Livre : « Un Troisième Visage », autobiographie de Samuel Fuller

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Parution d´une traduction française des mémoires de Samuel Fuller.

Samuel Fuller écrivait comme il faisait des films. Son style direct, étrangement équilibré entre un côté coup de poing plein de petites trouvailles (on se souvient de l’ouverture de Verboten ! – 1958, avec ses coups de fusil reprenant le tempo des premières notes de la « Cinquième Symphonie » de Beethoven) sachant également s’aménager quelques moments de lyrisme, une ironie certaine face au tragique (celui de la guerre), une volonté systématique de se situer à contre-courant et une tendance à la vulgarité dans le ton parfaitement assumée et souvent très drôle, traverse dans cette œuvre ultime en soixante chapitres et quelque 650 pages une bonne part du XXème siècle (Fuller est né en 1911 et mort en 1997).

Les familiers de l’Œuvre et du personnage y retrouveront certes beaucoup de ce qui apparaissait déjà dans les entretiens réalisés par Jean Narboni et Noël Simsolo (1)… mais la répétition est aussi l’un des charmes du travail de Fuller, hanté par quelques motifs narratifs et visuels trouvant leur origine dans le ressassement d’expériences traumatisantes. Les autres auront la chance de s’imprégner pour la première fois d’un verbe formé à l’école du journalisme criminel, dans le New York de la fin des années 20. Un verbe qui se plaît à jouer de ruptures de ton, qui fait parfois violence au lecteur tout en s’amusant d’anecdotes invraisemblables (p. 474 : l’utilisation de figurants nains dans Shock Corridor – 1963, pour contribuer à accentuer la sensation de profondeur dans l’image…). Un verbe qui cultive, quoi qu’il en dise, une certaine ambiguïté, entre sensationnalisme, jeu décontracté avec les stéréotypes (p. 599 : « Kaurismäki buvait énormément de vodka glacée, comme la plupart des Finlandais ») et une sincère obsession pour la vérité qui trouverait son origine dans une anecdote enfantine.

Fuller le répète un nombre incalculable de fois dans ces pages : son grand plaisir fut avant tout de raconter des histoires. Mais pas n’importe lesquelles : celles dont il savait qu’il était le mieux placé pour le faire, parce qu’il les avait vécues, parce qu’elles traitaient d’un milieu qu’il connaissait parfaitement bien. Celles qu’il inventait (polars, westerns) en reprenaient certaines situations, émotions, anecdotes. Elles imposèrent des personnages – le sergent interprété par Gene Evans dans J’ai vécu l’enfer de Corée (1950) et Baïonnettes au canon (1951), le pickpocket de Pick Up on South Street (1953), le soldat sudiste du Jugement des flèches (1957) – loin des canons hollywoodiens, des personnages désabusés, sans idéaux, parfois violents, souvent pris dans des situations absurdes (la guerre, toujours), guidés par le seul désir de survivre. Fuller raconte alors ses difficultés pour financer ses films, ses démêlés avec différents producteurs, avec la critique, la censure, le Congrès américain (une commission l’a sérieusement accusé de dissimuler des messages contenant des secrets d’Etat à l’intention de l’Union soviétique dans un de ses films, via l’utilisation de certains noms propres). Il raconte également la conduite des projets qui lui tinrent le plus à cœur : Violences à Park Row, sur le monde du journalisme new-yorkais tel qu’il l’a connu dans les années 20-30, et The Big Red One qui retrace les différentes campagnes menées par son unité au cours de la Seconde Guerre Mondiale, d’Afrique du Nord jusqu’en Tchécoslovaquie, en passant par les plages de Normandie, et la libération du camp de concentration de Falkenau. Le livre fourmille ainsi de petites scènes de négociation où Fuller doit donner le change, exaltant avec la manière excessive qu’on lui connaît l’originalité de son histoire. Des échanges souvent très drôles qui répètent les coups de bluff de sa jeunesse face aux grands pontes du journalisme et qui sont là pour nous convaincre que la vie du vieux Sam aura beaucoup ressemblé à ses films, et inversement.

Le fil de ces soixante chapitres déroule également une liste de projets avortés ou qui lui furent retirés, sur lesquels il revient avec un soupçon d’amertume perceptible mais pas toujours avouée (qui lui fait envoyer quelques insultes en direction de deux ou trois producteurs). Parmi ceux-ci, l’étrange aventure Tigrero, qui conduisit Fuller à vivre plusieurs semaines au sein d’une tribu brésilienne en pleine forêt amazonienne, et le retour au sein de cette même population opéré en 1993 en compagnie de Jim Jarmush et Mika Käurismaki, pour le tournage d’un documentaire (Tigrero, A Film That Was Never Made). Au travers de ses différentes expériences, retraçant ces lignes de vie (journaliste, écrivain, soldat) qui ont finalement toutes convergé en direction du cinéma – qui les a toutes intégrées et transcrites en images, situations, personnages, ou même émotions –, Fuller raconte avant tout comment il s’est inventé auteur de films. La genèse de chaque projet reproduit la même opération : la naissance d’un désir qui vient l’habiter, l’obséder même, et sa conversion (ou son échec). Le tout entrecoupé de quelques moments de pause, au cours desquels il revient sur ses amitiés et sa vie familiale. Glosant finalement assez peu sur les dessous de Hollywood, il parle avant tout, avec un enthousiasme qui ne retombe jamais, de la naissance d’images fabuleuses, celles de The Naked Kiss ou de White Dog, de La Maison de bambou et de Quarante tueurs. Des images qui ne lâchent plus celui qui accepte de s’y laisser prendre. « Les films de Fuller sont convulsifs, violents. Comme la vie, lorsqu’elle est vécue avec pure passion, » annonce Martin Scorsese en préface. Il est indispensable, urgent même, de les voir et de les revoir.
 

Verboten ! / Ordres secrets aux espions nazis (1958)

 

1 Il était une fois Samuel Fuller, entretiens réalisés par Jean Narboni et Noël Simsolo, Paris, Editions de l’Etoile, Cahiers du cinéma, 1986, 352 pages

Un Troisième Visage de Samuel Fuller, Editions Allia (688 pages)

 


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