The Artist is Present documente sa rétrospective au Museum of Modern Art à New York en 2010. La question de l’exposition pour un artiste qui ne s’exprime quasi uniquement que par la performance, soit dans son cas l’action éphémère, la mise en scène et à l’épreuve de son corps comme œuvre, est toujours problématique. Figure historique de la performance, Abramović est connue pour sa réflexion autour de la transmission de celle-ci. Au-delà des seuls documents (film ou vidéo, photo, texte, traces diverses…) qui ne peuvent permettre d’accéder réellement à l’œuvre, l’artiste n’hésite pas à faire rejouer ses performances et celles d’autres artistes (2). Cette exposition sonne alors comme un moment de reconnaissance personnel dont Marina Abramović va s’emparer pour continuer son travail de légitimation de la performance : « Pour moi, ça me permet d’ouvrir la performance au grand public ». Trois mois durant, aux côtés de photographies et films présentant d’anciennes œuvres, elle va faire rejouer par de jeunes performers quelques pièces maîtresses de sa carrière : ces œuvres données une fois, parfois plusieurs, mais de courte durée (au maximum quelques heures) et touchant donc une audience assez limitée, vont alors pouvoir être vues quotidiennement dans des salles d’exposition. D’événement ponctuel, la performance se fait œuvre vivante à exposer (3).
Mais surtout, Matthew Akers s’attache à décrire la mise en place de l’œuvre maîtresse de la rétrospective : The Artist is Present montrant Marina Abramović assise au centre d’une salle et accueillant en silence les visiteurs sur une chaise face à elle, trois mois durant, tous les jours aux heures d’ouverture de l’exposition. L’œuvre fit le succès de l’exposition (près de 800 000 visiteurs) et fut beaucoup relayée par les médias. Le film prend le temps de réinscrire The Artist is Present dans la carrière de l’artiste. De 1981 à 1987, Abramović et Ulay donnèrent à plusieurs reprises Nightsea Crossing, où le couple était assis face à face de part et d’autre d’une table, en silence de longues heures durant. Si le dispositif, minimal, pouvait laisser dubitatif, Ulay évoque dans son témoignage la difficulté physique d’une telle pratique, la douleur d’une trop longue immobilité qui le poussa à interrompre la performance, ce qui précipita sa séparation d’avec Marina – on peut d’ailleurs ici un peu regretter la spectacularisation de la vie privée d’Abramović par le film, ce qui dessert les deux plus qu’autre chose.
« L’artiste doit être un guerrier »
The Artist is Present est ainsi une épreuve que s’impose l’artiste, une épreuve à l’apparence douce et inoffensive, mais finalement peu éloignée de l’une de ses plus violentes performances : dans Rythm 0 en 1975 à Belgrade, Abramović met à disposition des visiteurs des instruments qui peuvent provoquer du plaisir ou de la souffrance qu’ils peuvent, six heures durant, utiliser sur le corps de l’artiste. L’œuvre, la performance agit comme un révélateur. On a eu beau traiter l’artiste de folle ou de dégueulasse (4), elle ne fait au final que dévoiler les maux du monde et de l’homme. Cette idée de l’artiste comme un miroir – un grand classique de l’Histoire de l’art – est au cœur de la performance du MoMA. Au cours de l’exposition, Abramović confie : « Quand ils sont en face de moi, il ne s’agit plus de moi. Très vite, je suis le miroir de leur propre ego ». On voit alors le défilé des visiteurs face à l’artiste : qui ressort étrangement apaisé, qui s’effondre, qui la défie, qui se sert de la performance pour se faire remarquer…
Avec sa performance, Abramović disait vouloir « créer une immobilité au milieu de l’enfer », soit au cœur d’une ville où tout est mouvement et flux perpétuel, créer un dispositif à même de ralentir le temps et les hommes. The Artist is Present est un temps d’arrêt, une bulle au sein de l’espace clos du musée. Le documentaire ne cherche pas à rendre l’expérience de l’œuvre – la coprésence avec l’artiste n’est pas transmissible, elle se vit ou pas – mais vient montrer comment celle-ci peut exister et ses effets réels autour d’elle. Et ses effets sont aussi phénoménaux que dévastateurs, l’œuvre d’Abramović devenant le miroir déformant de la société à l’heure de l’ultra-communication. D’un engouement raisonnable de la part du monde de l’art et des médias, l’exposition fait vite boule de neige et devient victime de son succès : tout le monde voulant son quart d’heure d’Abramović bien à lui, ce qui forcera le musée à devoir repenser son fonctionnement. Il est ainsi terrible de voir les gens se bousculer pour arriver le premier, faire la queue des heures durant, camper devant le musée, prendre leur ticket pour faire la queue, piquer des crises d’hystérie s’ils n’ont pu la voir, photographier l’artiste non plus comme une bête de foire – comme elle pouvait être considérée avant – mais comme le dernier phénomène à la mode. Au-delà de la performance, c’est un vaste mouvement social que lance, involontairement, l’artiste : là où les gens sont prêts à faire la queue pour des soldes, elle parvient à créer une attente gratuite, pour de l’art, où aucun échange monnayable – si ce n’est celui du droit d’entrée à l’exposition – ne sera produit.
