Alexander « Sandy » Mackendrick : un cinéaste sans concessions
Alexander « Sandy » Mackendrick est un réalisateur d’une rare singularité parmi ceux qui comptent dans la génération de l’immédiat après-guerre au Royaume-Uni. Artisan perfectionniste et versatile de neuf longs métrages, il n’aura de cesse d’aborder aucun genre cinématographique à la légère comme un exercice obligé.
La comédie grinçante empreinte d’une ironie satirique ne fait certes pas exception qui aura fait les beaux jours des studios Ealing sous la houlette bienveillante du producteur Michael Balcon comme sa marque de fabrique avec les fleurons insurpassés que sont Whisky à gogo (1949), L’Homme au complet blanc (1951) et Tueurs de dames (1955). Dans ces œuvres de la maturité, un humour noir typiquement british par son côté déjanté et très corrosif sévit et fait mouche comme les fléchettes décochées sur la cible d’un pub anglais.
En 1957, Mackendrick aborde la veine dramatique en signant un film noir dans la plus pure tradition hollywoodienne avec Le Grand chantage qui fustige un peu trop ouvertement la collusion et le cynisme de la presse tabloïd à sensations et du show business. A la fois marquante et déterminante, l’oeuvre, controversée à l’époque de sa sortie, est devenue depuis un classique. Flop public et gouffre financier retentissant, ce brûlot sans complaisance entache de surcroît la profession corporatiste des critiques dont il s’attire les foudres. Le titre anglais « Sweet smell of success » paraît rétrospectivement décalé. Mackendrick essuiera les plâtres de son échec commercial et la production Hill Lancaster le lâchera.
Une carrière cinématographique atypique
Réalisateur à l’ascendance écossaise né à Boston dans le Massachussets en 1912, Mackendrick développe au premier chef une acuité visuelle dans le design publicitaire pour ensuite faire ses premières armes formatrices avec le film de propagande pendant la seconde guerre mondiale. Son fichu tempérament révèle une indépendance d’esprit qui lui vaut un statut particulier dans la profession. Aussi s’accommode-t-il difficilement des compromissions marchandes de l’industrie du film qu’elle soit britannique ou hollywoodienne. A la fin des années 50, les studios de la Ealing mettent la clef sous la porte. Le cinéma britannique a fini de faire rêver dans les chaumières et ses vieilles recettes ne font plus florès. Il est désormais tenu en brèche par l’ère de la télévision qui bat des records d’audience au sein des foyers britanniques.
Le fenestron a changé la donne audio-visuelle et l’auto-dérision de l’homo britannicus ainsi que les romances du blitz et de la reconstruction de l’âge d’or sont reléguées au rang des vestiges d’un passé révolu tandis que le jeune cinéma indépendant pose ses premiers jalons filmiques. Une page se tourne définitivement. Une autre est encore à écrire.
En 1969, l’américain de naissance et l’écossais de sang que compose Mackendrick dans un mélange détonant se refuse à toute concession. Il cache ses prétentions sous le boisseau comme il dissimulerait la poussière sous le tapis. Non sans une pointe d’amertume, il se résout à jeter l’éponge et décide fortuitement, presque sur un coup de gueule ,de tirer un trait sur le passé et de se consacrer à l’enseignement cinématographique à l’institut californien des Arts.
Dépossédé de sa propre enfance, Mackendrick est en quête d’une innocence virginale comme d’un absolu
Dans Mandy, Alexander « Sandy » Mackendrick donne un coup de rétro projecteur sur sa propre enfance et questionne au fond sa culpabilité présumée dans l’éclatement de sa propre famille. Son père meurt des suites de la pandémie de la grippe espagnole de 1918. Il perd ensuite la trace de sa mère devenue couturière pour subsister et qu’il ne reverra jamais. Son cinéma semble traduire cette quête désespérée d’une innocence oblitérée : celle de l’enfance virginale et insouciante qui lui aura été volée subrepticement pour mieux dire.
Ballotté tel un corps étranger, il connaîtra une enfance contrariée autant que solitaire et son éducation sera confiée à son grand-père au sein du berceau familial écossais. A travers la jeune figure désarmante et désemparée de Mandy, sans doute Mackendrick revit-il par procuration les affres d’un isolement pesant propre à l’orphelin nomade et apatride qu’il fut par défaut.
