Marguerite Duras, entre littérature et cinéma

Article écrit par

Chez Duras, le lien entre cinéma et littérature n’est jamais allé de soi, signe d’une relation contrariée avec ces deux arts.

Retour sur Hiroshima mon amour (dont elle est la scénariste), ou comment le septième art corrobora pleinement ce qu’elle en attendait : exploration de l’écrit, de l’espace et du temps, réconciliés par un langage commun : l’image en mouvement.

Il y a cinquante ans, à l’été 1959, sortait sur nos écrans Hiroshima Mon amour. Après de nombreux court-métrages, premier long pour Alain Resnais et, également, première incursion dans le septième art pour Margueritte Duras. En 1957, René Clément adapte Un barrage contre le pacifique et en 1960 Jeanne Moreau et Jean-Paul Belmondo, les deux stars montantes du moment, incarnent à l’écran les deux personnages de Moderato Cantabile. Ce n’est qu’en 1969, dix ans plus tard, que Duras passe derrière la caméra, apparemment insatisfaite des adaptations que l’on a faites de ses romans. Détruire dit-elle est son premier film. Dans ce « dit-elle » du titre, il y a déjà un peu plus qu’une volonté de ne pas s’éloigner des mots. Peut-être celle d’inclure la forme littéraire comme composante même du cinéma. Le titre est déjà en lui-même une proposition de cinéma, avançant sur un terrain encore rarement (ou très maladroitement) exploré auparavant. Elle avance en tous cas, au moins, vers un compromis du cinéma envers la littérature – ou l’inverse. Duras réalisatrice, ce serait l’oeuvre d’une hybridation réussie entre ces deux arts, et cela, dès Hiroshima mon amour.

Œuvre-relais (Resnais expliquant que son travail se bornait à suivre le scénario, à « trouver l’équivalent d’une lecture au cinéma » ; le film établit une nouvelle exploration du médium, créant d’un plan à l’autre de constants va-et-vient entre passé et présent, faisant du flashback une figure qui se donne à voir autrement), parue en pleine période de débat, aux Cahiers du Cinéma, sur la notion d’auteur d’un film qui, pour le coup, l’abolirait assez pleinement, Hiroshima mon amour n’est pas du cinéma littéraire. Tout du moins pas au sens où l’expression peut parfois être utilisée, pour désigner un cinéma qui s’embourberait dans la langue, trainerait les mots comme un fardeau dont il ne saurait que faire, qui se contenterait de projeter sur la toile l’image de ce que la langue décrit, agissant comme simple illustration aux mots énoncés.

Dans Hiroshima mon amour, quelque chose de plus complexe se joue, la table ronde de Juillet 1959 des Cahiers du Cinéma l’avance déjà. Pour Rivette, Kast, Godard, le film fait déjà date et annonce une rupture, au moins au niveau esthétique. Truffaut et ses 400 Coups lui a volé la vedette au dernier festival de Cannes mais peu importe, le film est là, la qualité aussi, et Resnais s’établit déjà en valeur sûre d’un renouveau du cinéma français. La confirmation ne se fera pas attendre longtemps. En 1962, Resnais sort L’année dernière à Marienbad, autre objet fascinatoire avec travellings en noir et blanc et autre exploration des aléas de la mémoire, celle-ci étant perçue, cette fois, comme une chose figée, statique, qui n’aurait plus la capacité de se mouvoir par le fait même du souvenir.

