Entretien avec Marian Crisan, réalisateur de Morgen

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Après un court-métrage remarqué (Megatron, sacré à Cannes en 2008), Marian Crisan passe au long avec Morgen. De passage à Paris, il revient avec nous sur son travail et fait le point sur l’état du cinéma roumain.

Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a conduit à réaliser Morgen ?

A l’origine du projet, il y a ce fait-divers que j’ai repéré dans un journal local : l’histoire de deux immigrants arrêtés par la police alors qu’ils tentaient de passer la frontière par un canal gelé. Cette histoire est restée dans ma mémoire et a suscité des questions : que faisaient-ils à cet endroit ? Où essayaient-ils de se rendre ?

Le thème de la frontière est très important dans votre film.

Elle m’intéresse et se retrouve dans le film parce que l’histoire se déroule dans une petite ville, Salonta, dans laquelle j’ai grandi et qui se trouve près de la frontière avec la Hongrie. La frontière a toujours fait partie de notre vie. Dans les années 80, elle était tenue par l’armée. Le rapport à l’immigration était différent. Il y avait des gens qui tentaient de fuir le régime communiste. A Salonta, il y a beaucoup d’histoires et de légendes qui racontent ces tentatives. Certaines sont vraiment tragiques, d’autres plus drôles. Dans les années 90, avec la fin du régime, les choses ont changé. Les frontières se sont un peu ouvertes. Les gens passaient certains produits en contrebande, comme de l’essence ou des cigarettes, ce qu’ils font en somme partout où il y a une frontière. Depuis 2007 et l’entrée dans l’Union Européenne, il y a une ouverture plus importante. Ce qui est un peu étrange, c’est que la séparation n’existe plus vraiment pour nous, mais uniquement pour les immigrants. C’est une frontière paradoxale, invisible, qui n’existe pas de la même manière pour tout le monde. Aujourd’hui, des milliers de personnes cherchent à rejoindre l’Ouest en passant par la Roumanie et la Bulgarie. C’est une question très importante et je ne pense pas que l’on puisse la résoudre simplement en mettant deux policiers pour les arrêter.

Vous montrez une réelle sympathie pour des personnages dont la vie se trouve contrariée par cette frontière…

C’est qu’elle fait partie de leur vie. Il y a par exemple ce personnage qui va pêcher chaque jour de l’autre côté de la frontière. Les gens se trouvent par ailleurs régulièrement en contact avec des immigrants. Près de Salonta, il y a un endroit qui semble presque avoir été conçu pour passer la frontière illégalement. Géographiquement parlant, il convient parfaitement. Pendant les repérages, plusieurs personnes m’ont dit avoir hébergé un clandestin en attendant qu’il puisse passer de l’autre côté la nuit tombée.

L’idée de cette frontière invisible fait penser à la fin du film de Renoir, La Grande Illusion : les personnages la franchissent sans s’en rendre compte. L’avez-vous vu ?

Je l’ai vu il y a très longtemps, mais c’est la même idée. Vous ne pouvez pas voir la frontière, mais vous pouvez la traverser. Dans le fond, cela n’a pas  d’importance. J’ai cherché à donner le sentiment que le personnage ne sait pas vraiment où il est, ni dans quel pays il se trouve, juste qu’il veut aller en Allemagne, vers l’Ouest.

Que signifie pour vous l’opposition entre les deux policiers dans la première scène ?

Cela traduit une certaine manière de voir les choses, qui veut qu’à l’Ouest les gens ont tendance à être plus disciplinés, à vouloir absolument respecter les règles. Il y a la loi et il faut s’y tenir. Mais je pense que la Roumanie a une mentalité différente, plus balkanique, plus à l’Est. Il y a l’idée qu’on peut négocier. Quelqu’un en France m’a raconté que cela correspond exactement au sentiment qu’il a eu au moment de passer la frontière : les Hongrois plus durs, et les Roumains plus souples… Dans le film, cela crée également une tension qui permet de capter l’attention.

Humour et cruauté coexistent dans votre film. Comment avez-vous trouvé ce ton particulier ?

Je n’ai pas juste cherché à faire rire. J’ai surtout voulu jouer avec la réalité en donnant de la liberté aux acteurs et en laissant les actions se développer. Quand on regarde une scène qui dure un certain temps, une scène banale avec des gens dans la rue ou qui mangent, on se met à trouver qu’ils ont des attitudes ou des gestes bizarres. C’est assez drôle. J’ai voulu donner l’impression que tout n’est pas entièrement fabriqué par moi, dans le scénario, mais que quelque chose d’autre s’est passé.

 


Pourquoi avoir choisi de tourner en Scope ?

