A celui de génocide, l’auteure préfère l’utilisation du terme « catastrophe ». Par celui-ci, elle entend désigner la « césure anthropologique » (p 245) attachée au fait historique, son revers, son boulet, le caractère fondamentalement insaisissable de « la volonté génocidaire de séparer l’humanité d’elle-même » (p 14). L’enjeu est alors, par la description des stratégies mises en œuvre dans les films choisis, de faire ressortir ce qu’ils partagent, ce par quoi ils sont travaillés et qu’elle nomme « poétique de la Catastrophe » (p 247) : la démonstration par la mise en scène et le montage de cet impensable. Le rappel d’une faillite du regard (exemple emblématique retranscrit dans Images du monde et inscription de la guerre des photos aériennes du camp d’Auschwitz prises en 1944, dont les analystes militaires manquèrent l’identification, ne voyant que les installations industrielles et logistiques alentours). L’événement catastrophique y apparaît alors comme une sorte de trou noir. Mais autour de celui-ci, quelque chose semble pouvoir se renouer. Rejouant l’impossibilité de voir au présent, les films analysés parviennent à jouer leur rôle de machines à penser et à faire penser. Montages d’archives (Resnais, Farocki), enquêtes documentaires (Lanzmann, Rithy Panh) ou bien fictions (Egoyan), ils se font les témoins (l’auteure les nomme « films-témoins ») de l’existence de cet irréparable constitué par l’événement catastrophique.
S’appuyant sur une somme de références esthétiques, philosophiques et historiques, Sylvie Rollet compose une synthèse qui conduit le cinéma sur le terrain d’une pensée politique. Elle place ainsi au centre de sa réflexion la question de l’exercice du jugement face aux constantes relances de ces images qui, plutôt que de prétendre définir l’événement, poussent à l’imaginer. Nuit et brouillard s’achevait sur une très belle phrase de Jean Cayrol qu’il n’est jamais inutile de rappeler : « Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
Tout autant préoccupés du passé que de leur présent, les films analysés vont et viennent entre l’un et l’autre, jouant avec le désir de sens du spectateur pour tenter de repenser un monde commun. Ce passionnant essai dessine également les contours d’une cinématographie exigeante, hétérogène, disparate, engagée dans un rapport à l’histoire loin des fétiches et des lieux communs, impliquée dans son temps (voir l’impact du film de Rithy Panh, qui organise la confrontation entre bourreaux et victimes de S21 là où le non-dit régnait), guidée par une ambition pédagogique et porteuse d’un souffle bienfaisant.
Une éthique du regard, Sylvie Rollet, Editions Hermann, collection « Fictions pensantes », 276 pages