie à un trauma, jusqu’à ce que les espace-temps en deviennent flous. La rigueur du scénario ainsi qu’un découpage extrêmement précis permettent au cinéaste de faire naître le suspense sur cet unique basculement, et sur le trouble de sa réalité. Lors d’une scène, le cinéaste opère ce passage le temps d’un travelling sur un lac, où Martha part se baigner, semant le doute dans notre esprit. Étions-nous juste avant dans la ferme où vit la secte ? Ou bien sur le fronton avec la sœur de Martha se baignant en compagnie de son mari ?
Le film fonctionne tout entier sur cette retenue, cette instabilité temporelle et mentale du personnage à un refus d’action et de violence explicite. Si la menace est omniprésente, flottant autour du personnage de Martha, elle est presque toujours intériorisée, diffuse, n’en devenant que plus inquiétante. La scène où le maître de la secte (effrayant et toujours parfait John Hawkes) interprète " Marcy’s Song " de Jackson C. Frank, splendide balade mélancolique, reste un des rares moments de douceur du film.