Making of

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Avec ce huitième long-métrage, Nouri Bouzid raconte la tragédie de l’enrôlement d’un jeune tunisien par des islamistes. Quelques longueurs ne gâchent pas une démonstration forte.

Dans son dernier film, Nouri Bouzid nous montre les secrets de fabrication d’un kamikaze. Tunis est le théâtre de la tragédie. Son jeune héros, Batha, est confronté au chômage, cancer qui touche massivement une jeunesse pléthorique dans les pays du Maghreb.

Dans un premier temps, le cinéaste tunisien met en scène les ressorts du drame. Batha a une passion : le break dance. Il y excelle. Mais il faut se cacher pour danser. Nouri Bouzid filme des démonstrations de break dans un garage. La police survient, interrompt la fête et arrête les impétrants. Avec cette scène, fondatrice pour la suite du film, Bouzid montre que malgré la liberté de mœurs dont se targue un pays comme la Tunisie, le pouvoir policier, souvent arbitraire, n’est jamais loin. Quoi de plus facile pour les sbires de la police que de brimer la jeunesse et briser son élan ? Cette intervention martiale est la première cassure pour notre héros. La danse étant le fil fragile qui fonde son identité, cette dernière se voit logiquement  menacée, s’il ne peut plus exercer son art.

Second élément fondateur du drame : l’évolution de la condition féminine. Notre jeune héros ne manque pas de femmes : il a une mère aimante et une petite amie. Pourtant, le deuxième coup de boutoir dans le délicat équilibre du jeune homme va venir de cette dernière, lorsqu’elle le renvoie à ses chères études (qu’il ne suit pas), lui demande s’il cherche du travail et finit par le larguer sur un quai de gare d’un « casse toi, tu n’as pas pigé ? » . Stratégie de la belle ? sûrement. Mais le coup va être rude. Avec cette scène, Bouzid démontre avec violence le traumatisme que peuvent subir les jeunes hommes de ces pays confrontés aux mentalités occidentalisées de leur petites amies. Il faut comprendre l’outrage que cela peut représenter pour les hommes : des millénaires de tradition bousculés en une génération. Ces hommes ont connu leur mère confinée au foyer, la majorité portant le voile traditionnel. Soudain, en quelques années, les filles vont à l’université, portent des jeans, gagnent leur vie (certaines même très bien) et envoient promener leurs copains… C’est une révolution sociologique extrêmement brutale, dont les répercussions dans les consciences peuvent avoir des conséquences catastrophiques.

Perdu et rejeté, Batha devient une proie de plus en plus mûre pour les fondamentalistes tapis dans l’ombre. Ils observent la perdition du jeune homme et le cueillent quand il est mûr. Dans la deuxième partie du film, Bouzid s’attache à filmer le processus de prise en charge et de manipulation d’un jeune par les islamistes. C’est une heure très intense qui fait tout l’intérêt du film. Un homme d’âge mûr le prend sous son aile, l’héberge, le nourrit, lui donne de l’argent et lui apprend un métier. Point de violence mais la mise en place d’un dialogue entre un maître et son élève. Une maïeutique pas socratique du tout. C’est la stratégie de l’entonnoir bien rôdée qui a fait ses preuves. Petit à petit, le héros se transforme, revêt l’habit de martyre que l’on veut lui faire porter. S’il lui arrive de résister à l’enseignement de son maître, contester son destin de bombe humaine, de revenir à la vie en affirmant qu’il est un danseur, ce n’est que pour mieux retomber dans le piège dialectique et les étapes qui l’accompagnent : la purification du corps, la pratique de la religion.

À plusieurs reprises, le film s’arrête pour laisser place au film du film : le making of. Lotfi Abdelli (Batha) veut quitter le tournage, se croit manipulé par le metteur en scène, pense que son rôle conspire contre l’Islam, contre ses racines. Cette révolte est l’occasion pour Bouzid d’expliquer une seconde fois ce qu’il veut dire, d’asséner que son propos consiste en un message universel contre la violence, d’où quelle vienne ; que ce n’est que l’avis d’un homme et en aucun cas d’un parti, un mouvement, un camp ou une autre religion. Artifice de scénario ou non, feinte ou pas, le procédé du Making of est dans tous les cas réussi, permettant d’instaurer un dialogue à rebours de celui du maître et de l’élève dans la fiction. Une des ultimes séquences montre la réclusion du nouveau fanatique. Affamé, il devient dingue, tel un fauve de la Rome antique avant son entrée dans l’arène. Bouzid file la métaphore jusqu’à ce plan filmant le couloir au raz du sol, à l’issue duquel se dévoile une trappe qu’il suffisait de lever pour libérer les bêtes sauvages. Efficacité redoutable.

Bouzid traite donc un thème complexe, celui de l’embrigadement par les islamistes d’une jeunesse maghrébine déboussolée, et le fait avec d’autant plus de courage que c’est de son propre pays qu’il parle, montrant avec talent l’extrême fragilité d’un jeune garçon en perdition, pris en tenaille entre les feux de la modernité qui vient d’éclore et le poids de la tradition.

Making of est à rapprocher de Paradise Now du Palestinien Hany Abu Assad (2005) qui relatait la préparation de deux volontaires pour un attentat suicide à Tel Aviv. Là où Abu-Assad montrait les dernières heures précédant l’attentat, Bouzid décrit les méthodes d’embrigadement et le basculement de la victime. Là où le film tunisien aura une allure très enjouée, bavarde, le film palestinien a un style plus austère. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, doit être salué le courage des cinéastes d ‘évoquer des sujets si délicats et complexes, sachant qu’ils pourraient par la suite être facilement pris pour cible par ces mêmes terroristes, en leur qualité d’« intellectuels ».

Titre original : Making Of

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Durée : 120 mn


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