« La performance devient la vie elle-même »
D’évènement quasi confidentiel dans les années 1970, la performance, par sa présence dans une grande institution, est devenue une action visible et commentée au cœur des médias (5). La télé américaine n’hésite alors pas à comparer le travail et l’engagement de toute une vie – quoi qu’on puisse penser du résultat, le travail et l’engagement sont bel et bien là – à la provocation factice, organisée et marketée de Lady Gaga, avec une nette préférence pour la fossoyeuse de la pop. Ne se doutant vraisemblablement pas des conséquences de son geste, l’artiste est rattrapée par une marchandisation outrancière et ravalée au rang de star face à ses groupies hystériques, se voit applaudie à tout rompre à la fin du concert, pardon de l’exposition ou lors des retrouvailles en public avec Ulay après vingt années de brouille. Applaudissements gênants et en contre-sens avec l’œuvre qui finissent par apparaître comme autant de coups de couteau. Il ne faut pas s’y tromper, Marina Abramović ne maîtrise pas tout, mais elle n’est pas dupe ; elle n’est pas victime du système, mais au cœur de lui. Elle ne se doute pas de l’ampleur du phénomène qu’elle va déclencher, mais en assume les conséquences. Les réactions démesurées des médias et du public à The Artist is Present ne sont alors que l’extension de celles reçues à l’occasion de Rythm 0, lors de laquelle les vêtements de l’artiste avaient été déchirés, sa peau lacérée, un pistolet braqué sur sa tempe provoquant une bagarre dans le lieu d’exposition. L’artiste donne à nouveau l’occasion au public de s’exprimer, mais avec quarante ans de carrière, une reconnaissance institutionnelle et une réelle compréhension du système médiatique.
Il n’est pas certain que Marina Abramović: The Artist is Present convainque les indécis et les réfractaires à la performance ou à cette artiste. Il n’est pas sûr qu’il parvienne à rendre compte de cette performance en elle-même. Mais, à l’insu du réalisateur, Marina Abramović s’est emparée du documentaire pour en faire une instance de représentation et une arme. Plutôt que la performance en elle-même, il se concentre sur les effets qu’elle produit. S’il ne permet peut-être pas totalement de comprendre et connaître le travail d’Abramović, il montre sans doute avec clarté les raisons qui poussent l’artiste à entreprendre ses actions. Comme elle, le documentaire dresse ainsi le portrait d’un monde particulièrement effrayant dans lequel l’artiste apparaît comme un foyer de résistance.
(1) En bien ou en mal, l’essentiel est qu’on parle de vous, Marina Abramović a ainsi autorisé Sex & The City (un épisode de la saison 6) et Dr House (l’ultime épisode de la saison 7) à rejouer et adapter à leur scénario deux de ses performances, au risque de voir son travail tourné en dérision par les séries.
(2) Lors de sept soirées en novembre 2005 au Guggenheim Musem de New York, elle rejoua avec Seven Easy Pieces sept pièces historiques des pionniers de la performance des années 1970.
(3) La présentation de la performance sous forme d’exposition (et non plus la présentation de documentation de performances ou d’installations créées à partir d’elles) semble être une mouvance générale en ce début de XXIe siècle, qu’on pense au travail de Marie Cool et Fabio Balducci ou à celui de Tino Sehgal qui exposait au même moment en 2010 au Guggenheim Museum de New York. On peut voir en ce moment une performance étonnante de Sehgal dans l’exposition This is a Special Backout Edition à la Kadist Foundation à Paris jusqu’au 16 décembre.
(4) Dans When Marina Abramović Dies, A Biography (Cambridge, MIT Press, 2010), James Westcott écrit à propos de Rhythm 0 : « Les critiques – incluant sa mère – disaient toujours à Abramovic que les artistes de la performance étaient des masochistes malsains, obsédés par l’idée de s’infliger des douleurs physiques. Ainsi, dans Rhythm 0, à la Galleria Studio Mora à Naples au début de 1975, elle a décidé de ne rien faire et de voir ce que le public ferait à sa place. », p.73.
(5) Elle a même eu droit à sa transcription en un parodique jeu vidéo par le créateur Pippin Barr : The Artist is Present (trois heures de jeu, toujours pas assis devant Marina et un abruti m’a piqué ma place dans la queue !).