Un intérêt, une curiosité apparaissent à la relecture des livres de la romancière, 50 ans après la sortie d’Hiroshima mon amour. Une corrélation évidente interpelle, dans l’écrit de Duras et dans le film de 1959, au moins au niveau du rythme. Ce rythme, qu’elle donne à tout un long-métrage et qui est le sien lorsqu’elle écrit,  pourrait trouver origine dans le manque ; un manque, plus particulièrement. Celui d’une image, d’une photo. L’image de «la petite », par exemple, dans L’Amant. « Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. L’objet était trop mince pour la provoquer. […] C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait en être autrement, elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée. Elle n’a pas été détachée, enlevée à la somme. C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur ». Cette image qui manque va se poursuivre, se propager tout le roman durant. Ce déficit d’absolu, cette image qui résumerait un tout, celui de cette jeune fille de 17 ans qui a été mais qui n’est plus justement, dans le roman, révèle l’histoire d’un passage, d’une transition du devenir d’un être en un autre, d’une mutation irréversible, thème traversant toute son oeuvre.

Dans le numéro 128 d’Image et Son, Duras précise, à propos d’Hiroshima, dans un texte  s’intitulant « Resnais travaille comme un romancier » : « Resnais a voulu tout connaître, et de l’histoire qu’il raconterait, et de l’histoire qu’il ne raconterait pas. […] Ce qui est montré est doublé de ce qui n’est pas montré. » La totalité des faits, l’omniscience d’un concepteur sur son histoire, voilà une préoccupation commune aux deux artistes, justement parce que « Resnais voulait, en ne montrant qu’un aspect parmi les cent aspects d’une même chose, être conscient de sa « faillite » de ne pouvoir en montrer qu’une parmi cent. » Cette faillite, elle relève de l’histoire même du cinéma, c’est celle du choix, celle du hors-champ, celle du montage, celle d’une question récurrente : pourquoi montrer la chose sous cet angle-là et pas un autre? Cette faillite, elle renvoie donc, aussi, à celle de l’image manquante chez Duras. L’ellipse, pour Duras et Resnais, figure abondamment utilisée et maniée par eux à travers leurs œuvres, n’est pas contrainte, mais bien au contraire atout, outil même, indispensable à la grammaire de leurs arts. Sur ce terrain là, ils vont se retrouver et exploiter ce langage commun dans Hiroshima, ce qui se révèlera être une des grandes réussites de leur collaboration.

Dans L’Amant encore, page 64 aux Editions de Minuit : « Mes frères ne lui adressent jamais la parole ». En face, page 65 : « Mes frères ne lui adresseront jamais la parole ». Cette répétition, ce glissement présent-futur, pour une histoire passée, voilà un jeu sur le temps que Duras affectionne et qui composerait une forme d’expression comme éprise du langage cinématographique. Le cinéma pourrait paraître à nos yeux comme un discours à appréhender au futur antérieur. « Aura été » pourrait être la forme discursive de tout film, une hypothèse à propos d’un événement déjà passé ou/et une récapitulation, un bilan. Il y a dans l’art de l’ellipse chez Duras une hypothèse qui concorderait assez parfaitement avec une expression cinématographique de la chose. Cette façon qu’elle a de jongler avec des faits donnés, de jongler avec le temps, pour en soutirer la moelle osseuse, c’est aussi la façon de procéder d’un certain cinéma, en tous cas la façon de procéder de Resnais qui, sur Hiroshima, la suit sur toute la ligne. Ainsi ce spasme nerveux de la main de l’amant japonais, immédiatement suivi du même spasme, quinze ans plus tôt, de l’amant allemand, puis d’un contre-champ sur le personnage d’Emmanuelle Riva, d’un seul coup renvoyé à la mémoire, à son propre oubli, à la chose enterrée, enfouie volontairement, et qu’elle va déterrer ici, à Hiroshima, terre où la mort est présente, partout, à la fois « niée et constante, [dans cette] ville-type de l’oubli » (Resnais, Le Monde, Mai 1959).