Je voulais donner au film un style un peu western, jusque dans la façon de cadrer les héros. Avec mon chef opérateur, nous avons tout de suite choisi le Scope parce que nous voulions une image aussi large que possible. Avec ce format, les hommes sont ancrés dans leur terre et la ligne d’horizon renforce leur solitude. Le film comporte très peu de gros plans, nous avons surtout fait des plans larges dans les champs, et il fallait mettre en valeur les routes et la nature.

Selon vous, il existe « un lien agréable et mystérieux entre le nouveau cinéma roumain et le néoréalisme italien »…

Je me sens proche de ce cinéma, surtout au niveau de la production. Quand de nouvelles « vagues » apparaissent – et c’est le cas aujourd’hui en Roumanie – cela ne passe pas seulement par les réalisateurs, mais aussi par les producteurs. Quand vous êtes limités financièrement, que vous n’avez pas d’argent pour les décors, les costumes ou les effets spéciaux, alors vous partez du réel… Au départ, le réalisme est un choix de production : les décors sont déjà là, les costumes sont déjà la… Mais nous avons aussi un nouvel appétit pour le réel parce que nous n’avions pas l’opportunité de faire ces films auparavant. Dans les années 80, le cinéma roumain n’était pas vraiment libre, il versait soit dans la propagande, soit dans une dimension symbolique, métaphorique… Depuis dix ans environ, nous pouvons raconter nos histoires comme nous le désirons. Beaucoup de films issus de la nouvelle vague roumaine s’inspirent d’articles de presse, comme à l’époque du néoréalisme italien. Pour écrire, nous nous appuyons sur une scène vue, une nouvelle entendue. Nous ne créons pas de fiction pure… Par ailleurs, la Roumanie est en pleine reconstruction culturelle, comme après une guerre… Nous devons renaître après la période communiste.

Morgen est produit par Mandragora, une société fondée par Anca et Cristi Puiu (réalisateur de La Mort de Dante Lazarescu). Comment les avez-vous connus ?

Je préparais un court-métrage (Megatron) et je peinais à obtenir une aide du CNC. J’en ai parlé à des producteurs plus âgés, qui possédaient leur propre société – j’en avais une aussi, mais plus petite. En 2007, j’ai rencontré Anca Puiu,qui s’intéressait au script. Nous l’avons financé ensemble, et ce fut une belle expérience pour un court-métrage. Ils m’ont beaucoup aidé, car ils avaient déjà un nom et une réputation, alors que je débutais à peine. Anca, Cristi et Bobby (Paunescu) sont des gens attachants, de vrais passionnés de cinéma et surtout des producteurs qui encouragent la création : ils laissent une grande liberté aux réalisateurs. Nos films sont forcément reliés, puisqu’ils présentent tous notre vision personnelle de la réalité. Nous cherchons à défendre un propos, pas seulement divertir.

Comment Morgen a-t-il été reçu en Roumanie ? Avez-vous montré le film aux habitants de Salonta ?

Le film est sorti en octobre dernier, il a été plutôt bien reçu. Nous avons obtenu un succès comparable aux autres productions de la « nouvelle vague roumaine ». Puis nous avons monté un cinéma itinérant, avec une caravane. Nous avons sillonné la campagne, mais aussi Bucarest, car la distribution n’est pas toujours facile : les vieilles salles sont fermées, ou n’ont pas le matériel suffisant. Du coup, nous nous déplacions d’un lieu à l’autre. Nous avons notamment présenté le film dans de nombreux lycées, afin que les jeunes puissent le voir sur grand écran. A l’heure actuelle, nous avons organisé plus de cinquante projections et nous continuons à y prendre plaisir, après trois mois de tournée ! Notre périple a commencé à Salonta. Les gens étaient très enthousiastes, pour eux c’était vraiment spécial. Certains riaient en disant « J’espère qu’on nous voit à l’écran ! » D’autres étaient un peu déçus car une scène dans Morgen n’est pas tournée à Salonta, alors que le film est censé se dérouler là-bas. Ils me demandaient : « Comment osez-vous faire cela ? ». Et moi, je répondais « Allons, c’est un film… Dans un film, on peut dire que c’est Salonta ! »

Avez-vous des projets ? Un autre film en préparation ?

J’ai terminé un nouveau script, et je travaille en ce moment sur le financement. Le film s’appelle « The Iguana » et parle d’un petit groupe de rock en Transylvanie. Ce sera le premier film rock roumain ! Un film rock réaliste !

Propos recueillis à Paris le 31 janvier 2011 par Gildas Mathieu et Josselin Naszalyi


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