Le monde est sourd à la surdité et demeure sans voix devant la souffrance
Harry Garland (Terence Morgan) et Christine Garland (Phyllis Calvert) forment un couple en apparence uni et sans problèmes jusqu’au jour où ils découvrent par hasard la surdité congénitale irréversible de Mandy, leur enfant de deux ans. Mandy grandit en composant avec son handicap. Les parents divergent sur les moyens de remédier à cette situation inattendue qui bouleverse leurs habitudes. Harry, le père de Mandy, adopte une attitude répressive qui souffre du syndrome de soumission à sa vieille mère possessive (Marjorie Fielding). Il tient à confiner Mandy à résidence chez ses parents et s’allouer les services d’une préceptrice qui lui inculquera la langue des signes ; lui garantissant une vie sociale pour l’avenir. Christine, la mère ne l’entend pas de cette oreille si l’on ose dire et appelle de ses vœux une solution où sa fille serait mise en situation où elle pourrait prétendre à une vie normale. C’est pourquoi elle insiste pour placer l’enfant près de Manchester dans une institution réputée pour sourds et malentendants dirigée par Dick Searle (Jack Hawkins), un spécialiste très compétent mais au caractère entier.
Ecartelée par les oppositions, Mandy vit mal cet état de faits et cristallise d’abord la brouille puis la désunion de ses parents. Les tentatives se révèlent infructueuses et l’état hystérique de frustration de l’enfant empire ; l’inhibant encore davantage dans ses efforts incommensurables pour produire un son.
Une fausse rumeur de liaison entre Searle et Christine alimentée par Ackland, l’administrateur de l’institut qui déteste le spécialiste vient sceller la discorde du couple mais le travail de sape du rééducateur finit par porter ses fruits. Après avoir ânonné des syllabes, Mandy prononce enfin son premier mot en entier qui n’ est autre que son prénom; rabibochant par contrecoup ses parents. And they lived happily ever after…
Mandy est le diminutif d’Amanda et signifie « mérite d’être aimé ». Le réalisateur lui-même porte le surnom de « Sandy » qui caractérise une personne intègre et altruiste, défenseur de l’humanité. Le parallèle demeure troublant selon une trajectoire à maints égards concordante ; à tout le moins dans sa composante enfantine.
Est-ce le fait du traumatisme de la seconde guerre mondiale ? Mais dans le contexte des années cinquante, les handicaps ,quelles qu’en soit leur degré, sont assimilés à des tares rédhibitoires et les personnes souffrant de telles infirmités mises à l’index. Le regard porté sur ces déficiences est volontiers aliénant .Il y a quelque chose de l’ordre du phénomène de foire. Et le voyeurisme qui en découle est malsain. L’inhabituel dérange.
Or le monde est sourd à la surdité. Jusqu’au cercle familial des proches qui en surprotégeant l’enfant et en l’isolant du monde extérieur ne fait qu’envenimer le constat d’échec. Mandy est un cas d’espèce, un cas d’école. Un de ces cas cliniques qui résiste à toute analyse cartésienne et qui interpelle les proches par sa rareté: un cas sur 160 000 est-il dit en substance dans ce film déroutant. Crash of silence, le titre anglais qu’on pourrait traduire par « un silence assourdissant » insiste sur ce monde du silence qui environne la jeune Mandy dès son plus jeune âge. Et la mise en scène de Mackendrick se place délibérément du point de vue subjectif de la jeune handicapée qui souffre d’une audition atrophiée.
Mackendrick émaille son film de scènes -climax qui ancrent le récit dans une mélodramatisation confortée par le noir et blanc en camaïeu du chef-opérateur Douglas Slocombe. Dans le même temps, le réalisateur se sert du très gros plan par recadrages successifs pour capturer les mimiques et les expressions faciales du point de vue de la jeune sourde-muette. Autant de scènes congruentes que ne démentiraient pas les pédopsychiatres les plus éminents pour leur adéquation aux situations. Ainsi la surdité de l’enfant est-elle prétexte à occulter la parole des adultes dans de fréquents fondus-enchaînés sonores confondants de réalisme.
Une séquence en particulier met en relief cette technique : Mandy a 6 ans et elle court rattraper son chien planté au milieu de la chaussée. Une camionnette de livraison survient qu’elle n’entend pas. Le véhicule freine, l’évitant de justesse. Le chauffeur en descend, visiblement affecté. S’instaure alors littéralement un « dialogue de sourds » où la gamine bouleversée tente vainement d’articuler une phrase tandis que le chauffeur l’enguirlande en plan subjectif sans qu’aucun mot ne sorte de sa bouche. L’utilisation du grand angle décuple la dramaturgie de la scène. De rage, l’enfant s’en prend alors au chien.