Duras dit encore : « On a inventé Nevers comme elle (personnage de Riva) doit le voir de l’autre côté du monde ». Une connexion est établie entre la distance géographique et la distance temporelle des faits. Les images de Nevers, celles où l’on arpente ces rues désertes, ne sont pas datables. Sont-elles issues de la mémoire que le personnage s’en fait ou sont-elles celles, actuelles, d’un Nevers dans lequel nous aurions été transportés par le biais de ce personnage? La distance, qu’elle soit de nature spatiale ou temporelle, s’exprime  majoritairement comme relevant d’une perforation dans le passé, percées volontairement insuffisantes dont on nous demanderait de venir combler l’espace laissé béant par cet effet de suggestion. La mémoire n’est plus que ce qu’il en reste, ce qu’il nous en est donné de voir : ses bribes, ses aléas, ses images, comme des flashs pris au temps, ses représentations du manque, d’un absolu, le tout renvoyant à cette structure du récit que Duras affectionne, composée par sauts dans le temps, faisant du passé une composante inaliénable du présent, structure particulièrement visible dans L’Amant où, d’un paragraphe à l’autre, nous nous retrouvons à Tours, après la deuxième guerre, dans l’appartement du frère, puis à Phnom Penh, dans un restaurant, quand elle à 17 ans, avec l’amant, ou encore, 10 ans en arrière, quand elle se faisait poursuivre par une folle dans les rues de Vinhlong.

Scénariste et réalisateur d’Hiroshima mon amour sont donc bien auteurs de ce film, car partageant un langage commun, celui que Deleuze a décrit, expliqué, analysé en long, en large et en travers dans son essai sur le cinéma comme espace-temps. Il y chez Duras cette conscience aiguë de l’espace-temps qui, donc, trouve une caisse de résonance appropriée et à la taille de son écriture dans les bases mêmes du cinéma, ontologiquement parlant. Au milieu de L’Amant, Duras évoque quatre pages durant les époux Fernandez, comme une fulgurance de l’esprit, la résurgence de figurines passées, maintenant disparues, la grâce de Betty Fernandez résonnant avec celle de son amant. Cela ressemble (pratiquement) à du montage. Un montage de deux idées, un montage de deux époques, un montage de deux  lieux, bref, deux espaces-temps qui se rapprochent pour n’en former qu’un seul, une seule et même image, rejoignant alors la théorie que l’on connaît bien maintenant depuis Eiseinstein et le cinéma russe des années 20 (repris par Godard ensuite) : 1+1=3.

Venant confirmer et insister sur le travail de l’un et de l’autre, Hiroshima agit comme une première rencontre heureuse entre cinéma et littérature dans la carrière de Duras, établissant un constant va-et-vient entre ces deux arts. « Le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps », écrit Duras, toujours dans L’Amant. Le personnage de Riva, « aimant le sang depuis qu’ [elle] avait gouté au tien » dans Hiroshima, et ce fleuve, les 7 branches en delta de la rivière Ota, omniprésente dans le bar où elle se confie au japonais, la Loire aussi, à Nevers, tout coule, emporte tout, mémoire, souvenir, oubli, Resnais prenant soin de le retranscrire par l’image, filmant les rues de Nevers et d’Hiroshima à la même vitesse, laissant les divagations de la mémoire se séparer, parfois, en différentes branches, en différentes ramifications rejoignant la forme prise par l’estuaire de l’Ota. Cette constante interpellation de la forme et du fond, entre mot et image,  littérature et cinéma, c’est déjà ce qui était rare à l’époque, en 1959, et c’est ce que Duras réalisatrice cherchera constamment à retrouver dans son cinéma, plus tard, cherchant la voie d’une hybridation peut-être trop utopique de la langue et de l’image, les mettant perpétuellement en contraste, redonnant à l’un et à l’autre leur valeur propre (quand elle filme par exemple des plans fixes d’une chambre et fait parler des personnages par-dessus, 10 minutes durant, dans Baxter, vera Baxter), renouant ainsi avec l’origine de chacun, et leur redonnant tout leur sens. On ne peut que louer la démarche en se replongeant dans son oeuvre de cinéaste et, pour mieux en comprendre les fondements, commencer par l’origine de sa relation avec le cinéma en (re)voyant Hiroshima mon amour, le (re)découvrant à l’occasion de son cinquantième anniversaire.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi