Stanley (Colin Firth) fait profession d’illusionniste. Il se grime en vieux sorcier chinois, fait disparaître des éléphants, mais l’homme qui se cache derrière ces mises en scène est en réalité un rationaliste viscéralement hostile à toute idée de surnaturel. On devine dans cet artiste sceptique, désabusé, égocentrique, une projection de Woody Allen lui-même, auquel Colin Firth emprunte certaines mimiques et le débit de parole, quitte à paraître parfois bridé par les balises posées par le réalisateur. C’est d’ailleurs tout le problème de Magic in the Moonlight, le 48e (pas moins !) long métrage de Woody Allen, qui se contente souvent de recycler de vieilles recettes. Pourtant, le premier tiers du film est assez grisant, qui nous introduit dans les villas luxueuses de la Côte d’Azur des années 1920, cette French Riviera à laquelle Allen parvient à conférer, au détour de fêtes nocturnes et de promenades crépusculaires, des accents fitzgéraldiens. On regrette d’autant plus que l’imagerie reste au final très convenue, et la mise en scène routinière. Heureusement émerge une idée de scénario aussi belle que simple, qui passe à deux doigts d’être vertigineuse et qui consiste à confronter le magicien cynique à une sorte de double inversé de lui-même, jeune medium ou prétendue telle, Sophie (Emma Stone), accueillie avec ferveur par une riche famille persuadée de son don de voyance. Mise en scène ? Supercherie ? Toujours est-il que face à Sophie, Stanley en arrive peu à peu à envisager l’hypothèse d’un miraculeux réenchantement du monde, comme si c’était l’attente de toute sa vie – attente jusque-là niée car peut-être frustrée d’avoir été traversée de tant de vains espoirs. Et le vieux bougon de se laisser subjuguer par la jeune femme, jusqu’à ce que la vérité éclate au grand jour et que l’amour – seul vrai miracle de l’univers, susurre le film – vienne s’en mêler.
D’un sujet passionnant, qui interroge les parts de rationnel et d’irrationnel qui s’entremêlent en chacun, le pouvoir de la croyance, les sortilèges de la mise en scène – et partant, du cinéma -, Woody Allen tire un film certes divertissant mais paresseux, voire exsangue sur sa dernière ligne droite. Difficile de croire à cette histoire d’amour qui prend forme de manière prévisible et désincarnée, tant les personnages sont d’abord des stéréotypes du propre cinéma d’Allen. Ainsi, sans être ennuyeux ni franchement raté, Magic In the Moonlight s’inscrit dans une veine mineure de l’œuvre du cinéaste, celle des hommages surannés et nostalgiques à un âge d’or fantasmé du cinéma, une veine où s’illustrait avec plus de bonheur, par exemple, Le Sortilège du scorpion de jade (2001), et dont on retient le charme et la drôlerie des personnages, la richesse acerbe des dialogues, la sobriété délibérée et un rien rigide de la mise en scène, et la pudibonderie totale des images. A vrai dire, Magic in the Moonlight fait penser à une honnête comédie hollywoodienne des années 1930 bizarrement grimée en film contemporain, travestissement grossier qui repose autant sur la fluidité des mouvements de caméra que sur le choix d’une palette de couleurs ripolinées, passées au tamis d’un filtre crépusculaire – il faut à ce titre saluer la photographie du franco-iranien Darius Khondji (rappelons au passage qu’Allen a toujours su s’entourer des meilleurs chefs-opérateurs : Gordon Willis, Sven Nyqvist, Carlo DiPalma, etc.).
La vision de ce film mineur alimente la sensation qu’il y a au fond quelque chose de mortifère dans le cinéma de Woody Allen. Cet admirateur fervent de Federico Fellini et Ingmar Bergman semble le premier conscient d’être davantage une sorte d’écrivain de l’écran – à la fois brillant dialoguiste et dramaturge habile – qu’un metteur en scène de l’envergure de ses modèles, capables d’insuffler leur vision du monde dans le moindre plan de leurs films. Le cinéaste américain sait à quel point il peine pour sa part à dépasser le stade de la macération verbeuse et artificielle – drôle ou pas – face à la noirceur de la vie. De ce complexe d’Allen découle un ruminement triste qui se répand comme une traînée dans nombre de ses films. Seul antidote trouvé pour contrebalancer ce tropisme : continuer inlassablement à creuser le filon des comédies légères. Est-ce parce qu’il se met ainsi à l’abri de telles confrontations exogènes, toujours est-il qu’Allen n’apparaît jamais plus à son aise que dans un entre-soi peuplé de situations cocasses et de répliques caustiques. Un petit monde clos et frelaté où il baigne au milieu de doubles masculins ou féminins, à travers lesquels il se complaît à s’admirer, se haïr, s’aimer, s’humilier, s’exhiber, se moquer de lui comme des autres, en tout cas toujours à se mettre au centre des regards (peu importe qu’Allen interprète lui-même le rôle central ou pas). Cette incapacité à sortir de soi fonde l’incontestable force comique aussi bien que les limites flagrantes de la plus grande partie de son cinéma – d’où son caractère circonscrit et finalement rassurant, presque pantouflard sous les névroses.
Mais au fond c’est peut-être sa rencontre avec l’altérité d’autres univers cinématographiques qui a donné lieu aux films les plus stimulants d’Allen. Certains de ceux-ci ont beau être bancals sous leur ambition – tels Intérieurs (1978) et Stardust Memories (1980), où s’étendent respectivement les ombres castratrices de Bergman et Fellini -, d’autres constituent au contraire ses plus belles réussites, dans l’exacte mesure où leur mise en scène se construit autour d’une faille, dialectise harmonieusement l’entre-soi et les influences extérieures, et met ainsi en perspective et en abyme le propre cinéma d’Allen. C’est ce poignant dosage qui nourrit les fleurons de sa filmographie, notamment Zelig (1983), Crimes et Délits (1989) ou ce bel hommage mélancolique qu’est La Rose pourpre du Caire (1985). Mis en regard de ce dernier, Magic in the Moonlight fait irrésistiblement penser à la comédie romantique aussi légère que surannée que Cecilia (Mia Farrow) va voir en boucle pour fuir son quotidien. Le spectateur du dernier film d’Allen aimerait bien que comme la jeune Cecilia, le réalisateur perce lui aussi l’écran, fasse communiquer l’intérieur et l’extérieur, dynamite l’ordre mortifère et insuffle de la vie, de l’émotion au divertissement formaté. Un tel miracle ne s’est pas renouvelé cette fois-ci, mais qui sait, le prolixe New-Yorkais n’a peut-être pas encore épuisé tous ses tours. L’avenir nous le dira. Rendez-vous dans un an !