« Les enfants sont souvent de meilleurs acteurs que les adultes parce qu’ils révèlent une plus grande propension à croire dans une situation » Cette assertion d’Alexander Mackendrick (on film-making/an introduction to the craft of the director edited by Paul Cronin) trouve une lumineuse démonstration dans la personnification de Mandy Miller, son héroïne. L’enfant ne surjoue pas. Elle se prend au jeu du tournage désarmante de naturel.
Il n’est pire muet que celui qui ne veut parler
Dans Mandy, Alexander Mackendrick remue le couteau dans la plaie. Il appuie où ça fait mal. Il y a ce symptôme de la surdité de l’enfant due à une malformation congénitale qui est le révélateur au grand jour d’une surdité souterraine plus profonde bien que superficielle en apparence: celle du monde environnant qui est un monde d’exclusion, de discrimination. Si l’on se replace dans le contexte d’après-guerre des années cinquante, la déficience auditive est assimilée à une déficience mentale. Plus sourde parce qu’on en voit les effets que sur le long terme, cette déficience dénaturée de l’enfant chérie est la caisse de résonance des manquements de l’adulte qui, sclérosé dans ses conventions, cultive et entretient le malentendu à l’extrême.
Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre assène le dicton. Il n’est pire muet que celui qui ne veut parler. Car Mandy est un être hypersensible qui, si il lui manque l’expression orale, ressent et manifeste à l’extrême son ressenti. Elle a beau avoir sa langue dans sa poche, elle communique avec toute l’animalité d’un chat effarouché qui griffe, écorche pour se faire entendre et crie à l’injustice d’un état d’abasourdissement.
L’on assiste au difficile apprentissage de la parole articulée à défaut du langage. De la parole ânonnée purement itérative et imitative. Enfermée dans son isolement, Mandy refuse de se murer dans son silence.Elle s’exprime avec une passion rentrée mais véhémente et révoltée. Elle est une âme dilatée dont les seuls recours sont dérisoires face à un monde fait d’incompréhension. Son silence est assourdissant. Et Mackendrick le montre avec une éloquence syntaxique qui s’affranchit commodément de la parole. Le moins-disant devient le mieux-disant. C’est bien connu : le silence est d’or et n’en est que plus parlant.
Mandy : mainate désenchanté et poupée vivante privée du don de la parole
Tiraillée à hue et à dia au gré des humeurs parentales et de leurs dissensions, Mandy est prise en étau et en otage de son infirmité. Esseulée dans l’immense demeure victorienne des grands-parents, elle se retrouve dans une prison dorée peuplée de vestibules au style fleuri , de mansardes aux jouets et de pièces coquettes et comme il faut. Dans cette cage dorée, Mandy apparaît comme un mainate désenchanté frappé d’aphonie, une poupée vivante à qui il manquera toujours désespérément le don de la parole agissante. Dans le jardin de la demeure qui préfigure un lieu bombardé, elle ronge son frein en regardant les enfants normaux folâtrer à leurs jeux à travers la brèche du grillage.Le réalisateur intériorise les affres de l’enfant à travers sa mise en scène subjective et la montre, butée, en lutte permanente avec un environnement hostile qui lui arrache des pleurs puis des cris stridents. On n’est pas prêts d’oublier cette scène où les parents participant de sa guérison casse allègrement vaisselle sur vaisselle pour l’entendre produire ces sons salutaires.
Les sons sortent de sa bouche sans qu’elle parvienne à les percevoir . Les mots s’étranglent avant même leur énonciation. Mackendrick intériorise ce combat quotidien pour arracher la parole au silence . Mandy est en rébellion permanente et tous ses sens sauf un sont en ébullition. Les sourds ont une voix qui leur est distincte et particulière : toute la difficulté réside dans le fait de produire un son qu’ils n’entendront pas et donc de prétendre maîtriser ces sons dissociés de l’audition.Les sentiments sont hypertrophiés par le manque du sens de l’ouïe. Ce que Mandy ne parvient pas à exprimer par une carence physiologique,elle le fait remonter depuis le tréfonds de son être profond.
La fin de Mandy est ici un (re)commencement. C’est le grand-père féru du jeu d’échecs qui réconcilie le couple temporairement désuni en rapportant le miracle de la parole articulée de Mandy. C’est aussi à son grand-père qu’échoit par défaut la charge d’éduquer le jeune « Sandy » (Mackendrick). Etant parvenue à prononcer son nom, Mandy est à présent sociable et peut désormais se mêler aux jeux des enfants dits normaux . Dans un mouvement surplombant de dolly et un seul plan final de recomposition, le cinéaste enchâsse le jardin des grands-parents qui conserve les stigmates des bombardements de la blitzkrieg, le couple reformé et réformé et les enfants jouant sous leur regard protecteur.